lundi 1er janvier 2024

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Sous l’écorce de la conscience

avec le peintre Yin Qi

, Jean-Christophe Nourisson

Si la peinture figurative se détachait de toute forme d’objectivité visuelle, pour s’approcher au plus près d’une subjectivité ouvrant à la sensation et à l’écoute intérieure, nous assisterions à de surprenantes recombinaisons psychiques. Ce serait une attention aux vibrations du monde en interaction avec son propre souffle-esprit, qui serait en capacité de surmonter la schize corps-esprit d’un homme prétendument maître du temps et de l’espace.

Prototype of Emotion 8.
Oil on Canvas 200 x 140 cm. 2023

Alchimie et Symbiocène [1]

Yin Qi fait le pari d’une poétique picturale qui chemine entre les deux profondeurs de la peinture classique chinoise et de l’art le plus contemporain.
Les tableaux nommés « Prototype d’émotion » présentent d’énormes figures, des arbres-monde aux franches couleurs, qui se détachent du fond. L’espace de chaque tableau s’affirme par la présence colorée et matériologique d’une peinture épaisse. Les formes axées et faussement symétriques s’organisent selon une composition verticale. De légers modelés, presque sans ombres portées, déréalisent les figures. Elles semblent posées sur un sol qui vient couper la partie inférieure du fond. D’autres fois, elles flottent dans l’espace ou bien repose sur le bord du tableau. La ligne de partage entre terrestre et céleste, instable d’un tableau à l’autre, nous invite à ajuster notre verticalité en présence de chacune des œuvres. Le lieu du tableau n’est pas celui d’une représentation mais bien le lieu d’une expérience sensible qui mobilise tous les sens. En reprenant la belle formule du livre de Paul Claudel sur la peinture hollandaise L’œil écoute [2], François Jullien nous rappelle que la pensée chinoise nous apprend à écouter, ni avec l’oreille, ni avec l’esprit mais avec le souffle énergie. [3]

Prototype of Emotion.
Oil on Canvas 200 x 140 cm. 2023.

Ces peintures imaginatives se construisent dans l’alchimie de la sensation intérieure et du geste pictural. Le peintre accompagne le mouvement intérieur du vivant. Accrochés sur un sol de peinture, les troncs, branches, houppiers, pistils s’élèvent en abstractions. Ils sont à la fois, coupé de toute forme de réalisme et profondément accordés aux résonances vibratoires du vivant. Arbre, fleur, pistil et étamines semblent surgir d’un monde végétal primitif, d’un monde d’avant l’apparition des premiers primates. Entre l’intemporalité de la sensation et l’écoute d’une nature première, le peintre nous rappelle à l’autopoïèse et à la symbiose permanente des organismes vivants. Il n’est pas fortuit de rappeler ici, que 95 % des plantes terrestres aient aujourd’hui des champignons symbiotiques dans leurs racines, appelés mycorhizes et que 15 000 à 30 000 bactéries différentes vivent dans le corps humain.

L’apparition des macro biomolécules de lignine, voilà 380 millions d’années, est la condition nécessaire à l’élévation des plantes. C’est probablement à cette toute première architecture à laquelle le peintre fait écho. Cette intuition du symbiotique, longtemps restée indémontrable, peut être rapporté au développement récent de la biologie telle que Lynn Margulis l’exposa dans son magistral ouvrage Microcosmos publié en 1986. En effet, la scientifique nous raconte l’histoire des coopérations microbiennes nécessaires à l’apparition de nouvelles combinaisons. Ainsi en se servant de l’oxygène atmosphérique (ce vieux résidu des cyanobactéries), les premières plantes ont créé un matériau pour les membranes cellulaires : la lignine, qui combinée à la cellulose donne leur force et leur flexibilité aux arbustes et aux arbres [4].

Soul Mountain.
Oil on Canvas 230 x 360 cm. 2021-2023.

Ce serait sous un clair de lune ou d’une froide journée d’hiver, en présence de la croissance organique et symbiotique d’un paysage en mouvement. Espace et temps du vivant chahutés et ramassés en un tableau.

« Dans les brumes et les miasmes qui obscurcissent notre fin de millénaire, la question de la subjectivité revient désormais comme un leitmotiv. Pas plus que l’air et l’eau, elle n’est une donnée naturelle. Comment la produire, la capter, l’enrichir, la réinventer en permanence de façon à la rendre compatible avec des Univers de valeur mutants ? Comment travailler à sa libération, c’est-à-dire à sa re-singularisation ? [5] »

As if in the mountains
Oil on canvas, 2020, 230 x 280 cm

Peut-être fallait-il en passer par la chaosmose ? C’est ainsi que nous pourrions approcher les grands tableaux : Alchimie - Vous êtes la montagne - Si la nature détenait l’émotion. Une ligne horizontale sépare le terrestre d’une surface laiteuse en guise de ciel. Des paysages en camaïeu d’ocre et de gris composés d’un amas bourgeonnant de minéral et de végétal. Les gros troncs dont on ne voit que la partie inférieure s’échappent du tableau et évoquent un hors champ. On passe du très près, au très loin, à l’intérieur même du tableau, lorsque l’œil circule d’une forme à l’autre dans une représentation hors mesure. Le spectateur est invité à décentrer son regard, à se détacher de la visée. Arbre, montagne ou rocher se rapprochent ou s’éloignent sans aucun ordre d’étagement perspectif. Un minuscule skieur sans visage atteste de l’immensité du morceau.

Cette solidité de peinture, profondément animée, où les blocs s’entrechoquent en chaos rocailleux et buissons secs, fait résonner la notion de « zone critique » telle que défini par Bruno Latour : La Zone critique est un terme utilisé par le réseau des chercheurs qui renouvellent la question du territoire en équipant des portions de sol depuis le haut de la canopée jusqu’aux roches mères de façon à faire travailler ensemble de nombreuses disciplines qui s’ignoraient quelque peu avant. Ce terrain d’étude est l’occasion d’une prise sur les questions de l’Anthropocène et du Nouveau Régime climatique. [6] Mais là, où la représentation schématique et descriptive des équipes de Latour permet de visualiser les différentes interactions et dynamiques entre vivant et non vivant, l’art de Yin Qi ne fige pas en figures conventionnelles sous la forme de schémas, diagrammes, tableaux, cartes ou dispositifs d’énonciations, la mobilisation infinie des négociations microbiennes. L’artiste nous fait percevoir en régime sensible les rumeurs du biote. En ce sens, il nous rappelle au commentaire de Huang Tingjian (1045-1105) à propos du peintre Su Shi (1036-1101) : C’est parce qu’il avait en son sein collines et ravins qu’il a pu ainsi réaliser ce vieil arbre tordu sous le vent et le givre. [7] On comprend que l’homologie naturaliste est défaillante. La singularité et la bizarrerie des scènes s’autonomisent en peinture et il est vain d’en chercher un équivalent « d’arrêt sur image » parce que la saisie picturale est celle des forces, mouvements, échanges propres à ce qui, de la nature, survit en surface mondaine. Nous sommes en présence des négociations dynamiques d’entités coopérantes que la peinture fait sentir.

Ce qui anime les œuvres fait écho au titre de l’exposition « Alchimie ». En Chine comme ailleurs, l’alchimie se définit par une double croyance, dans la transmutation des métaux en or et dans la capacité des opérations à sauver l’humanité, la valeur sétoriologique. En tant que discipline, elle s’appuie sur les principes : cosmologiques, les mythes (l’élixir d’immortalité et les immortels) ; les techniques sont à la fois celle d’un training psychomoteur et d’une manipulation des substances à la recherche d’un prolongement de la vie, d’une béatitude et d’une spontanéité spirituelle [8]. Comme nous le rappelle Yin qi, ces peintures proposent un usage métaphorique de l’alchimie, un parcours sensoriel dans le langage de la peinture au service de la conscience humaine. L’attrait pour les spiritualités autres, fut et demeure un pôle d’attraction pour de nombreux artistes. Comme Yves Klein ou Joseph Beuys, l’intérêt pour les mythologies et techniques du corps ancestrales visaient à ouvrir les contemporains à de nouvelles fenêtres de conscience. Les outils du chamanisme pour Beuys et ceux de la transmutation alchimique chez Yves Klein fondaient l’opérativité artistique. La sympathie des artistes à l’égard de l’ésotérisme chemine le long d’une longue voie tracée au fil de l’histoire de l’art. L’artiste fait appel à des procédures irrationnelles. Cette écoute particulière du monde, proprement hors langage, exige de l’artiste une attention soutenue à ses propres mouvements intérieur en interaction avec son milieu.

If nature has emotions — The White Bull.
Oil on Canvas 230 x 300 cm, 2021-2023.

À l’écoute de l’infra-sensible enfoui sous l’écorce de la conscience, l’artiste, au terme d’une longue exploration en alchimie de peinture, nous ramène au sol d’un monde toujours partiellement objectivable. Il n’y a plus qu’un cil entre les premiers alchimistes et la chimie prébiotique, chacun poursuivant le rêve secret d’une révélation. Il est heureux que ce soit la science elle-même qui vienne confirmer aujourd’hui les modalités émotionnelles du terrestre. Cette attention nouvelle au « substrat émotionnel [9] » partagé par tous les organismes (Carl Jung) ou à « l’hypothèse Gaïa » (James Lovelock) [10], devrait nous conduire à regarder les tableaux du peintre avec la plus grande attention.

Si le parcours d’une goutte d’eau demeure inconnu, l’hypothèse des puissances du vivant qui dépasse l’entendement reste valide. Ce serait donc avec une grande humilité que nous accueillerons ces peintures dépaysantes témoignant, d’arbres cris, de chaos picturaux, du tremblement vital. L’art fluide et respirant de Yin Qi nous relie aux émotions d’une Terre que nous devrons réapprendre à ressentir et percevoir.

Notes

[1Glenn Albrecht, Glenn Albrecht, Les émotions de la Terre : des nouveaux mots pour un nouveau monde, Les Liens qui libèrent, 2020.
Le concept de Symbiocène est proposé par Glenn Albrecht, il décrit une ère de l’histoire de la terre basée sur la symbiose, succédant à l’anthropocène. Au Symbiocène, l’empreinte des humains sur terre sera réduite au minimum. Toutes les activités humaines seront intégrées dans les systèmes vitaux et ne laisseront pas de traces.

[2Francois Jullien, L’œil écoute. Conférence à la Bibliothèque nationale de France, 30 mars 2021. https://www.youtube.com/watch?v=ZpWDFuLfV28&t=13s

[3Paul Claudel, L’œil écoute, éd. Gallimard 1946.

[4Lynn Margulis & Doris Sagan, Microcosmos : Four Billion Years of Evolution from Our Microbian Ancestor, ed. Summit Books, a division of Simon & Shuster, Inc., New York, 1986.

[5Félix Guattari, Chaosmose. ed. Galilé, 1992.

[6Bruno Latour, Les zones critiques et la redéfinition de la notion de territoire. http://www.bruno-latour.fr/node/650.html

[7Yolaine Escande, La culture du Shanshui. ed. Hermann, 2005. p.150.

[8Mircea Eliade, Forgerons et alchimistes, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1995 (1ʳᵉ éd. 1956), 214 p.6.

[9Carl Gustav Jung Métamorphoses de l’âme et ses symboles. ed. Livre de poche, 1996. 1ᵉʳ éd 1912.

[10James Lovelock, Gaia : A New Look at Life on Earth. 1ᵉʳ éd. Oxford University Press, 1979. Trad. française. La terre est un être vivant, l’hypothèse Gaïa. Paris, Flammarion, coll. Champs, 1993.

Voir en ligne : 站台中国

Platform China Contemporary Art Institute ouvre l’exposition personnelle de Yin Qi « Alchimie », à l’espace A le 9 décembre, présentant ses nouvelles œuvres des deux dernières années. L’exposition, commentée par Jean-Christophe Nourrisson, se déroulera jusqu’au 15 janvier 2024.

Exposition du 9/12/2023 au 15/01/2024
Platform China, D07 798 Main Street, Jiuxianqiao Road, Chaoyang District, Beijing. Exhibition space A.

Image d’ouverture : Alchimie. Oil on Canvas, 280 x 460 cm. 2021-2023.

Vue de l’exposition
Vue de l’exposition
Vue de l’exposition