dimanche 28 mai 2023

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Sans le désir du psychanalyste je ne suis rien

La dernière séance

, Nicole Sottiaux

Cette séance du 3 juin était donc la pénultième de mon analyse qui tenait en son suspens cette dernière.
– On prendra un autre rendez-vous ! chuchotait-t-il avec difficulté dans son message, d’une manière ou d’une autre, à bientôt !
Je ne l’ai pas revu.

Pour l’engager, je me réfèrerai à un paragraphe du chapitre « Du désirable au désirant », dans L’Inconscient à demi-mot de Moustapha Safouan et Sylvain Frérot [1]. Le livre est sorti de presse en janvier 2020, je ne l’ai trouvé en librairie qu’au mois d’août. Je circulais au rythme des autorisations covid. C’était peu après ma dernière séance avec M. Safouan, le 3 juin 2020 et après qu’il m’ait téléphoné le 12 juin pour s’excuser de ne pouvoir me recevoir comme nous en avions convenu, épuisé qu’il était, disait-il dans son message téléphonique, par une fatigue JAMAIS jusqu’alors éprouvée. Il avait souhaité que nous accrochions au mur de la petite pièce d’attente, à un endroit choisi lors de la précédente séance, un petit tableau que je lui avais donné quelques années auparavant.

Cette séance du 3 juin était donc la pénultième de mon analyse qui tenait en son suspens cette dernière.

– On prendra un autre rendez-vous ! chuchotait-t-il avec difficulté dans son message, d’une manière ou d’une autre, à bientôt !

Je ne l’ai pas revu.

Construction 3
huile sur toile, 50 x 50 cm, XII 2012, Collection privée Istanbul.

*

Moi ce que je désire, c’est désirer

« Alors, il s’agit de faire cette différence entre un désirant sur fond de désirable et un désirant détaché d’un tel fond. Et évidemment, il est aussi certain que s’il y a quelque chose qui s’appelle désir d’analyste, ça ne peut être que dans le registre détaché du désirable [2]. »

Sans doute est-ce un savoir insu qu’il y a différents ordres de désirs, dès lors de jouissances, qui m’a conduite, il y a longtemps, à vouloir devenir analysante. Un os à ronger pour le sens.

– Çà c’est pour moi ! me suis-je dit ce jour-là. Un jour, ça sera ma vie ! Ma vie sera la psychanalyse. C’est tombé comme une foudre chuchotante. La certitude de Çà, d’un désir dont il s’agirait là-bas et dont je ne connaissais rien, croyais-je. Tout cela qui depuis n’a pas fléchi d’un iota.

J’avais vingt-ans alors lorsqu’un ami, amené dans la corbeille de mariage par ma belle-famille russe juive, jeune psychanalyste, nous racontait, entre autres, sa pratique du rêve éveillé. Ma vie serait une psychanalyse c’est sûr et j’y vaquerais comme dans un « rêve éveillé » ! C’était à la fin des années 50, dans ma province universitaire de Belgique. Je terminais mes études et je me mariais. Je ne savais pas que j’épousais (m’identifiais) en doublon le désir qui émanait des récits ravissants de l’ami de la corbeille de mariage. Je ne savais pas non plus qu’en épousant Ge…, j’épousais Al…Ni…Ge…Ensemble : ANGE, le signifiant. C’est le nom de code que s’était donné la famille au moment où parents et fils de huit ans sont séparés par les soins d’une Association qui s’occupait à sauver des rafles les Juifs en les cachant.

Les parents seront cachés dans un couvent en ruine, l’enfant dans un réseau de Résistance (1942-45). J’ai épousé G… parce qu’Ange-le code, enfant guerrier, il avait été enfant-héros tandis qu’enfant juste mal à demi née, je jouais pendant la même guerre avec les anges de marbre sur la tombe de ma sœur jumelle morte, souffle d’ange à peine dans le réel du ciel bleu. C’est sous la force de mes coups de pied in utero qu’elle était finalement morte, disait alors mon père. Fœtus faiseur d’ange ! Le signifiant et le désir singulier qui s’y conjoignait, avaient de beaux jours devant eux.

Le jeune psychanalyste, G… aussi de son patronyme, en regard du prénom G… de l’époux, sera le parrain de notre enfant à venir.

Devenir une désirante détachée du fond de désirable, comme le psychanalyste, serait aujourd’hui une meilleure définition de mon attente. Deux années plus tard, j’étais juste une jeune femme enceinte, anéantie par un cauchemar, à trois mois de grossesse, qu’on a dit de désir d’avortement. Interprété pour tel vingt-cinq ans après.

M’étais-je trompée d’accouchement, d’enfantement, de grossesse, de jouissance, de désir ?

Je divorcerai seize ans après la mise au monde de notre fille et après deux thérapies mentalement ruineuses, mais on appelait ça des psychanalyses.

Durant ce temps du couple, je m’efforcerai d’être un objet de désir peu commun, factice, tourmenté et réussi. J’en jouissais sur un mode très réglementé : désirable-et-inaccessible, pour tous sauf un. Fidélité conjugale exacerbée. Provocation à une ascèse étourdissante et ravageante. Les coups de foudre pleuvaient. Je tombais en anorexies. Je ne touchais plus le sol.

Construction 1
huile sur toile, 50 x 50 cm, XI 2012, collection privée Paris.

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Profession : psychanalysante

Divorcée, installée à Paris, j’étais désormais libre de travailler pour me payer des psychanalystes. Car il en faudra des, mais un à la fois. Comme Dom Juan les femmes, écrivait Lacan. Il les aimera toutes, mais une à la fois. Rencontres tarifées avec désirs d’analystes défiant parfois la définition pré-citée. La vie passait qui m’obligeait à constater que je ne m’éprouvais sensée, viable, désirante, qu’avec pour partenaire, dans une part de mon existence en retrait du monde social où il fallait évoluer pour vivre, la fréquentation d’un désir d’analyste. Le mien devra passer par diverses nuances avant d’arriver à une reconnaissance jusque-là insatisfaisante.

Hors les activités culturelles avec quoi je gagnais ma vie alors, depuis longtemps j’avais fait le choix d’une vie claustrale, aujourd’hui je dis d’ermite parce que l’appartement est devenu un musée-atelier-refuge. Mon Ermitage.

Mais à l’époque de ce temps parisien, analysante forcenée, j’ai compoté en cure infinie. Il fallait à tout prix que le temps de la vie à passer, qui était long et lent, ne le soit pas hors quelque sens que ce soit. Ce sens-là – claustral et analysant – me convenait à l’exclusion d’un quelconque autre. Je fréquentais associations et écoles, prenais part aux activités, dissolutions et refondations, cartels, passes, passeure, passante, écritures, publications et destructions, édition, diffusion, distribution, lecture de Freud et Lacan sans cesse et sans trop y entendre. J’y faisais mon marché : Psychanalyse en extension disait-on. De temps à autre, une idée, une phrase-perle dont nourrir le sens.

J’ai dessiné éperdument des nœuds mathématiques à la manière de Jacques Lacan et de son nœud borroméen. Catherine Millot nous donne à approcher dans La vie avec Lacan ce qu’il en est exemplairement de posséder et de l’être par un nœud que l’on visite, questionne et revisite sans cesse et sans fin et qui vous le rend bien [3]. Captive sous capture, je m’en suis inventé un de type borroméen généralisé disait-on dans le milieu, fragile et à usage personnel [4]. Il me fallait à tout prix dessiner malin pour contrer le dessiner médiocre du temps adolescent de l’académie du soir des Beaux-Arts et plus tard à Paris celui de la Grande Chaumière. Deux dépressions avec artère mal taillée au cutter rouillé, hôpitaux, maisons de repos … Errata que tout cela ? Ma conviction est qu’il ne s’analysait pas ce qu’il aurait fallu, comme il aurait fallu, la parole à avoir n’y était pas, mais l’essentiel était d’être là et à tout prix en position d’analysante, c’est-à-dire en situation de désirante hors désirable, c’est-à-dire en séances. Face à un désir d’analyste qui finirait bien, un jour, par me faire dessiner les contours en vérité du mien. Ma vie n’était alors toujours pas le rêve éveillé de la psychanalyse que j’avais imaginé. Le débordement d’activités auquel je m’adonnais, ne laissait à quelque désir de rêverie ambulante que ce soit la chance d’y accéder.

*

Un jour de 2011, M. Safouan accepte ma demande d’analyse. À ses conditions : Trois séances par semaine, m’éloigner du milieu, des liens et des relations que j’y entretenais, le temps de l’analyse avec lui.

Son maniement de la parole dans les séances faisait de ces rencontres de véritables shoots. Des shoots de bouche, dirais-je aujourd’hui, qui me précipitèrent dans le travail et me firent en sept ans (de décembre 2012 à mars 2019), produire mon dit musée. Je suis une historienne de l’art, ancienne conservateure-adjointe de musées moyennement convaincante. Musicologue depuis longtemps à bout de souffle. Aujourd’hui j’ai produit le musée-ermitage de mes séances chez M. Safouan. Celui du rêve éveillé, peut-être faudrait-il dire de la rêverie chuchotante qu’est enfin devenu le temps-de-la-vie-qui-passe-autrement, allant des séances de peinture aux séances d’analyse, se provoquant l’une l’autre à une jouissance unique, réjouissance hors sexe, sans que ni l’une ni l’autre n’arrive à s’y épuiser.

C’est d’avoir lu chez Lacan, il y a longtemps déjà, ce qu’il dit des mystiques [5], autour d’Hadewijch d’Anvers et à propos de saint Jean de la Croix : « l’existence d’une jouissance qui soit au-delà, non pas du phallus mais de ce qui les (les hommes) encombre à ce titre ». Qu’est cette jouissance que j’associe à celle éprouvée dans le travail en réponse aux séances-shoots ? La parole de l’analyste ferait flèche à la manière baroque de celle du Bernin ? Je le crois ici.

Vint se conjoindre à cette lecture, bien plus tard, et qui m’amena à vouloir faire mon analyse avec M. Safouan, la question qu’il pose de l’existence ou non d’une jouissance a-phallique [6]. Il évoque la possibilité pour le créateur, Dante ici qui, d’œuvrer à mettre en rimes ses louanges, satisfaisait ainsi à son amour pour Béatrice, et en éprouverait de la plus éminente manière, cette jouissance spirituelle-là. Et si, d’iconiser l’objet qui cause le désir, en réplique à la parole-flèche de l’analyste en séance, procurait une jouissance de cet ordre-là ? Une jouissance pousse-à-peindre ? Je sais juste que peindre, produire de l’ouvrage peint, produire ces rejetons-là, ces surgeons de l’Imaginaire en direction du regard, tout au long de la cure fut l’occasion d’une réjouissance indépassable et qu’elle tenait à l’effet-flèche de la parole de l’analyste en séance. Mon insistance à défendre la jouissance a-phallique ne convainquait pas M. Safouan. Il écrivait finalement qu’il y a l’alternative jouissance phallique ou pulsion de mort [7]. Alors je penche pour la seconde, et que celle-là m’attendait au berceau. Je la négocierai finalement en substituant, du côté du langage, du désir de l’Autre, le faire paire au faire couple, une couple au couple et la paire au père.

Construction 13
huile sur toile, 50 x 61 cm, III 2013,Collection privée Québec.

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Autrement dit, il y aurait des femmes qui sont peintres, et qui, comme les hommes qui sont peintres, auraient droit à une « muse » ! Ce serait une nouveauté. À une « béatrice » ! qui serait à mon sens d’analysante, la parole pleine dans l’acte psychanalytique. La muse : c’est une discussion que j’avais souvent avec une amie physicienne devenue peintre. Une muse, pourquoi eux et pas nous ? Pourquoi avais-je cette discussion avec elle et pas avec d’autres ? Serait-ce parce que nous avions en commun d’avoir choisi, à un moment de nos existences, de demander à la chirurgie l’acte biologique d’une ligature des trompes ?

L’infécondité biologique conquise sur la terreur d’avoir envers et contre moi un second enfant du mariage, actait dans mon corps le manque ou l’erreur d’enfantement dont mon inconscient revendiquait une reconnaissance. Cet acte faisait-il entrer dans le réel ce que je n’arrivais pas à symboliser alors ? Six mois après je divorçais et partagerai une vie commune, qui ne durera pas, avec ce premier psychanalyste. Jungien. Sa rencontre à mon arrivée à Paris, dix ans auparavant, m’avait aussi mise, comme si de rien n’était, à la peinture à l’huile. Les murs de sa maison en étaient pleins. Son désir d’analyste m’aurait mise enceinte d’un désir de peinture à l’huile ? Cette production des années 1970-80 a disparu corps et bien. J’y ai scrupuleusement veillé à l’époque. On peut penser que la parole et le désir de l’analyste, n’étaient alors pas à l’aulne de l’exigence inconnue qui régnait du côté du mien. Vivre en couple avec l’ex-analyste, faire couple n’y a rien changé. Je ne savais pas encore que du côté de l’Autre mon choix était d’une couple. C’est à ce moment-là que je suis partie en claustrerie (vivre hors couple sous mon seul et propre toit), et ai travaillé pour me payer d’autres psychanalystes. Des désirs d’analyste néo-jungien, lacanien et topologue, qui me conduisirent longtemps – toute peinture oubliée sinon reniée – à la seule passion de la lettre, au maniement du lettrisme, à l’écriture de fictions, de mythologies jungiennes, de psychanalyse et de nœuds mathématiques aux destins divers. Des publications, beaucoup de destructions. Là non plus le désir d’une couple qu’il y aurait fallu, n’a pris davantage le dessus.

Trente années passeront ainsi en errances excitantes, avant la rencontre avec Moustapha Safouan et qu’il me dise – « imprudemment », précisera-t-il plus tard – : Je vous préfère en artiste !

Nous voilà de retour, au juste rejeton d’une couple qu’il y aurait à engendrer, avec désir d’analyste qui fasse aussi muse ou effet-béatrice.

*

Dans l’entretrente-ans de ces expériences il m’a fallu reconnaître peu à peu au désir le penchant à un masculin aussi incontournable qu’indéfini. C’est cela, c’est lui qui sera procréateur des rejetons-toiles de la parole, au contact d’un désir d’analyste muse ou béatrice. Rejetons d’un nouvel ouvroir. Au fil des errances analytiques et des rencontres boiteuses avec le désirable de ma vie privée, il a révélé cette tournure-là. Que dire de la jouissance qui s’en déduisait ? C’est d’un désir autrement sexué, une manière d’impossible sexe, qu’elle aura à advenir. On verra plus loin.

Si nous étions dans une situation d’Annonciation, – ce que peut être aussi la séance en cure – la parole pleine de l’analyste vaut celle, fécondante, de l’Ange Gabriel portée par le battement d’ailes de la colombe. C’est de ce masculin-là, qui flotte en haut là-bas quelque part, toujours ailé, signifiant ANGE, muse ou effet-béatrice à mon endroit, dont je parle.

Pour l’heure, si je sais que la jouissance qui tient au transfert dans mon analyse fut de cet ordre-là, quel nom lui donner s’il ne convient pas que je la dise a-phallique ? L’autre question étant : la possibilité d’une jouissance hors le désirable sexuel, la jouissance d’un autre être-désirable, est-elle viable dans la cité et hors transfert analytique ?

Un certain désir dont la satisfaction, dans la rencontre avec le désir de l’analyste, produit des rejetons qu’on dit être des créations. De l’œuvre à l’ouvrage. Je me méfie du mot création s’il s’agit d’y joindre les affres bien connues dont je n’ai rien connu ici. Les affres sont ailleurs. Je suis peintre puisque je peins, mais je peins pour dire, c’est pour la conversation, pas pour le cri. Cela fait-il que je sois artiste-peintre ? J’ai toujours un doute. À certains moments c’est au regard seul que j’arrive à adresser ce qui doit être dit, ainsi avec les peintures dans la cure. Mais j’ai fait d’autres choses pour dire : parler, écrire, inventer une langue, faire de la contre-éloquence, alors cela s’adresse à l’ouir de l’autre. J’ai usé de la lettre. C’était avant. Mais c’est à nouveau pour l’instant, avec ce texte, et aussi parce que je ne reverrai jamais Moustapha Safouan.

En vérité, ce dont il s’est agi dans cette cure : c’est d’un transfert de travail, tel que le renomme Sylvain Frérot [8]. Précisément un transfert d’amour du travail. Le délice de la cure, c’est que ce n’est que du travail. Sinon, à quoi rimerait l’ordre de jouissance qui s’y déploie ? C’est la seule qui y tienne. Être à la peine du travail de la parole et qu’elle soit juste, c’est réjouissant. Désirante devenue cette désirable-là pour le psychanalyste et la psychanalyse, voilà telle que je peux me reconnaître être ici. Les peintures en sont les retombées, les conséquences. Je n’ai pas demandé cette cure pour devenir enfin psychanalyste ! Juste pour que l’écriture de cette dernière séance me conduise, assez tard dans mon existence, au constat d’être cette « autrement désirable-là ». Si l’objet de la cure est la reconnaissance du désir, on y est. Puisque M. Safouan évoquait la possibilité-Dante d’une autre jouissance, l’a-phallique, et qu’il me faille ne pas y compter, je proposerais : Je, sujet désirant sur fond de désirable dantique. Une jouissance dantique. Pas dantesque, juste i-dantique qui me procure l’accès à un désir d’analyste muse ou béatrice. Sans ce désir-là du psychanalyste, je ne suis rien. Mais à me reconnaître le désir de cette jouissance-là, je deviendrais bien quelque chose.

Pas beaucoup d’analyses n’arrivent à ce que, de pair, les deux gagnent cette partie de travail qu’est une cure. Il y faut en effet, un goût du partage épuré, parce que ce qu’il reste pour tout déchet de fin d’analyse, c’est juste une perle baroque pour deux. Le partage est pure gratuité.

« Mon plus grand plaisir est quand même d’avoir quelqu’un qui veut travailler avec moi et avec qui je travaille. Partager le travail c’est quelque chose mais je ne vois pas ça comme une transmission.
… (le transfert de travail) c’est un genre de transfert auquel je réponds toujours.
… Quand quelqu’un dit j’aime travailler, ça veut dire j’aime partager [9]. »

J’ai eu le privilège, avec Moustapha Safouan, d’être de ces analysants-là.
D’être cette dernière analysante-là.

D’Équerre, Construction 23
huile sur toile, 71 x 60 cm, V 2013, Collection privée Paris.

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Pour comprendre mon questionnement sur la possibilité d’un être-désirable autrement pour le désirant, il faut savoir qu’il y a d’abord eu le choix de mon père : Je te verrais bien en sainte (Thérèse, sa passion) m’avait-il donné à entendre, devant le Carmel de Lisieux où la famille, lorsque j’avais seize ans, pélerinait.

Homophonie lumineuse : Je te verrais bien enceinte (de moi) a dit le psychanalyste, à mi-voix et pour tout demi-dire, à l’encontre dudit père. Je n’en croyais pas mes oreilles. Et d’avoir à admettre qu’il me verrait bien être, celui-là, pour lui, les deux à la fois.

Car cette intervention éclairait l’ordonnance qui s’imposera dès l’être-désirable adolescent et qui reviendra régulièrement dans le vocabulaire des séances : Pas de coït. Juste pas de coït. Je faillirai nécessairement la vie durant à l’impératif. Mais non sans qu’à bien des reprises ce n’ait été pour me dire : – Tout ça pour ça ?

Il y aura une deuxième homophonie. C’est sur deux homophonies que s’est déployée l’analyse avec M. Safouan.

Regarder m’affame

J’ai basculé d’une enfance inappétante sévère à une adolescence sévèrement insatiable. Insatiété orale jusqu’à la boulimie, devenue ingouvernable après le divorce et après le temps de la vie de couple où je pratiquais cahotiquement et anorexiquement l’être-désirable-et-interdite, dans une vie privée et professionnelle, peuplée d’hommes désirables et désireux.

Regardez ma femme ! Cet impératif bondit du regard fixé de mon père, neurasthénique électrochoqué, sur moi fille adorante de onze ans qui le photographiais, lors d’une sortie permise hors le Sainte-Anne de la région. Glain s’appelait le lieu.

C’était un dimanche d’automne froidement ensoleillé, à la ferme grand-parentale. Il était assis sur un banc sous la gloriette ce père, aux côtés de sa femme ma mère, accablée dans le manteau de fourrure qu’il lui avait offert peu avant, d’être la femme d’un « homme malade ». – N’épouse jamais un homme malade ! se plaignait-elle peu avant cette rencontre. Un « fou » chuchotait-on. J’ai dû saisir l’occasion pour conclure là une noce certaine avec l’être-peintre de mon père, dont je n’étais pas revenue jusqu’ici.

C’était le regard d’un amour im/pitoyable, siphonné par l’objectif et oblitérant le lieu (de la parole, je suppose) d’où il poursuit son accrochage au mien capturé-le capturant, depuis ce jour-là. La cause de ma peinture dans la cure serait ce père alors adoré, le dit fou, peintre du dimanche éléctrochoqué de ma fin d’enfance dont le regard s’illuminait aux dessins que je lui apportais dans les salles communes malodorantes de Glain.

Je ne serai qu’une bouche ! propose l’analyste en résolution au double versant de l’homophonie. Ce qui est aussi l’annonce, à l’antichambre de l’adolescence, du symptôme à venir des boulimies. Au nom de cet amour du père là. Et l’origine de la soumission à devenir plus tard fruit défendu en même temps qu’artiste débutante, admirée de lui. Origine aussi de la tendance à devenir un jour désirante sur fond de désirable dantique : mettre un désirable autorisé en lieu et place du forclos. Je serai donc un jour psychanalysante.

Mais il faudra, à cette métamorphose du désir et de la jouissance, du temps et des échecs de vie et de cures. Le temps d’apprendre qu’on ne peut avoir jouissance que du désir qu’on a endossé. Quasi le temps d’une vie. En attendant :

« … Pour ce qui est de la fille, parfois elle sent la séduction du père, mais elle sent qu’elle est pour son père le fruit défendu. Il l’admire, il ne fait rien de répréhensible, mais il a une position telle qu’elle sent que son désir est de son côté, son fruit défendu. Elle peut passer toute sa vie comme le fruit défendu, pas seulement une analyse. Comme il est dit dans la parole biblique : “Les parents mangent les raisins verts et ce sont les dents des enfants qui grincent.” [10] »

Lorsqu’aux débuts de ma lecture de Freud, La vie sexuelle, « Sur le rabaissement… », en 1987 [11] j’avais repéré que l’insatisfaction de la pulsion sexuelle (phénomène que je me suis appliqué dès cette lecture et qui soutient les formules des deux homophonies), est ce qui a finalement permis que la civilisation se développe. Dès lors, si – Tout çà pour çà ! interpelle bien la-dite insatisfaction, interpelle ma difficulté à sacrifier au désirable requis chez le désirant hors cure, avec le désir dantique qui engendre des peintures et des écritures, je produis de la civilisation. Ce serait donc plutôt réussi. Si j’admets qu’on a la jouissance du désir dont on s’est nanti.

*

Pour dire ce qu’il advint dès l’adolescence, je n’aurai guère à ajouter au livre fondamental de l’époque follement studieuse, désirante et amoureuse qui me gouvernait alors : Sparkenbroke de Charles Morgan (1937). Il m’avait été donné à lire par ma professeure de grec, personnage de l’amour indépassé de ma vie, au moment où l’ancien père aimé de l’enfance embarrassait d’un malaise fuyant mon être-et-corps agité d’alors. C’est précisément l’objet de cette passion grecque qui a été remise en jeu dans le transfert. Platonicienne, socratique, agathonique ? D-antique en tous les cas.

Cette professeure franchement audacieuse, alerte et parfumée, était auréolée d’un je ne sais quoi d’outrageant pour les murs gris limite de l’Institut des saints-Anges, avec le rouge associé de ses ongles et de ses lèvres, ses talons venus d’ailleurs qui martelaient le parquet ciré du couloir de la chapelle du couvent (une autre volée d’anges à l’intention du signifiant), où j’étudiais, médiocrement d’ailleurs, le grec, le néerlandais et le reste. Cette professeure aura été, avec l’éthique de son désir déluré d’enseignante et son choix d’une amitié élective à mon endroit, – il occupera ma vie d’après les cours durant cinq années –, l’avant-première psychanalyste de ma longue carrière d’analysante.
C’était dans des années 1950.

Sparkenbroke, c’est Tristan et Iseult dans la littérature anglaise du moment, c’est l’Art, l’Amour et la Mort comme triade d’une unique extase, c’est l’expérience mystique de l’ascèse imposée au désir, c’est son accomplissement sacrificiel. Il mènera le poète Piers Tenniel, septième vicomte, douzième baron de Sparkenbroke … à une mort extatique dans le tombeau familial. Ce même désir immolé qui ramènera Mary, la jeune femme qui aimait, dans un déchirement unique, le poète et l’époux, – qui la ramènera après une vaine tentative de mourir –, auprès de ce dernier, Georges Harry son mari, de toujours l’ami absolu du poète.

Pourquoi Phi, la professeure, dans son entreprise à me faire accéder à un être-là alors pataugeant, voulait-elle que l’ascèse Sparkenbroke fût à un moment donné, mon lot ? Et pourquoi elle y parvint si bien ?

Paestum le regard 1
huile sur toile, 60 x 60 cm, VI 2013, Collection privée Paris.

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Si le désir c’est le désir de l’A(a)utre …

Pourquoi, bouche insatiable-mon symptôme, n’étais-je désirante et occupée à mon musée (son avenir est aujourd’hui en suspens) que du fait des séances ? Autrement dit du transfert ? Pourquoi furent-elles d’irremplaçables rencontres jusqu’ici obligées, si ce n’est que l’analyste, dans sa position de désirant détaché du désirable n’est lui non plus, littéralement et au bout du compte, qu’une bouche ? Une bouche pour une parole. Les séances sont ici le face à face de deux Je ne serai qu’une bouche. Je sais de quoi je parle car si M. Safouan reste le psychanalyste chrysostome de mes expériences de psychanalyse [12], j’ai eu affaire en un demi-siècle à des « molubdostomes » [13].

Une couple de désirants dans le transfert, pas un couple. Ici, pas de fruit défendu dans la cure. Une couple disait le grand siècle pour ce qu’on dit aujourd’hui plus généralement être une paire [14]. Un autre ordre d’amour dans le transfert, une manière de fraternité où se pratique la passion du travail. Je l’ai dit : le goût de besogner à l’œuvre, à quoi j’ai le meilleur accès depuis toujours dans la vie et que cela produise des rejetons.

Finalement, avec cet analyste, j’ai trouvé un désir jumeau du mien. Monozygote. Et c’était bien l’affaire de ma vie : retrouver la gémellité, cette fraternité extrême, perdue dès ma naissance de jumelle orpheline. Les jumeaux font la paire, ils ne font certainement pas un couple. Une paire de jumeaux, c’est juste un pléonasme. Ils ne sont pas des gants. C’est juste des jumeaux. Deux sujets dont l’œil nu voit qu’ils vont de pair. Même pas besoin de le dire. Cependant Moustapha Safouan me l’a dit un jour à sa manière, avec léger glissement du regard vers la voix, étant donné les circonstances de la mort dès notre naissance, de ma sœur jumelle : – En somme, vous êtes jumelle par oui-dire !

Une paire de désirants au désir jumeau, dans ma cure ? Pour que cela fonctionne, il faut avoir déjà reconnu le désir dantique.

Car si c’est jumeau, c’est ici à cette différence radicale près [15] que le désirable écarté chez l’analyste, l’est sur le lieu de la séance. Pour moi l’analysante, désirante dantique, il a commencé de s’imposer sur le lieu de la vie, avec l’interpellation paternelle, lors de mes dix-sept ans agacés, sur la place du carmel de Lisieux.

Le lendemain, la famille visitait le Mont Saint-Michel. Dans la salle du Chapitre, coup de foudre pour le trop bel étudiant qui nous faisait une visite guidée magistrale. Franchement, c’est un chrysostome, me suis-je déjà dit là en l’écoutant. Une avant-première parole-flèche. Fini de tergiversations, je serai historienne de l’art et archéologue, comme lui et comme m’y incitait d’ailleurs Phi, la professeure.

Ce ne sera pas, dès cette époque, sans me sentir être une sans-corps qui répétait à l’envi : – Je ne que suis que corps. Où était passé mon avoir corps ? Il me manquait de l’avoir dans l’être et cela continue d’accabler cet être-là qui voudrait toujours n’avoir pas à y être, là, dépossédé qu’il reste de son avoir.

*

Du côté du genre, je l’ai dit, j’ai tiré l’épingle du jeu de mon désir en mettant au féminin le père et le couple. Le film The crying game de Neil Jordan (1992) éclairerait assez bien le propos si c’était le lieu de le pousser. Le drame de la jouissance que le genre, travesti du masculin en féminin par l’héroïne-héros, contrariera tragiquement.

Quelque part est à l’œuvre quand et dans ce que je peins, quelque chose d’un désir homosexuel masculin. Tel celui de l’héroïne Dill. La scène du dévoilement fut saisissante comme une vérité faite foudre : un désir (d’)hermaphrodite. Absolument. L’impossible genre, le sexe impossible. Depuis longtemps analysante, je le dis et me le redis. À ce jour, c’est durant le temps des peintures dans la cure que les codes d’usage de ce désir auront été au mieux à leur affaire.

Ma trouvaille, en regard du drame du film, mon épingle tirée du jeu, c’est d’avoir tordu le désirable indésiré chez la désirante (en cause l’amour du père) jusqu’à lui donner sa tournure dantique. C’était ça ou la pulsion de mort. Il y a au moins là cause à éclairer Tout çà pour çà ! et Je ne que serai que bouche.

Qu’en est-il, aujourd’hui dans la cité, de la jouissance millénaire des mystiques, avec ici la parole comme objet à causer le désir et provoquer une jouissance qui est un pousse-à-œuvrer ? Ainsi Thérèse d’Avila, dans l’ordre : elle médite, elle extasie, elle écrit, elle crée des Carmels dans tout le pays. Elle œuvre.

Lacan écrit en exergue au chapitre du Baroque, dans Encore : Là où ça parle, ça jouit, et ça sait rien [16]. Je paraphrase le ça : Là où l’analyste parle, j’extasie et je rentre peindre. Vendre un tableau Maquetter un catalogue. Écrire et faire écrire les textes. Entendre l’acheteur ou les critiques dire : – J’en ai besoin pour vivre ! – C’est inclassable … ! … de l’ordre de la sainteté paradoxale, qui participe aux figures de l’engendrement des mondes …

Ou le poète : – C’est un privilège d’être ici, (à l’ermitage-appartement) avec tes tableaux, toi et P. (sa femme poète), je n’ai besoin de rien d’autre au monde. C’est l’absoluité de l’amour ! Voilà le scopique et l’invocant réunis, mais on voit qu’il y faut être trois.

Paestum le regard 2
huile sur toile, 60 x 60 cm, VI 2013.
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… sans le désir de cet A(a)utre là je ne suis rien

Dois-je entendre de cet E(e)ntrelacs ?

S’agirait-il que j’aie à me payer encore un désir de psychanalyste ? Ou bien s’en trouvera-t-il exister un gracieux désormais, des gratuits pour l’entrelacs de désirs dantiques de travail ? Des hors-séances dans la cité pour manier de l’œuvre dont on voit ici qu’il ne s’accomplit pas sans ce genre d’autres dont le nom vient de s’inviter à mon clavier. Afin de remettre au travail en suspens le musée-ermitage abouti, soutenu et engendré dans la cette cure dite « Plus de coït – Je ne serai qu’une bouche ». En somme, un autre nom pour la règle fondamentale dans la cure.

C’est ici le lieu de me poser la question de savoir si « rêve éveillé » est la bonne définition de ce qui se passait et qui s’était déjà passé ailleurs et souvent dans ma vie. Ma vie est une gigantesque rêverie en boucle sur mon propre compte. Cela expliquerait qu’un seul rêve ait abouti en neuf ans de cure. Je n’aimais pas que des rêves s’en mêlent. J’escamoterai ce rêve-là.

Cette torpeur de l’esprit où me plongeait l’état d’être-occupée-à-peindre, aussi bien qu’être occupée-à-ne-pas-peindre qui envahit l’espace à l’identique, lorsqu’on suspend l’acte. Cette torpeur favorisait un lâcher de pensées provoqué par les traces de la parole en séance et qui, le temps que durait l’entre-deux des séances où je besognais aux grandes toiles, se constituait petit à petit, – par souvenirs et racontars, revendications, ressassements, théories aléatoires, complaisances, bla-bla-bla, récriminations, jeux de rôles et réchafaudages, parlottes solitaires, jubilations et pleurs à n’en pas finir –, en une idée, une trouvaille plutôt que j’allais apporter dans la séance suivante. Comme l’huître fait sa perle. Est-ce rêve éveillé ou auto-analyse dirigée que cela ? Et si ce texte était une passe … ? Ou rien de cela ? C’était juste le travail dans la cure. L’objet du désir dantique : le travail de la parole dans la cure. Le déchet de ces pratiques fermentantes d’entre-séances, la trouvaille à venir développer, c’était une sorte de trophée un peu enfantin. Comme peindre d’ailleurs pendant tout ce temps, c’était effervescent et sérieux comme au jardin d’enfants Montessori des Saints-Anges, au tableau noir des petits, au temps de la sainteté enfantine rêvée par le père.

En somme une pure pratique, détournée à l’ermitage, de l’autre partie de la règle fondamentale : En(tre les) séances, (me) dire tout ce qui me passe par la tête.

Quant aux peintures dans la cure, je ne peux m’empêcher de penser ici qu’elles se sont aussi voulues réponse du berger à la bergère (moi à ma mère demanderesse) qui préférait le fonctionnaire du Ministère des Finances qu’elle avait épousé à l’homme abîmé de l’asile, le peintre électrochoqué du dimanche que je photographiais en toute soumission d’amour et à qui je dédiais mes dessins d’enfant. J’allais un jour en mettre plein le regard de ma mère bergère et de tous les autres de ma vie, un jour, et la psychanalyse allait me fournir le transfert dont j’avais besoin pour dire avec la dimension des toiles, celle de cet amour de fin d’enfance pour ce père du Sainte-Anne local. En réalité, la dimension dantique à laquelle j’allais soumettre plus tard le désir qui s’est forgé, contre et à cause de l’amour de ce père-là.

Le prix est-il d’être le peintre de la jouissance de parole ? Le prix est-il d’un désir d’analyste obligé ?

Sera-t-il un jour père et mort, l’homme au désir alors éteint de Glain que je ranimais avec mes dessins d’enfant, l’est-il devenu au fil des toiles ici accomplies, ou devrait-il juste continuer de n’être que le papa d’alors ?

*

Depuis le début, le prix du désir qui s’affiche a pour nom Sparkenbroke. On y revient. À l’adolescence consommée le lien à mon père est complètement défait. Quelque chose de lui gênait mon être-corps ingérable et fuyant. Échapper au repoussement adolescent. Ma passion agathonique pour phi, la proffe prend un relais bienfaisant. Dès lors, le temps hors classe se passait à combiner les tennis, concerts, ballades et lectures, les rencontres avec ses amies professeurs d’autres collèges, mais d’abord la passion Acropole des temples et le fameux Phi des proportions que j’avais dès avant trouvé dans la bibliothèque de mon père … en même temps que j’y avais aussi trouvé les vies de ses deux saintes Thérèse. J’étais fascinée par leurs maladies obstinées. Leurs corps souffrants. Me revient d’Aragon-Ferrat, la chanson, qui dit ce qui s’est passé alors, à propos de l’approche de mon père : – Vous me mettrez avec en terre / Comme une pierre au fond d’un trou.

Est-ce cela refouler ? Que l’étoile de la chanson et de l’amour enfantin se soit transmuée en pierre, en astre mort ?

La feinte Sparkenbroke – jouissance dantique – passion Phi, s’est érigée en règle fondamentale appliquée à bien des passions amoureuses de ma vie, dès la lecture de Sparkenbroke. Les livres, les pinceaux, le piano faisaient rempart aux garçons que je mêlais sélectivement à ma quotidienneté. Cette année-là je passais le concours public de piano du conservatoire, favorite de la promotion. La veille, le vieux directeur qui partait à la retraite après cette dernière session avait proposé à ma professeure de piano flattée, la faveur de me faire faire une dernière répétition, sur la scène. J’en étais à la cinquième Invention à deux voix de Bach lorsqu’il pose sa main sur mon genou, la glisse sous … etc … jusqu’à ce que je me lève brusque, arrache les partitions du pupitre et m’en aille en toute hâte et décomposition. Le lendemain sur scène, j’ai un trou de mémoire, laborieusement rattrapé avec la partition, je poursuis l’épreuve jusqu’au bout et lorsque je me lève pour saluer, je renverse le tabouret. Je le redresserai ! Pitoyable est le mot juste. Jubilation dans les rangs adverses, rage blême de la professeure. Quant à moi je découvrais en secret que cet ordre des choses tues du sexe, obligeait les contours d’un autre désir à se manifester. L’être-corps de ma personne, parmi ce qu’on appelle les autres, le public, la société, le groupe, la communauté, le monde venait de subir sa première néantisation. Qui deviendra la norme de ma vie « en société ». Je me mis à ne plus trop savoir quoi comment que faire de ce corps désormais engodiché par la dépravation du vieux directeur de musique.

D’Équerre, Construction 14
huile sur toile, 60 x 60 cm, III 2013, Collection privée Paris.
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Je suis en classe de Poésie. Dans le même temps, l’autre événement adolescent, contemporain de celui du Conservatoire et qui intéresse à l’identique inverse, cette dernière séance : Phi, la professeure, avec son livre-cadeau Sparkenbroke qui tombait à pic d’un idéal romanesque d’ascèse appliquée à un suprême amour, s’inquiétait de me voir céder à dix-sept ans à la pulsion forcenée du désirable pour Nô, le compositeur quarantenaire très contemporain. Il écrivait la partition du chœur des Choéphores d’Eschyle que nous devions interpréter, les filles de l’Institut ensemble avec les garçons du Collège des Jésuites. Éducation sentimentale en surcroît de la littéraire ? Toujours est-il qu’à la lecture étourdissante du livre, je ne céderai pas à cette première passion amoureuse. Elle s’adossait, janusienne, à celle de la professeure et durera au-delà, le temps de la vie à l’Université mais aussi le temps de la vie tout court et très longue, comme signal du premier interdit, « l’interdit Sparkenbroke », l’interdit référent, et fera veto à la réalisation des grands désirs amoureux qui surviendront. Je ne céderai pas. Comme on s’ampute d’un membre. Qu’avait-elle donc d’entravant, cette jouissance de l’être-désirable ?

L’adossement, pile et face, dos à dos de la répulsion-piano clos avec l’attraction-émoi fou Nô, chapeautés par la passion phidantique serait-il la cause ? Une siamoisie ? Trancher ?

Je me rangerai. J’entreprendrai d’étudier la musicologue au lieu que l’archéologue programmée au Mont Saint-Michel et le piano déprogrammé du Conservatoire, je m’emballerai pour l’écriture sérielle, j’épouserai l’archéologue le plus érudit de ma promotion et aurai un enfant avec lui. Cela fait, je m’engouffrerai dans l’univers syphonnant des écritures paléographiques, archives et manuscrits musicaux du Quattrocento (mes hiéroglyphes) pour l’inattendue aventure, l’inouie expérience extatique de LA RECHERCHE. À l’Université et dans le Rinacimento européen, dès 1963.

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En vérité je découvre, malgré moi, au fil de cette écriture, que le souhait de Phi était au curieux avenant de celui de mon père, l’ascèse (amoureuse) Spakenbroke faisant duo avec l’ascèse (mystique) sainte Unetelle [17], à mon encontre. Ces deux-là recherchaient la même chose, sans doute pour des causes, des avenirs et des conséquences différentes, mais la même chose quand même. Que je me refuse à l’être-désirable. Pour l’instant de cette passion Nô (elle) ou pour le temps d’une vie au Carmel (lui). Le constat de cette intention qui ne fait d’eux qu’un, me pourfend, quant à moi, en deux ! Mon psychanalyste aurait été, je pense, bien aise que je vienne à lui avec cette trouvaille de l’instant : le trait d’identité de leurs deux souhaits, la professeure adulée au désir socratique audacieux, et le père post-neurasthénique et toujours plus pieux, au désir de réclusion dérangeant. Il aurait apprécié que je mette ce père que j’ignorais obstinément durant la cure, à cette place de choix. La place où Phi la professeure tenait le haut du pavé dans le transfert ! C’est là, sous le couvert de cette vénération adolescente agathonique dont je continuais à m’émouvoir en cure, que couvait, dans le transfert, l’amour forcené du père dont je ne peux mieux dire ici qu’il y avait là-dedans quelque chose d’éminemment toxique et obscène, d’irregardable dans lequel, sans aucun doute, j’avais ma part.

C’est peu de dire que le coup de Jarnac que je venais de me donner et prendre à la fois, avec ce constat des deux autres en un, me désenchante un peu du transfert.

Mais si cela sert à la désidentification …

D’Équerre, Construction 22
huile sur toile, 71 x 60 cm, V 2013, Collection privée Paris.

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Il reste à apporter à l’éclairage de cette dernière séance l’événement de naissance qui allait entre autres, causer les aléas du désir et témoigner que cela s’est aussi étayé sur un mensonge d’État civil et un silence parental sur les dessous des prénoms qu’on attribua à notre naissance gémelle fracassée.

Je nais prématurément, bébé rond à la ferme des grands-parents maternels. Pas de délivrance pour la mère. Il y a une deuxième enfant qui ne peut pas naître à la ferme. On se transporte, par nuit glacée, dans une clinique de la ville. Naît mon autre, chétive et bien trop minuscule, un souffle d’être à peine. Mon père la baptise à la hâte comme l’autorise l’Église. Ils lui donnent prénom Bernadette de la sainte enfant Soubirous de Lourdes à qui apparut la Vierge Marie, puis elle meurt. Bernadette est le nom gravé sur le bois de sa tombe bleu ciel de bébé mort, dans le cimetière de campagne, derrière la ferme où nous sommes, sept ans plus tard, retournés vivre après le bombardement de notre maison par l’aviation américaine. Je faisais volontiers de la tombe mon terrain de jeu lorsque nous allions désherber avec les religieuses du village les tombes abandonnées par la guerre. C’est à cette époque de l’âge de raison que mon père dira, le médecin présent ne désacquiescant pas, que mes coups de pieds in utero l’avait tuée.

C’était une anastomose, un STT, syndrome transfuseur-transfusé. C’est dans les registres des décès que je la retrouverai finalement, sans prénom, déclarée enfant de sexe féminin sortie sans vie du sein de la mère. Le mensonge d’État civil avec le nom de mon père pour faire foi, sa signature dont enfant j’admirais toujours la prestance et qui vient contredire la légende familiale du baptême Bernadette. On m’appellera Nicole (c’était de mode), Marie-José (le nom d’une princesse de la famille royale, c’était de tradition populaire), Marguerite (ce n’était spirituellement pas normal). Le dernier prénom, celui de la marraine, devait être Louise, grand-mère paternelle.

Qui était cette Marguerite ? Toute l’enfance, mon père m’effeuillera des marguerites dans les champs l’été, des pâquerettes sur les pelouses au printemps, on chantait les bijoux de la Castafiore, Ah je ris … ! On était loin de Marguerite de Navarre. Ma mère et pieuse épouse, accrochait à la bretelle de ma chemisette, sous les vêtements que je portais lorsque j’allais à l’école un petit scapulaire du Cœur Sacré de Jésus.

Comme pour le STT j’interroge Internet et découvre l’histoire de sainte Marguerite Alacoque, mystique du XVIIe siècle chez les Visitandines de Paray-le-Monial à qui c’est le Christ qui apparut et l’encouragera à créer le culte du Sacré Cœur de Jésus. Culte particulièrement pratiqué au pays minier de ma famille paternelle. Des couvents français de l’Ordre s’y étaient installés dès la création des Visitandines. La nouvelle autobiographie de la très jeune Marguerite mystique y circulait, dont ils firent, mes parents, le choix, de me mettre sous tutelle spirituelle, de me remarrainer dès la naissance :

« … Au reste, lui-même (Dieu) veillait à ce que rien ne vînt ternir la candeur de cette Fleur des champs, dont il voulait se réserver exclusivement le parfum et la beauté. Il donnait à cette petite enfant de tels élans vers la pureté que, de son aveu, sans savoir ce que c’était, elle se sentait continuellement pressée de dire ces paroles : “O mon Dieu, je vous consacre ma pureté et je vous fais vœu de perpétuelle chasteté”. Une fois même elle les prononça entre les deux élévations de la messe. Ainsi donc, sans qu’elle en eût encore positivement l’intelligence, Marguerite était déjà marquée d’un sceau divin [18]. »

C’est ici que je situerais le toxique et obscène intrigant. Fruit défendu un jour mais fleur à effeuiller qu’on s’autorise dès la naissance. Voilà ce qui faisait déjà courir l’amour du père pieux au temps de notre double naissance entravée et échafauder pour le désirable à venir un déni auquel, on l’a vu, je ne serai finalement pas qu’insoumise. Est-ce pour séquelles de l’amour qu’en fin d’enfance je portais à son être-dit-fou de Glain-Sainte-Anne ? Est-ce pour l’expiation des coups de pieds, qu’il envisageait pour moi cet état et que je ne me révolterai que pour une part ? Lui qui l’avait déclarée morte lorsque son râle ineffable permettait le baptême ? L’autorité de sa signature au pied de l’acte l’a quelque part enterrée agonisante en m’entraînant dans le sillage. Mais où ? Au pied de la lettre de son nom propre en tout cas. Quant au long et lent temps de ma vie qu’il m’aura souvent fallu tuer pour qu’il passe, il n’aura pas été sans se passer à rendre sa demie heure de vie volée à mon infime Autrelacs si indélicatement ensevelie.

L’Objet 5 B
huile sur toile, 116 x 89 cm, I 2014, Collection privé Paris.

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Que devient le père à la fin de l’analyse ? C’était la question pivot de M. Safouan. Pour l’heure, il vient juste de lui être donné d’apparaître, tel qu’en lui-même les circonstances transférentielles de mon analyse l’ont révélé : l’homme au nom de la M(m)arguerite.

À dix-huit ans, je suis rhétoricienne. Après les vacances d’été j’entre à l’Université. C’est à la ville de Nô, le compositeur contemporain. C’est le début adulte de la suite. Ma meilleure amie entre au couvent pour faire son noviciat dans une ville des Flandres. Nous allons une dernière fois cueillir des gerbes de saints Jean dans les champs de notre campagne familière, juste avant le temps des blés. Deux brassées de saints Jean. Je ne sais plus à qui elle réservait la sienne. Sans doute au chœur de l’église paroissiale. Je suis allée dire au revoir à Phi, la professeure de grec avec ma brassée déchirante, évidemment cueillie à son intention. C’était peu de dire la mort dans l’âme. Potlatch, elle me lira et me donnera un poème qu’elle avait écrit à mon intention, un poème pour la route. Un demi-siècle durant il ne me quittera pas. Un jour de misère, je l’ai déchiré. C’est en décomposition que j’ai franchi la porte sans retour de sa chambre qu’elle m’avait ouverte pour la première fois et pour la dernière conversation à l’Institut. Cinq années de conversations s’étaient passées sur le pas de cette porte. Je n’ai pas su dire que je l’aimais. Mon mutisme ce jour-là scellait les aléas qu’auraient à affronter les définitions de mon désir. Mais je l’affirme ici, c’est à cause d’elle qui m’avait appris le goût Phi et la pratique de la beauté durant le temps de nos après-cours, que ceux-ci seront un jour dantique. D’antique origine cette passion et son désir qui m’auront fait rencontrer un certain masculin. Agathonien et besogneur, tel que le transfert aura à le rejouer dans la cure. Là où celui de mon père aura été radicalement tourné vers Dieu. Ci-gît finalement la petite différence radicale. Celle qui me rendrait différente.

Ce jour-là initia la hantise qui, si souvent m’a saisie en quittant la séance chez M. Safouan, d’avoir un jour à franchir sans retour la porte du psychanalyste. Sans avoir dit – c’est ici fait – la passion que je portais à sa parole en séance, le musée que j’ai produit pour y répondre sans indignité. Dire que sa parole reste irremplaçable et que j’en suis orpheline. Dire aussi que la rencontre avec le désir d’analyste que supportait sa personne immensément humaine, aura été, après celle de Phi, la professeure, la rencontre que la vie qui sait se faire prier, m’aura ré-accordée. La traversée fut prodigieuse. Merci Monsieur Safouan.

Il m’avait dit, durant que nous cherchions la place du tableautin : – Je vous inviterai à déjeuner ! Il me signifiait ma cure avec fin et la fin de notre travail.

Le déjeuner n’aura pas eu lieu. Mais le Banquet, lui, ces huit années durant, a irréfutablement eu lieu. Je ne serai qu’une bouche ! avait-il interprété lorsque je disais : – Regardez ma femme /Regarder m’affame. Il s’est bien agi dans cette traversée d’une passion platonicienne (Regarder m’afemme pourrais-écrire) portée à son pinacle par un amour de, sur et par la seule parole, la langue, la lettre, la voix comme cause et fin de notre entreprise de vérité mi-dite.

Il n’y a aujourd’hui que le lieu de la cure psychanalytique pour que ce désir de désirant trouve à s’accomplir, Phila professeure en avait bien l’idée qui m’avait, avec les passions Sparkenbroke et Acropole, ouvert la voie. Il faut reconnaître que cela n’a jamais empêché les morsures du désirable de s’emparer de l’être-et-avoir corps de ce désirant-là. L’imagerie baroque du génial Bernin, la flèche, le putto et la sainte en ses drapés, ne permettent pas d’en douter. Le terrible désirable chez le désirant reste la cause de toute cette affaire. Alcibiade au Banquet d’ailleurs, ne manque pas d’en revendiquer la reconnaissance à Socrate qui écoute Agathon. On peut penser que survolant ce récit, une certaine diotimie veille à la mesure

Il me revient à l’instant du côté des fleurs que le saint Jean est en Belgique le nom de la marguerite. Une dernière fois, il aura fallu que je décline au féminin le prénom masculin, ici de la sainteté mystique, à l’instar des noms de couple et de père déjà.

Devant le Carmel de Lisieux, mon père avait rêvé de la voie mystique d’un saint Jean de la Croix/Marguerite Alacoque pour mon désir. Au Mont Saint-Michel le lendemain je choisissais pour mon désir, contre-et-à-cause de l’amour de ce père-là, la voie antique et gentille, historique et philosophique de la beauté comme bout du compte de l’amour. Cette voie qui s’est pratiquée au Banquet de la cure avec M. Safouan.

L’Objet 5 A
huile sur toile, 116 x 89 cm, XI 2013, Collection privée Genève.

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A l’instant, mon récit garde au cœur, de ce temps, une plaie ouverte. Celle du Juste perdu que jusqu’ici j’ai omis d’évoquer alors que c’est de pair avec lui que j’ai mené ma cure.

C’est de ce temps-là
Que je garde au cœur
Une plaie ouverte !

Mon Temps des cerises dit mieux qu’une oraison de Marguerite au cœur sacré ce que fut ce temps-là de la plaie ouverte qui me conduisit à la première cure. Tarauder ici l’aiguillon de cet inachevé, même s’il inconforte un peu la cadence de mon débit.

Ce temps des cerises unique avait été celui de ma passion de jeune adulte pour la recherche universitaire. Juste mariée et mère, je devenais chercheure en musicologie. L’objet absolu de la réjouissance m’est ainsi tombé dessus, étranger à tout le reste, le pouvoir d’éblouissement jusqu’à l’extase (développée ailleurs), aux champs de fouilles et de trouvailles que furent les manuscrits et parchemins de sublime graphie enluminée pour la musique et des dépôts d’archives saoulantes pour les textes. L’odeur enivrante des papiers-grimoires, paperolles, liasses, recueils, registres et autres supports d’un demi millénaire d’âge, dans des lieux qui étaient autant de puits d’un silence tout aussi antique. J’y devenais une résurrectrice, je ramenais à la vie des bribes gisant aux limbes d’êtres et de sons, de voix qui avaient fait et allaient refaire la renaissance. La Grande et la mienne.

L’Université assez vite me fera savoir qu’elle n’avait plus les moyens de ma passion. La perte de mon résurrectorat, l’ensevelissement du monde des trouvailles et des offrandes savantes qui vous font flirter avec la pratique du saint sacrement de recréation, m’amèneront à Paris, chez les psychanalystes jungiens d’abord, les freudo-lacaniens, lacaniens et topologues jusqu’à ce jour du 3 juin, juste pour que la psychanalyse me prive d’en mourir.

*

Le désir de ce pouvoir-là m’était venu tôt, dès la corbeille de mariage où l’époux Pygmalion m’avait offert Juste ou la quête d’Hélène [19], roman poétique fantastique qui modélisera mon goût du travail dans les archives et dans la cure, une quête qui connecta mon système de curiosité efficace à un livre. De nouveau. Les pouvoirs inouïs de la littérature.

Le récit faustien se déroule dans la Saxe des années 1830.

Juste y est cet enfant blond à l’allure singulièrement divine. À l’instar de sa mère, Il est marqué au front d’une petite lune noire. Il est le fils que Faust a eu avec la reine Hélène de Sparte. Celle que son savant art des transmutations, allié au pacte signé avec le Diable, lui avait donnée, pour un temps donné et pour prix de son âme. La nuit de terreur où l’enfant Juste Faust trouve au sol son vieux père au cou tordu par Satan et ne retrouve pas sa mère dans la maison, il va se mettre en quête de sa retrouvaille. Il voit sur une scène de bateleurs théâtreux se jouer à la ville, sur le mode de la moquerie rustaude, l’ancien mythe du docteur Faust et Hélène de Troie, où il pressent retrouver son histoire. Adolescent, il entame de là sa recherche, poursuit la trace de sa mère, dans la Saxe de son enfance, à la cure du savant pasteur dont la bibliothèque l’émerveillait, plus tard à l’Université de Cologne dans tous ces grands livres, manuscrits et incunables de l’époque avec des maîtres renommés. Tout cela, ces pratiques ravissantes du savoir dont la perte m’accablera car la lecture de Juste avait fait de moi pour toujours une possédée de son système de quête de l’autre.

À l’époque, je ne publierai pas, comme l’Académie Royale de Belgique me le demandait, mes recherches en musique dont elle avait couronné les résultats, pour lesquelles j’avais reçu le prix et l’agent du prix, comme le stipulait le règlement du Concours. Cette impossibilité de conclure qui n’a cessé de me tenir, jusqu’à cette cure s’achevant au fil de cette dernière séance.

Je passe sur les pérégrinations de Juste, les labeurs, les rencontres enchanteresses et malheureuses qu’il fera au long de sa quête savante, en exceptant cependant celle d’une jeune Marguerite paysanne. Dépositaire des amours de son ascendance olympienne, il déclinera, avec une jeune sagesse deux fois millénaire, les rêves d’effeuillages de la fille au nom de fleur des champs.

Fantastiquement et par les livres, il se savait petit-fils du Cygne séducteur et de Léda la désirable, qui avait mis au monde deux paires de jumeaux immortels : Hélène et Clytemnestre, Castor et Pollux. Il lui suffisait de lever les yeux vers la nuit céleste pour retrouver ses frères d’Immensité. Deux paires qui suffirent amplement à me faire choisir la voie de la recherche justienne comme indépassable réjouissance gémelle.

Anastomose 1
huile sur toile, 100 x 81 cm, VII 2013.

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J’ai voulu placer ici cet aparté sans savoir s’il convient à l’équilibre de ma rédaction mais il situe, en un paragraphe comme en mille, cette plaie ouverte du temps des cerises dont, pour rien au monde, je n’aurais voulu, jusqu’à cette cure et cette reconnaissance de Juste, qu’elle se referme. Celle de lui rende le dû d’avoir pu être à mon tour une manière de « Juste » pour rejouer avec la cure-quête, la catastrophe intime de la recherche réssurectrice perdue, comme passion première et dernière de mon existence et de la sienne.

Je tiens d’Histoire de la Folie de Michel Foucault, au chapitre de « la grande Peur », où il cite Pressavin, Tissot et d’autres multiples guillemets ouverts et fermés, que c’est du XVIIIe au XIXe siècle, qu’elle date et se surpasse : cette folie qui vient, aux femmes surtout, avec la multiplication des romans depuis cent ans, dont la lecture assidue leur fait perdre tout sens de l’immédiateté. En bref : « Une fille qui à dix ans lit au lieu de courir doit être à vingt ans une femme à vapeurs et non une bonne nourrice ».

Tout ceci que j’ai relaté – les passions Juste et Sparkenbroke qui ont fondé mon être et mon récit – et les mots que j’ai trouvés pour les dire, je me plais à penser qu’aujourd’hui encore, deux siècles après leur dénonciation, elles peuvent bien être de l’ordre des vapeurs. Ça n’empêche pas la vérité fictionnelle d’exister.

*

Profession psychanalysante à Paris, ce sera, pour ne pas périr de la perte du réssurectorat, devenir chercheure és Je – le sujet. Chercheure de trouvailles à mon encontre, affamée. La seule carrière, par la durée, de ma vie. J’en ai déployé le récit sur la basse continue de « l’identification à l’amour du père », notifiée par Freud dans son schéma de la lettre 52 à Fliess, parce c’est à ce moment de mon arrivée à Paris que je relisais Juste et que ce père, dès alors veuf, était devenu, lui, un chercheur ès Dieu, l’autre Immortel.

Il disait parfois à table : – Si je survis à votre mère, j’entrerai à la Trappe ! Ce qu’il ne fit pas lorsqu’elle mourut, jeune, alors qu’il était de surcroît son aîné de onze années. Il s’installa dans le nouvel appartement qu’ils avaient acheté sur plan, dans un parc idyllique, le rêve de leur fin de vie qu’elle ne connaîtra pas. Il en fit sa Trappe, ce fils de mineur pieux du Ministère des Finances et qu’on disait vieux garçon jusqu’à son mariage tardif à trente-quatre ans, avec une jeune beauté paysanne. Sa Marguerite de l’époque. J’ai bien fait du mien un ermitage. Il a réalisé son rêve de Carme déchaussé, si j’en crois sa bibliothèque spirituelle très annotée, son incursion audacieuse du côté de Teilhard de Chardin, son attachement particulier au livre d’Isaïe, sa correspondance avec un Prieur de l’Ordre, les dons qu’il fit de certains de ses avoirs à des Institutions régulières choisies. Tout cela qui s’est révélé au moment de sa disparition lorsque je rangeais ses livres.

Quant à sa voisine, veuve de palier et le cercle de leurs connaissances, ils évoquaient à ses funérailles un saint homme dont les manières de prêches qu’ils organisaient autour de sa parole chez l’un et chez l’autre, avaient le don de les réconforter infiniment. Ils n’eurent de cesse d’en redemander. Ils en étaient orphelins. Et de m’attirer, la voisine, à l’écart des autres, pour me glisser la chose comme un secret : – Il vous admirait tellement, Madame, vous sa fille artiste ! Il ne se lassait pas de le dire et redire, durant le temps des dix années que durera sa vie de Carme au célibat retrouvé, à sa Trappe intime réinventée. En effet, dans la chambre à coucher, funéraire pour l’occasion, était accroché au mur l’immense Discobole antique grandeur nature que j’avais peint à dix-sept ans et qui voisinait désormais avec, sur la coiffeuse, l’image de sainte Thérèse en ses noces christiques et la photo de son mariage avec ma mère, sa femme.

– Moi aussi, j’étais un artiste, m’a-t-il murmuré avec difficulté dans un souffle de confidence, quasi un râle et pour dernière parole.

« … Pour ce qui est de la fille … elle sent qu’elle est pour son père le fruit défendu. Il l’admire, il ne fait rien de répréhensible … Elle peut passer toute sa vie comme le fruit défendu, pas seulement le temps d’une analyse… »

Je suis Juste Sparkenbroke, la fille Dill au masculin, peintre et chercheure ès Je, d’un père au désir de Carme déchaussé. Voilà ce qui m’a Trappée. Fille d’un sujet qui se sera voulu désirant ès Dieu, hors désirable à la ville, en famille, en prière, en veuvage. En somme, la fille d’un désir paternel, dont le genre s’est gémellé au désir d’analyste, celui que j’ai pratiqué à l’i-d’antique pour que tienne envers et contre tout mon identification. À l’identique de celui de mon psychanalyste sans lequel, jusqu’à ce 3 juin 2020, je me suis dite n’être rien.

– Et voilà, citerai-je volontiers, pourquoi votre fille est muette !

A cet amour du père-là, j’ai rendu son dû en signant de son nom propre, repris avec le divorce, les toiles de mes cures. La dette est apurée. Il peut bien être mort et la cure achevée. Un livre d’art se prépare et s’y ajoute, auquel participeront des psychanalystes, pour favoriser une dispersion du musée-Ermitage qui ne soit pas vaine [20].

Construction 12
huile sur toile, 50 x 50 cm, XII 2013, Collection privée Paris.

*

On y est. Au mois de septembre, j’ai déposé le tableautin devant la porte du psychanalyste – covid insiste – et je ne l’ai plus revu. Les courriels qu’Ismail Safwan adressait au monde psychanalytique de son entourage et que j’avais commencé de recevoir en été, ne laissaient aucun doute. La porte sans retour de la cure avait été franchie le 3 juin sans qu’on le sache. J’ai confié au clavier puis au papier, peut-être un jour à vous, lecteur inconnu s’il s’avérait, le temps passant, que je ne l’ai pas seulement écrit pour mon tiroir, j’ai confié la vérité partielle et partiale de son seul mi-dire possible. Pour l’heure, réussir l’échec du désirable chez le désirant auquel je me suis livrée jusqu’ici, serait juste de reconnaître aux toiles d’être aujourd’hui les Désirables, les Bienveillantes, les Eumédides [21] de cette histoire.

Juillet 2020 - Avril 2021

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Addendum

Aujourd’hui, il me semble que le deuil de Moustapha Safouan s’achève, après bientôt deux ans, tandis que d’autres trouvailles et des sculptures émergent, encore écrites et dressées en papier pour mon tiroir. Cette écriture questionne l’homme-frère (Oreste-Électre), l’homme père & frère (Œdipe-Antigone) avec la question du désir fraternel dont, dans ce texte-là, je ne puis empêcher que s’y impose la question, la trace, la recherche d’un trait d’inceste pensable …

D’où l’émergence spontanée de la série des sculptures qui je titre : Antigone, de la tunique au linceul
 
 

Extrait de la série : Antigone de la tunique au linceul
Deux sculptures papier coton, 2022, h 70 cm (tunique) et h 50 cm (linceul).


 

*


 
J’achève ici de lire la préface à la réédition de Jacques Lacan et la question de formation des analystes [22]. J’y relève :

« … avec l’accent mis par Lacan sur le désir de l’analyste, au sens que je viens d’expliciter, la question se pose de savoir s’il est possible qu’un analysant s’identifie au désir de l’analyste tout en étant loin d’être à même d’articuler ce en quoi il consiste. Je répondrais que oui mais non sans noter que ce qui est possible ne fait pas nécessairement loi ». 
 
M. Safouan répondait à cet endroit à la question de la possibilité, proposée par la psychanalyste Élisabeth Leypold, qu’existe cet ordre d’identification-là.

L’ouvrage est sorti de presse un an après la disparition de M. Safouan, lu par moi deux ans après, mais signé et daté dès novembre 2019, au temps où je le rencontrais encore. Rarement. En une phrase, comme moi en les mille et une de ce texte où je me suis efforcée de définir les contours de cette identification et d’en témoigner, ces deux psychanalystes énoncent la vérité de mon transfert. Cette cure aura bien été celle de mon identification originelle à ce « désir de l’analyste » dont il a tant été question (mode lacanien de l’identification) sous-tendue par celle de « l’amour du père » (mode freudien). 

Au bout du compte et le temps ayant passé, je peux même dire que le désir de cet analyste-là aura été au plus proche de cet haut-re désir, théorisé en 1973 par Jacques Lacan dans le Séminaire XX : celui, baroque, de la femme pas-toute d’Encore, de Jean de la Croix et du Bernin à la flèche en ses drapés [23]. La boucle est bouclée.
 
À l’issue de cette passion partagée pour le travail dans la cure avec Moustapha Safouan, je conclurai ce texte de deuil et de reconnaissance du désir des deux partenaires, en en rétroversant à cet endroit le titre pour un l’avenir : Telle Juste, sans le désir trouvailleur du psychanalysant je ne suis rien. 
 
 
N.S. décembre 2022 - janvier 2023

Notes

[1M. Safouan, S. Frérot, L’inconscient à demi-mot, Entretiens et autres textes, éditions des Crépuscules, Paris, 2020.

[2Ibid., p. 50.

[3C. Millot, La vie avec Lacan, Paris, Gallimard, L’Infini, 2016.

[4« Du signifiant-maître à la reconnaissance du plan projectif », dans Michel Bertheux, Guy-Robert Saint-Arnaud, Nicole Sottiaux, Jean-Michel Vappereau, Lu, le pliage du schéma de Freud, Paris, Topologie en Extension, 1991, pp.128 sq.

Nicole Sottiaux, Utéron le Nœud, Variations chromatiques et borroméennes sur le nœud mathématique du double enlacement, Exposition de vingt-deux huiles sur toile, un collage, un dessin et un fétiche Vaudou FON du Bénin, à la Galerie Jean Briance, Paris, septembre 2019, catalogue-coffret manuscrit en XXI exemplaires numérotés. Aujourd’hui édité dans : Nicole Sottiaux ou le désir de l’analyste, Préface de Christian Hoffmann, Lelivredart, Paris, 2021.

[5J. Lacan, Encore, Paris, Seuil, 1973, p. 70-71.

[6M. Safouan, Le langage ordinaire et la différence sexuelle, Paris, Odile Jacob, 2009, pp. 121-123.

[7Ibid., p. 127.

[8M. Safouan, Sylvain Frérot, L’inconscient à demi-mot, op. cit., p. 53.

[9Ibid., pp. 52-53.

[10M. Safouan, Ch. Hoffmann, Questions psychanalytiques, Paris, Hermann Éditeurs, 2005, p. 35.

[11S. Freud, La vie sexuelle, Paris, PUF, 7e éd., 1985, p. 65.

[12chrysostome, bouche d’or.

[13Néologisme, Molubdostome bouche de plomb. Le mot est aussi inhospitalier que le minerai.

[14Une couple de soufflets égale aujourd’hui à une paire de baffes. Parce qu’aujourd’hui, on est moins regardants, dans la mesure où on dit paire pour tout ce qui va nécessairement ensemble : une paire de gants. Wikitionnaire.

[15Les petites différences prophétiques chez les jumeaux homozygotes, découverte majeure d’Arnold Gesell, psychologue de l’Université de Yale (1937) qui s’intéresse peu à la question des jumeaux dont la théorie s’intéresse surtout au fait qu’ils sont des couples, c’est-à-dire avant tout des identiques. Voir R. Zazzo, Le paradoxe des jumeaux, Stock, 2005.

[16J. Lacan, op. cit., p. 95.

[17Infra, l’identité de Unetelle.

[18Vie et œuvres de Sainte Marguerite-Marie Alacoque. Édition 1920. Tome II, Autobiographie, pp. 29-30. Ouvrage publié par la Visitation de Paray-le-Monial, après avoir été totalement refondu et notablement augmenté par Mgr Gauthey, archevêque de Besançon. Trois volumes in-8°, Librairie J. de Gigord, 15, rue Cassette, Paris.

[19Marcel Thiry, Juste ou la quête d’Hélène, La Renaissance du livre, Bruxelles, 1953. Secrétaire perpétuel de l’Académie de langue et de littérature de Belgique. Poète, nouvelliste, romancier, , homme politique, dont Paul Éluard disait : – Comment, vous ne le connaissez pas ? Ce n’est pas possible. C’est un des poètes les plus remarquables d’aujoud’hui…

[20Il est publié depuis : Nicole Sottiaux ou le désir de l’analyste, Paris, éd. Lelivredart, 2021.

[21Avec Agamemnon et les Choéphores, ces trois tragédies forment l’Orestie d’Eschyle, la trilogie des Atrides.

[22M. SAFOUAN, Jacques Lacan et la question de la formation des analystes, présentation de Christian Hoffmann, 2de édition, Paris, Hermann, 2021, p. 21.

[23J. Lacan, Encore, op. cit., note 10, p. 4.

Frontispice : Nicole Sottiaux — Paestum le regard 3, huile sur toile, 60 x 81 cm, VII 2013.

Bibliographie :
Le Sénat présente Nicole Sottiaux au Pavillon Davioud, Droites et courbes huiles sur toile et collages, 2011 - 2014, disponible au Sénat et chez l’auteur.
Nicole Sottiaux — Du module à la figure — Texte de Jean-Louis Poitevin et Avant-propos de Christophe Henry, 2016 — TK-21 Édtions, disponble chez Tschann et chez l’auteur.
Nicole Sottiaux et le désir de l‘analyste, Préface de Christian Hoffmann, textes de P. Castex Menier, Jeanne Lafont, W. Lambersy, J.-L. Poitevin, N. Sottiaux, Paris, Éd. Lelivredart, 2021.

Pour l’ensemble de l’iconographie de l’artiste voir :
Jean-Louis Poitevin, Nicole Sottiaux, Du module à la figure, TK-21 LaRevue N° 66, février 2017.
Jean-Louis Poitevin, Variations chromatiques et borroméennes, Note sur les dernières œuvres de Nicole Sottiaux, TK-21 LaRevue n°119, mai 2021.