lundi 1er janvier 2024

Accueil > Les rubriques > Cerveau > Peinture et catastrophe

Peinture et catastrophe

Gilles Deleuze

, Jean-Paul Gavard-Perret

Que faut-il à la peinture, à son apparition pour qu’elle parle autrement ? Gilles Deleuze crée dans huit cours du début des années 80 une ouverture paradoxale qui donne accès à un envers du monde, à une région de la dissemblance. Le philosophe regarde autrement la peinture afin que nous n’en saisissions jamais les tenants et les aboutissants.

L’essentiel ne tient pas à la possibilité que la peinture ait quelque chose à apporter à la philosophie mais à ce que la philosophie peut attendre de la peinture et que seule elle peut lui donner.


Partant autant de l’espace égyptien et grec, des textes de Jean-Jacques Rousseau ou de Klee, et en passant par les œuvres de Cézanne, Van Gogh, Michel-Ange, Turner, Klee, Pollock, Mondrian, Bacon, Delacroix, Gauguin ou le Caravage, Deleuze convoque des concepts philosophiques tels que diagramme, code, digital et analogique, modulation pour les renouveler et bouleverser la compréhension de l’activité créatrice en arts plastiques.

Il s’agit de comprendre comment conjurer la grisaille (Klee) en abordant la couleur, de comprendre aussi ce qu’est une ligne sans contour, un plan, un espace optique pur, un régime de couleur. Mais il y a plus, Deleuze envisage le rapport que la peinture entretient avec la catastrophe et chaos.


Se fondant sur des peintres d’une époque relativement récente (Turner, Cézanne, Van Gogh, Paul Klee et Bacon) il montre comment ces maîtres ont peint une catastrophe, des tableaux d’avalanche, tableaux de tempête, etc. pour généraliser des espèces d’espaces de déséquilibre, de choses qui tombent, de chutes. 


Selon Deleuze la peinture est toujours l’histoire de tels mouvements. En effet, si un tableau est une composition, ce terme n’est là que pour qualifier une désagrégation qu’il définit comme « le point de chute, un verre dont on dirait qu’il va se renverser, un rideau dont on dirait qu’il va retomber ». C’est donc là le paradoxe qui court en ces huit séances qui ne cessent de remettre en cause la vision de la peinture devenant un principe de déséquilibre généralisé.

Pour Deleuze, au plus profond de lui-même l’acte de peindre comprend la catastrophe, même lorsque ce qui est représenté n’en n’est pas une. « En effet, les poteries de Cézanne, ce n’est pas une catastrophe, il n’y a pas un tremblement de terre. Les verres de Rembrandt, il n’y a pas une catastrophe. » Néanmoins, pour lui, une catastrophe toujours plus profonde affecte l’acte de peindre si bien qu’il ne pourrait pas être défini autrement. Deleuze fait donc de tout peintre le pendant d’un Beckett pour qui la « Catastrophe » reste le maître mot de la quête existentielle et esthétique.

Gilles Deleuze, Sur la peinture, édition préparée par David Lapoujade, Éditions de Minuit, 2023, 352 pages, 26.00 €