dimanche 28 janvier 2018

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Qu’est-ce qu’une assiette blanche, cassée par mégarde ?

Qu’est-ce qu’un citron oublié dans un réfrigérateur et désormais en voie de pourrissement avancé ?

, Ibn El Farouk et Patrick Gatignol

« Je veux qu’un objet perde sa destination usuelle : je ne le prends qu’au moment où il n’est plus bon qu’à être jeté à la boîte à ordures, au moment où finit son usage limitatif et c’est alors seulement que l’art lui confère un caractère universel. »
Georges Braque.

Pour un consommateur de stricte observance publicitaire ou pour un utilitariste intégriste intraitable ce sont là, cette assiette et ce citron, des déchets inconsommables et inutilisables, des choses de trop, dans tous les mondes de nos calculs.

Ibn El Farouk s’est pris de passion pour tous ces « de trop » lâchement abandonnés.

Il les glane, comme les paysans pauvres de toujours, pas dans les champs, mais dans nos poubelles et nos décharges. Et pour lui, et il s’agit d’éthique : ne point mépriser l’humble objet déclaré au mieux, dérisoire — l’extraire de nos médiocrités consommatrices et marchandes, pour lui donner un règne poétique et plastique ? En fidélité à Le Corbusier qui qualifiait « d’objets à vocation poétique » les galets, os et coquillages qu’il collectionnait.

Pour Ibn El Farouk les matériaux de ses travaux ne sont pas la belle matière des artistes artisans des métiers académiques : l’huile qui resplendit, la gamme encore sacrée, les gestuels si codifiés ou la langue grecque – mais justement cette assiette ou ce citron dont Ibn El Farouk traque les formes et les contenus cachés – pour lui seul – sous la surface des données brutes de leurs photographies.

Non pas que ces humbles choses « de trop » soient les « sujets » des photographies d’Ibn El Farouk : les véritables « sujets » de ses travaux sont justement, ce « règne » poétique et plastique, de l’assiette et du citron par exemple. Mais ce règne ne sera donné que pour autant que, « au delà » de la simple photographie de ces objets, sera dégagé – en dessous, en leur revers, dans leurs décalages et leurs caches enfouies – des formes, des rêves, des enjeux symboliques. Les gestes du photographe alchimistes seront ainsi des gestes destinés à faire apparaître ce qui est enfoui et dénié, par la vision de la photographie comme simple représentation.

Par ses gestes de photographe alchimiste – procédés d’éclairages complexes, de saturations colorées, d’agrandissements irréalistes, de dispositions en mise en scène etc. – le citron devient une planète qui chante les couleurs des grands vénitiens, un sexe féminin éruptif et encore offert, une verrue cancérigène grande comme un continent ; les morceaux de l’assiette blanche s’échappent de leur statut d’objets et en viennent à rêver en nous, ses voyants : ils deviennent une amande inquiétée par des griffures noires, un mollusque blanc de noires profondeurs, la trompe blanche d’un éléphant à tête d’emplâtre et encore et toujours d’elle, de nous, d’Ibn El Farouk, tant et tant de choses magiques ! J’ai entendu Z clamer, en regardant les photographies de ces morceaux blancs, qu’ils étaient entrés en « transe », hors d’eux-mêmes, en « transe » pour qu’advienne enfin leur règne plastique et poétique !

A la croisée entre l’Imaginaire plastique et poétique de Ibn El Farouk et celui de chaque « contemplateur » de cette assiette et de ce citron. Une rencontre entre chacun de nous, Ibn El Farouk et ces choses sauvées ?

Laissons pour terminer la parole à Diderot – il parle des peintres mais sa pensée pourrait, tout aussi bien, par sa puissance prospective au-delà de son époque, traiter des travaux de Ibn El Farouk : « De grâce s’il vous plaît, les peintres, laissez-nous une lacune, un manque que mon esprit puisse combler ».

Hé bien, les travaux de Ibn El Farouk laissent à leurs spectateurs ces vides pour leurs libertés.