lundi 1er mars 2021

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Pourquoi lire Julian Jaynes aujourd’hui ? I

Première partie

, Jean-Louis Poitevin

Avec la publication de la première partie de la postface écrite à l’occasion de la réédition aux éditions Fage du livre de Julian Jaynes La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit bicaméral, il s’agit de rendre hommage à un livre doublement "unique" que William Burroughs aura su dans ses essais faire sortir de la nuit de l’oubli à laquelle il aurait pu être voué. Car ce livre, en nous permettant de plonger dans notre psychisme préhistorique, nous permet aussi de mieux comprendre où nous en sommes aujourd’hui. Nam June Paik ne disait-il pas « Plus je travaille avec la télé, plus je pense au néolithique. » !

Qui a peur de Julian Jaynes ?

La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit bicaméral est un de ces livres qui nous raconte, met en scène et rend compréhensible un moment clé de l’aventure humaine qui s’étire sur les quatre mille dernières années. Cela nous concerne au premier chef car chacun de nous en est, aujourd’hui encore et toujours le seul héros. Le lire, c’est faire le pari qu’une compréhension « renouvelée » de notre situation existentielle est possible.

Publié il y a maintenant près d’un demi-siècle, il a connu un certain succès lors de sa sortie, et s’il est resté par la suite un livre culte, ce fut surtout pour des écrivains, des artistes et un public limité. Il rayonne jusqu’à aujourd’hui, mais il le fait, paradoxalement, dans l’ombre.

Jaynes, quoique formé dans de grandes universités américaines et quoique ayant ensuite enseigné à Princeton, a été en prison pour avoir refusé de participer à la Seconde Guerre mondiale. Cela en fait une sorte d’outsider malgré lui. De plus, présentant une approche inédite d’un pan de l’histoire de l’humanité, mais touchant à tant de domaines, la neurologie, la psychologie, l’histoire des civilisations et des religions, les comportements humains, la conscience et la pensée, son livre ne pouvait être perçu que comme une sorte de tentative, osée et originale certes, mais trop touche-à-tout pour être créditée des bons points que l’institution universitaire décerne uniquement à ceux qui, issus de ses rangs, se glissent dans le moule.

Ce qui nous permet de supputer que ce livre occupe toujours une place majeure parmi les livres de la seconde moitié du XXe siècle, c’est sa vie souterraine, sa circulation constante en dehors des radars, le fait qu’il soit utilisé avec parcimonie mais justesse par des gens qui eux occupent dans tel ou tel domaine des places de choix. Il faut donc mesurer l’audience de cet ouvrage moins aux recensions dans la presse qu’à l’aune de la valeur de ceux qui lui ont reconnu importance et valeur. Nous verrons que, même parmi ceux-là, il y a ceux qui le citent mais aussi ceux qui l’utilisent sans le citer, peut-être pour se protéger des accusations qui pourraient leur être adressées de recourir à des thèses si singulières.

Un tel portrait en creux, s’il révèle l’existence d’une dimension sulfureuse de l’ouvrage, fait surtout apparaître qu’il est porteur d’une forme de « révélation » telle qu’en effet, c’est la compréhension de « notre » culture et de « notre » civilisation – celle qui, fondée sur l’écriture, a finalement envahi toute la planète – qui s’en trouve modifiée, et, au-delà, celle aussi de nous-mêmes en tant qu’êtres humains.

Or, comme on le sait, les porteurs de nouvelles qui réclament ou imposent pour être comprises que le lecteur accepte une transformation voire une mutation de son cadre de référence ne sont pas les bienvenus, ni dans les universités, ni dans les salons de la bien-pensance. C’est pourquoi nous retrouvons les lecteurs de Julian Jaynes du côté des créateurs aventureux, des écrivains, des vidéastes, des artistes et parfois des philosophes. Il a aussi fait des émules dans son domaine, la psychologie.

Circonstances favorables

Achille gardant le corps d’Hector
Coupe athénienne à figures rouges, v. 490-480 av. J.-C., musée du Louvre

La découverte d’un livre important est souvent le résultat de circonstances particulières. Celles qui vont être brièvement présentées ici participent par certains points de l’histoire même dont le livre témoigne et qu’il met en scène.

Il y a quinze ans, lors d’une période de lecture intense qui incluait des classiques grecs dont l’Iliade et l’Odyssée, il m’a été donné de découvrir en même temps le livre de Jaynes et des ouvrages de Vilém Flusser. La découverte, un peu plus tard, de l’œuvre de Gilbert Simondon a permis de transformer l’ensemble de ces lectures en un outil intellectuel d’une grande efficacité.

La lecture de l’Iliade surtout posait question. En effet, les exploits des héros grecs révélaient une chose : qu’Hector et Patrocle, Agamemnon et Priam ne vivaient ni ne pensaient comme nous. Ils étaient en permanence la proie de forces qui les dépassaient, leur faisaient accomplir des exploits, des actes glorieux, mais aussi les plongeaient dans des instants d’absence à eux-mêmes. Pendant ces moments de trouble grave de la perception, des moments pendant lesquels des dieux, sous forme de voix ou de nuées, venaient leur parler et intervenaient pour leur rendre leur puissance d’agir, s’emparaient d’eux pour leur redonner force et courage et les relancer dans le combat en leur disant quoi faire, ils accomplissaient des choses qu’ils ignoraient accomplir. De tels moments nous sont aujourd’hui à peu près inconnus. Leur monde ne ressemble pas au nôtre.

Face à cela, celui de l’Odyssée ressemblait beaucoup plus au nôtre, un monde fait de beautés insurpassables et d’émotions puissantes, un monde traversé par les différentes formes de l’amour, mais aussi par des tensions psychiques intenables, porté par une violence sourde ou manifeste et hanté par un jeu inextricable de promesses et de trahisons, de gestes d’aide et de vengeances aussi inévitables que vaines dans leur capacité à en finir définitivement avec ce qu’elles prétendaient combattre.

La lecture de Jaynes a apporté en plus d’un éclairage puissant sur ces points obscurs, une révélation plus globale puisqu’il devenait possible de penser à la fois et comme coextensifs les uns aux autres, ce que l’on nomme les dieux et ce qui nous constitue sous le nom de conscience. En lisant ce livre, on pouvait appréhender le monde d’avant, celui des héros, et l’on commençait de comprendre que même s’il était loin de nous, nous en étions issus. Restait à découvrir comment et en quoi ce monde d’avant continuait de tramer ses fils dans nos vies d’hommes soi-disant rationnels.

Burroughs, le découvreur

Wiliam Burroughs

Le nom de Jaynes, il a bien fallu le trouver quelque part. À cette époque personne en France ne le citait réellement ni ne s’appuyait sur ses découvertes, que ce soit pour poursuivre les siennes propres ou prolonger celle de Jaynes, personne, à ma connaissance évidemment, parmi les gens que je lisais, sauf William S. Burroughs.

En effet, le nom et le titre de l’œuvre de Jaynes apparaissaient trois fois dans les Essais, une fois dans le volume I (1978) et deux fois dans le volume II (1984), volumes qui reparaîtront en un seul en édition de poche en 2008, toujours chez Christian Bourgois. Publiés de manière chronologique, ces articles montrent cependant que certains motifs jaynesiens sont en fait largement déjà présents et actifs dans la réflexion et la création de Burroughs avant qu’il ne le découvre.

Trois mots suffisent à assurer le lien entre ces deux univers que rien ne semble devoir rapprocher et qui ont tant en commun : schize, voix, conscience.

Burroughs est l’écrivain-chercheur qui a découvert que ce qui passe pour être rationnel n’est en fait qu’une vaste forfanterie narrative inventée par une entité nommée « sujet » ou « moi » pour se rassurer sur sa situation existentielle. Ses années passées dans les bas-fonds avec la drogue pour compagne et l’écriture en ligne de mire lui ont permis de comprendre que cette cohérence entre conscience et rationalité supposée du monde était en fait assaillie et trouée de part en part, et cela parce que la conscience n’est pas une mais divisée, parce que l’homme entend des voix qui ne sont émises, pour certaines, par aucune entité repérable dans la réalité, et parce que l’unité de la conscience fondée sur une continuité et une stabilité structurelles est une illusion que le type d’écriture qu’il est en train d’inventer révèle.

« L’écriture est encore confinée dans la camisole de la représentation séquentielle du roman, forme aussi arbitraire que le sonnet et aussi éloignée des données réelles de la perception et de la conscience humaine que cette forme poétique du quinzième siècle. La conscience est un cut-up ; la vie est un cut-up. Chaque fois que vous marchez dans la rue ou que vous regardez par la fenêtre, votre flux de conscience est coupé par des facteurs aléatoires. » (W. S. Burroughs, « Le dernier potlach », in Essais I, Christian Bourgois éditeur, Paris, 2007, p. 141)

Pour qui vient de lire le livre de Jaynes, la conclusion est évidente. Ce que révèle Burroughs, c’est que la trame de ce que nous appelons conscience n’est pas continue mais discontinue et en cela proche de celle qui constituait la forme de psychisme caractérisant les hommes bicaméraux. La continuité rationnelle rendue possible par le principe de narration permettant à la conscience de se rêver unifiée n’est qu’une unité de façade. L’homme bicaméral n’est pas disparu, il n’est pas mort, il vit en nous. Il y a, simplement, que nous avons appris à l’oublier, à le nier pendant que lui continuait à agir en sous-main à travers des êtres d’exception comme des saints, des mystiques, des fous, des écrivains, des artistes et tant d’autres humains dont les capacités mentales et psychiques étaient paradoxales, hors du commun.

Les recherches et l’écriture de ce livre par Jaynes et la découverte du cut-up par Gysin et Burroughs ont lieu à la même période, un moment où quelque chose se lézarde dans la pensée occidentale, et ce qui apparaît à travers ces fissures, ce n’est plus l’existence de zones d’ombre dans un monde clair, zones conceptualisées par les termes de conscience et d’inconscient, mais un mécanisme inhérent à la vie psychique dont l’homme contemporain n’est pas exempt.

Quoique nous en ayons, nous sommes tous hantés par des voix, habités par des morts, prisonniers d’un moi qui n’a rien à voir avec ce que nous sommes ou pouvons être, et nous sommes toujours en relation intime ou interne avec des puissances ou des forces qui nous gouvernent, ou du moins agissent sur nous plus que nous ne le pensons. En d’autres termes, nous sommes en quelque sorte tous, sinon psychotiques au sens médical du terme, du moins schizoïdes, c’est-à-dire traversés par une faille qui à la fois nous divise, nous détermine en nous obligeant à rassembler les morceaux et nous permet de nous constituer, y compris comme sujet ou comme moi.

L’expérience et la découverte dont Burroughs est le nom, est la forme contemporaine de ce que Jaynes découvre dans le passé antéhistorique de l’homme moderne. La bicaméralité n’est donc pas seulement un élément de notre passé, elle est une part de notre devenir parce qu’elle est aussi une part largement active de notre présent.

Penser avec Jaynes : l’exemple grec

Ajax et Achille jouant au tric-trac
(Amphore à fig. noires)

L’ouvrage de Jaynes ouvre des portes sur des données qui rendent possible une reconsidération globale de ce qui constitue les fondements de la réflexion, de la création, de la pensée. En s’appuyant essentiellement sur des analyses de phénomènes culturels datant des siècles précédant l’invention de l’écriture, puis de ceux qui la suivent, Jaynes nous conduit à relire et repenser avec lui les textes, les œuvres, les données qui nous sont parvenues de ces époques anciennes. Mais il nous invite aussi, comme il le fait lui-même dans le dernier quart de son livre, à envisager la permanence de traits bicaméraux dans nos comportements actuels.

C’est à produire une nouvelle cartographie de la pensée qu’il nous invite, une cartographie qui prend en charge non pas les critères de la seule raison ou du seul entendement, mais ceux, plus difficilement « prévisibles » ou « calculables », d’états ou de dimensions psychiques et des réflexions qui y sont associées et qui sont, en général, tenus l’écart du champ de la pensée, lors même qu’ils en constituent les sources majeures.

Les recherches effectuées par Jaynes pour écrire son livre sont impressionnantes et les références constituent une invitation à nous emparer à notre tour des textes qu’il évoque ou cite, du code d’Hammurabi à l’épopée de Gilgamesh, des textes grecs à ceux de la Bible pour ne citer que les plus connus.

C’est cependant autour de la pensée grecque que tourne la part la plus incontournable de sa démonstration, car c’est bien là que se joue, pour la pensée occidentale en tout cas, une grande partie de son destin. La rigueur de la démarche et l’acuité de l’attention de Jaynes se remarquent en particulier dans le choix qu’il fait du levier de sa démonstration. Il s’agit d’une phrase de l’Iliade, problématique comme il le montre en ce qu’elle suppose déjà l’invention de la conscience alors quelle se trouve dans un texte à teneur bicamérale, mais centrale puisque l’on peut dire que c’est autour d’elle que l’on peut faire basculer le grand panneau symbolique nous faisant passer du psychisme bicaméral à celui qui est le nôtre.

Bien qu’il ne le cite pas directement, c’est dans l’Hippias mineur de Platon que cette phrase est convoquée pour la première fois comme symptôme d’un basculement dans la pensée. C’est autour d’elle que se joue l’ensemble de ce dialogue qui met en scène de manière détaillée le changement de paradigme qui fait passer du monde des héros et des poètes à celui des philosophes et des sophistes.

Le mensonge ou la tromperie, voilà le sujet affiché de cet Hippias mineur. Le nœud central de la dispute entre Hippias et Socrate est ce vers célèbre du chant IX de l’Iliade dans lequel Achille répond à Ulysse : « Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, je dois vous signifier brutalement la chose, comme j’entends la faire, comme elle se fera. [...] Celui-là m’est en horreur à l’égal des portes d’Hadès, qui dans son cœur cache une chose et sur les lèvres en a une autre. Je dirai, moi, ce qu’il me semble qu’il faut dire » (trad. P. Mazon, 1937).

C’est précisément de ces quelques vers dont Platon se sert pour faire levier et faire glisser la plaque tectonique « iliadique » sous la plaque tectonique « dialogique », celle qu’il s’emploie justement à instaurer.

Achille, dont le dire est supposé sans tromperie, est pris en flagrant délit de se contredire quelques vers plus loin. La porte qui s’ouvre ici permet à Socrate d’y glisser le coin de la logique et de prendre au piège de la contradiction un discours qui n’obéit pas à sa loi qui est celle de la continuité gagnée sur les intermittences de la perception grâce à la puissance rectrice et pourvoyeuse de continuité du « logos ».

On s’aperçoit donc qu’il est aisé non seulement de vérifier la justesse des réflexions de Jaynes mais de penser avec lui. Ce qui importe ici, c’est à la fois d’affiner les éléments relatifs au basculement entre les deux mondes et de prendre la mesure de la prégnance de l’irrationnel dans l’univers soi-disant réglé par la seule raison ou par le seul logos, ce que, cité par Jaynes, tentait déjà de montrer E.R. Dodds dans son livre célèbre, Les Grecs et l’irrationnel (The Greeks and the Irrational, 1951).

C’est encore en ayant recours à la pensée grecque qu’un autre basculement va être rendu perceptible, basculement qui nous reconduit d’un geste, non plus dans le monde des commencements de la philosophie, mais dans le nôtre, celui des chevauchements électroniques d’images, de voix, de textes, dont l’art vidéo a été à la fois le précurseur et le porteur et que les médias de masse et les appareils devenus les doubles de nos psychés désorientées ont rendu indispensables à toute tentative de s’orienter tant dans le monde labyrinthique des mégapoles que dans notre vie psychique.

Un pont de quatre mille ans

Bill Viola — The Reflecting Pool

« Les anciens grecs entendaient des voix. Les épopées homériques sont pleines d’exemples de gens guidés dans leurs pensées et actions par des voix intérieures auxquelles ils répondent automatiquement. [...] De nos jours, nous sommes méfiants envers les personnes qui présentent ce type de comportement ; nous oublions que le terme entendre se réfère à une sorte d’obédience (les racines latines du mot sont ob et audire, c’est-à-dire entendre quelqu’un à qui l’on fait face). L’autonomie de l’esprit est un concept si profondément enraciné en nous que nous répartissons ceux qui entendent des voix en diverses catégories : a) ceux qui sont légèrement amusants, b) ceux qui sont des poètes, c) ceux qu’il faudrait enfermer dans un institut psychiatrique. Une quatrième catégorie pourrait être ceux qui regardent la télévision. [...] S’il y a un espace réel ou virtuel de la pensée, alors il doit y avoir aussi du son à l’intérieur, car tout son cherche à s’exprimer comme vibration dans un milieu spatial. » (Bill Viola, « Le son d’une ligne de balayage », Chimère 11, printemps 1991)

Ce passage montre à lui seul ce que penser avec Jaynes peut vouloir dire et impliquer. En effet, sans pourtant le citer nommément, ce texte de Bill Viola emprunte mot pour mot quelques lignes au livre, mais pour aussitôt mettre en relation la thèse principale de Jaynes selon laquelle « les dieux sont ce qu’on appelle maintenant des hallucinations » (p. 93) avec notre situation actuelle.

Les réflexions auxquelles peut conduire la pratique de l’art vidéo en particulier, et au-delà de lui, la présence envahissante des images et des écrans dans nos vies, montrent comment une observation fine du médium, des images produites et des enjeux que cela implique au niveau de la perception et donc de la pensée, peuvent et doivent nous inciter à ne pas rester enfermés dans la prison que la raison et la logique du récit contrôlés par le moi ont fini par tisser autour de nous.

Penser avec Jaynes, ce n’est donc pas tant accepter les yeux fermés ses thèses sur l’origine des dieux ou la bicaméralité que de les utiliser comme un filtre pour tenter de repérer et de comprendre à la fois comment notre psyché a produit le cadre qui est le sien et comment les sources antérieures de la vie psychique et donc de la pensée continuent de participer à notre structure mentale et d’alimenter nos états psychiques.

Ainsi, ce que révèlent les artistes qui voient dans les thèses de Jaynes des éléments permettant de mieux comprendre ce qui se produit sous nos yeux, c’est l’intrication entre pré et post-histoire, c’est l’entrelacement de « thèmes », au sens musical, qui expriment des versions divergentes de ce que sont et la pensée et le sujet.

Un exemple suffira à monter la puissance et de l’art vidéo et de la pensée de Jaynes. The Reflecting Pool date de 1977-79, juste avant la sortie du livre de Jaynes ! Œuvre des débuts de Bill Viola, elle est programmatique et aussi importante qu’a pu l’être en son temps L’homme à la caméra, puisque la quasi-totalité des transformations qui affectent le champ de pensée, de la perception et de la création impliquées par l’existence et l’utilisation d’un nouveau média, y sont mises en scène et en jeu.

L’ouvrage que Jean-Paul Fargier consacre à cette vidéo, The Reflecting Pool (Yellow now, 2005) en parle avec suffisamment de précision pour qu’il soit simplement nécessaire, ici, de montrer en quoi elle rend lisible et visible cette mutation qui concerne à la fois les formes et les conditions de la perception et celles de la pensée. Car ce que cette vidéo met en scène ce sont des états de fait qui, d’images, peuvent être transformés en concepts capables de renverser la quasi-totalité de nos certitudes.

En effet, ce que The Reflecting Pool nous donne à voir, ce sont des données paradoxales. On y voit des corps mais qui vivent dans l’image comme corps « réels » et comme « corps-image » et chacun dans des rythmes, des temporalités différentes. Le temps d’ailleurs ne se déploie pas toujours dans une seule direction. À certains moments, il « marche à l’envers ». Les fantômes sont une donnée réelle offerte à la perception et les corps semblent en proie à des métamorphoses inédites.

Ce qui importe le plus, c’est de considérer que la vidéo, ici, est un médium qui véhicule de la pensée. Et que cette pensée n’obéit pas aux lois de la pensée « classique », celles auxquelles nous tentons de faire correspondre nos expériences et nos réflexions.

Le point central de cette mutation « de » la pensée et « dans » la pensée, c’est que ce qui est montré à l’image ne semble pas « obéir » au principe de non-contradiction. Principe central de la métaphysique, il s’énonce ainsi : « il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose » (Aristote, Métaphysique, livre Gamma, chap. 3, 1005 b 19-20). Or, ici, il en va autrement. Les corps à la fois « réels » et devenus « images » ont, par exemple, plusieurs états qui se manifestent en même temps tout en obéissant à des temporalités et des états différents.

Il y a plus. C’est que la vidéo en tant que véhicule de pensée rend possibles, pensables et perceptibles des phénomènes qui nous semblaient encore relever, il y a peu, de la seule science-fiction et qui aujourd’hui font partie de nos expériences quotidiennes. Résumons.

L’ubiquité est quelque chose qui est possible pour la vidéo. La représentation mobile de deux réalités ou plus, donc le fait que l’image soit divisée et non une, est rendue possible par la vidéo. La duplicité, cette chose qui fascinait tant Homère, et qui est au cœur du dispositif de la conscience comme son ombre malade, est appréhendée comme un phénomène « positif » par la vidéo, car elle n’est pas seulement image, mais image et son, image et voix, image et texte. L’image divisée permet de faire tenir ensemble des temps différents, des modes narratifs différents et de faire travailler ensemble des symboles contradictoires. Chronos devient Janus, mais les deux visages de Janus ne se contredisent pas, ils se complètent. Un lien direct entre vibration, pixels, images et neurones est rendu à la fois possible et visible, il est même activé par la vidéo.

Les avancées de Jaynes ne permettent donc pas seulement de comprendre le passé mais bien de nous aider à nous orienter dans un présent pour le moins confus. L’un des deux inventeurs de l’art vidéo, Nam June Paik, disait d’ailleurs en substance « Plus je travaille avec la télé, plus je pense au néolithique. » (Nam June Paik, Du cheval à Christo et autres écrits, Lebeer Hossmann, 1993) La prise en compte de tout ou partie de cette mutation est à la fois rendue visible par l’œuvre de Jaynes, mais elle peut aussi être pensée avec elle. C’est sans doute la raison qui pousse des écrivains à recourir à lui ou à inventer des prolongements dans des œuvres de fiction qui fonctionnent comme des tentatives de « pré-voir » l’avenir.
(À SUIVRE)