vendredi 1er décembre 2023

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Mélodie pour un jardin clos

Panoramique jour

, Jean-Pierre Brazs

Un jardin clos est séparé du monde extérieur par un mur d’enceinte et deux bâtiments accueillant ateliers d’artistes et bibliothèques. Que faire, que penser, en ce lieu dans lequel résonnent les voix du passé, du présent et du futur, de l’ici et des ailleurs, de soi et des autres ? Que faire des bruits du monde ? Un jardin clos que trois personnages habitent : un chat qui apporte du dehors de bonnes et de mauvaises nouvelles ainsi que deux guetteurs, penseurs aussi, garants de quoi ?

Il faudrait donner à la dernière partie du film la belle allure d‘un enchaînement de questions et de réponses, de clartés et d’incertitudes, de fuites et de retrouvailles. Tout ce qui semble contradictoire se révélerait capable de cohabiter. Tout se résoudrait en devenant « comme avant », mais transformé si légèrement qu’on pourrait se dire : pourquoi tant de drames, pourquoi tant de violences, tant de lentes inquiétudes et parfois tant d’horreurs, pour en arriver à une transformation si imperceptible ?
Pourraient se succéder quatre séquences aux allures de saisons.

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Dans le Jardin d’Hyacinthe Henri Bosco décrit un étrange printemps : « Il est un printemps souterrain qui éveille, gonfle et soulève des forêts entières perdues et prises dans l’humus avec toutes leurs branches ; forêts inversées dont les arbres plongent leurs têtes dans la profondeur tandis que vers le haut, en quête d’air et de lumière, s’épanouissent les racines voraces (...) Le serpent était plein de fleurs, mais le jardin a mordu le renard et l’a tué… ».

Qu’y a-t-il sous le jardin ?
Quelque chose qui repose, attend, s’enfonce ou se soulève, ou se déploie, s’accumule, se concrétionne peut-être, ou se désarticule et s’éparpille ? Ce ne serait pas un monde inversé, ni le germe de ce qui pourrait éclore à l’air libre, ni un chaos informe de restes enfouis livrés à la décomposition. Peut-être quelque chose qui renonce. Ou qui espère.

Il serait tentant de soulever le dallage de pierres plates traversant en oblique le jardin, puis d’enlever la mine couche de terre arable pour accéder à un sous-sol rocheux qui pourrait réserver quelques surprises. Les géologues nomment « conglomérat » des roches composites formées de débris de blocs ou de galets. Il arrive (mais le fait est très rare) que ces roches contiennent des débris parcourus de quelques mots gravés dans le bois, la pierre ou le métal. S’y superposent en écritures parfois maladroites, des dates incertaines, quelques noms aussi ou de simples initiales. Il est raisonnable de les interpréter comme issus d’une crainte, d’une peur peut-être, sachant que la seule qui vaille est celle de disparaître et qu’alors il importe de confier une parole au futur. Sur le point de tout perdre, abandonnant un lieu de vie, il est possible que le simple fait de rassembler des objets à l’utilité oubliée en révèle un sens à venir, qu’il appartiendra à d’autres de déchiffrer.

J’émets l’hypothèse que sont parfois pratiquées des inhumations discrètes, abandonnant à la terre des bribes lithiques, des géodes signifiantes, des tesselles recomposées ou d’énigmatiques concrétions littéraires.

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Comment accompagner en été les forces et les présences à l’œuvre dans le jardin clos, les mouvements du vent, les cris du vivant, les lumières changeantes et l’eau qui manque ?
L’angle nord-ouest du jardin est occupé par un muret arrondi en quart de cercle. Il retient un entassement de pierres et de débris de briques. Quelques végétaux y ont trouvé un peu de terre pour s’y installer. C’est un lieu d’abandon et de survie. L’effondrement d’une partie du muret aurait pu rester un évènement mineur. Il aurait suffi d’attendre des journées plus fraîches pour remettre les pierres en place en veillant cette fois-ci à leur parfaite stabilité, mais d’autres désordres sont survenus : certaines dalles d’un cheminement de pierres se sont soulevées et le dessèchement de la pelouse a fait apparaître des concrétions calcaires à l’allure de pustules pierreuses réunies en ossuaire.

Pour assurer la continuité de leur présence, minéral et végétal adoptent des stratégies différentes : le minéral, même s’il s’érode lentement, semble d’une pesante éternité, tant l’amplitude des rythmes géologiques est large ; de son côté le végétal choisit de se régénérer continuellement.
Avec la chaleur estivale, quelque chose est en train de s’inverser à mon insu dans le jardin clos. Quelle explication donner à la mise en mouvement du minéral alors que le végétal se retranche dans une immobile sécheresse ?
Le mur a-t-il tremblé avant de s’effondrer ?
Que craindre ? Que les marches de pierre devenues incertaines, rendent hésitants les pas habituellement empressés de rejoindre l’ombre du seringa sur la terrasse haute du jardin ? Que les pierres sommitales du haut mur d’enceinte, parcours habituel des chats, s’accordent la liberté d’une légère ondulation ? Que quelques pierres dressées destinées à marquer d’étroits territoires se couchent aux premières lueurs du jour pour se relever avec la pénombre du soir ?

La nuit serait propice à l’agitation des pierres du jardin, blanches d’une pâleur lunaire. « Je vais, je viens, je vire, je tangue et je sens que je tombe ». Ainsi pensa le mur avant de s’effondrer.

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Les plantes, par définition, sont des végétaux ancrés dans le sol et l’automne est propice aux plantations.
Des nécessités scientifiques ou commerciales conduisent parfois à extraire des végétaux de leur milieu naturel pour doter des jardins botaniques ou ravitailler des jardineries. Aujourd’hui, les transports par avion sont rapides et les plantes vivantes n’ont à supporter qu’un bref séjour hors sol. Il en était autrement autrefois, quand elles devaient résister à de longs voyages en bateau. Elles étaient transportées dans des petits bacs surmontés d’arcades en tiges de saule ployées, dans de simples tonneaux, dans des coffres aérés par d’étroites trappes et dont le couvercle formait deux plans inclinés grillagés ou dans des paniers en osier dont les montants disproportionnés étaient rassemblés et ligaturés à leur extrémité pour former une sorte de cage. J’imagine que durant leur séjour dans ces petites volières, certaines plantes ont pu s’inventer des destins aventureux et saisir l’occasion de transbordements pour tenter des évasions. Les jardiniers chargés des opérations de dépotage auront choisi de s’innocenter en déclarant les spécimens végétaux morts ou invalides. Aucun témoignage ne nous est donc parvenu concernant des envols de plantes.

Les nombreuses espèces exotiques acclimatées chez nous furent d’abord considérées comme curieuses, dans le sens où leurs formes ou leurs couleurs devaient intriguer. Un jardin botanique, se devant de conserver des raretés, génère parfois des convoitises et il arrive que des végétaux disparaissent des collections publiques pour satisfaire des intermédiaires cupides et des amateurs attachés à jouir seuls d’une passion devenue privilège. Pourquoi n’a-t-on pas imaginé la thèse de la fugue ? Des plantes n’auraient pas été volées parce que précieuses mais envolées parce que curieuses ! Il est difficile, en parcourant un jardin botanique, de repérer les plantes candidates au départ. Aucune ne dévoile son projet, toutes dissimulent leurs préparatifs. La discrétion s’impose pour stocker suffisamment de sels minéraux pour s’alimenter durant un voyage dont la durée est difficile à maîtriser et pour se détacher peu à peu du sol jusqu’à ne garder qu’une fragile attache qu’il suffira de rompre le jour du grand départ. Les évasions en groupe étant plus risquées, ce sont généralement des individus isolés qui disparaissent. Si la colonie est importante, le jardinier ne remarquera rien, l’espace libéré étant rapidement occupé par les plantes voisines et complices.

Dans le jardin clos, j’ai décidé de laisser les végétaux choisir leur destin : rester immobilisés au sol ou s’en détacher discrètement en automne pour passer ailleurs un hiver tempéré.

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Aux premiers jours de l’hiver, alors que les denses et bruyantes allées et venues touristiques ont cédé la place à une tranquillité que seul le vent bouscule, un premier mot est tombé dans le jardin clos. Venu du dehors, il est arrivé sans bruit mais avec la certitude de devoir atterrir là, pour y être accueilli et conservé, dans l’attente d’autres mots qui viendraient petit à petit s’y ordonner en connivences.
En quelques jours le jardin a reçu « arriver », « partir », « attendre » et « oublier ».
Une explication à ce surprenant phénomène est à rechercher dans un ailleurs totalement invisible et inaudible depuis le jardin clos : le village. J’ai donc entrepris d’en parcourir les rues étroites, à la recherche de l’endroit idéal pour surprendre des conversations ou espérer une rencontre. C’est ainsi que j’ai pu recueillir le témoignage d’un lanceur de mots.

C’est le souvenir d’une séquence du film d’Andreï Tarkovski « Stalker » qui a tout déclenché : le personnage principal est un passeur qui guide dans une « zone interdite » un écrivain et un professeur de physique. Pour progresser en toute sécurité il lance d’abord devant lui un objet lourd attaché à un chiffon. Pour que le procédé soit plus efficace j’ai pensé qu’il faudrait des mots prononcés en silence au moment du lancer ou dessinés à l’encre sur le tissu.
(…)
J’ai réuni quelques villageoises et villageois cinéphiles ou amateurs d’écriture dans un groupe de « lanceurs de mots ». Lors de nos promenades dans le village nous avons pris l’habitude, à chaque pas décisif, de jeter un mot en l’air, puis d’observer son vol, sa manière pesante ou légère de tomber sur le sol. Le geste du lancer étant maîtrisé, les courbes aériennes suivies par les mots ailés peuvent être tendues, hésitantes ou régulièrement étirées. La retombée est plus hasardeuse. Parfois un mot se perd dans un endroit inaccessible ou reste suspendu à une branche haute. Certains points de chute donnent lieu à des interprétations longuement discutées. Une des hypothèses les plus surprenantes a été celle d’un lien précis entre le mouvement des mots dans l’espace du dessus et les circonvolutions des divers réseaux naturels ou artificiels qui parcourent le sous-sol.
(…)
Personne ne s’étonne maintenant de trouver des mots éparpillés sur le sol. Le plus souvent les villageois les laissent en place, mais d’autres les collectionnent, ce qui oblige les promeneurs-lecteurs à combler les lacunes d’un texte hypothétique.
(…)
Nous avons rapidement découvert que des rues, des ruelles ou des places publiques pouvaient être en attente de mots.

Il arrive qu’un mot jeté à une trop grande hauteur y reste suspendu. L’explication a été donnée par le professeur de physique : « le temps s’est arrêté ».

2023