dimanche 27 décembre 2020

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Logiconochronie — LIII

De la photographie aux images électroniques ou histoire d’une schize annoncée

, Jean-Louis Poitevin

Nous poursuivons ici notre réflexion sur les images aujourd’hui, leurs significations, leur présence dans nos vies. L’enjeu est, à travers l’histoire, de tenter de suivre les différents aspects qu’ont pu prendre les images afin de mieux comprendre ce qu’il en est de notre situation actuelle. Cette Logiconochronie — LIII évoque en particulier les manières selon lesquelles « l’image pense ». Mais ce sont surtout les relations entre image et voix, entre image et conscience et enfin entre image et texte qui sont l’objet de ce chapitre.

L’image pense

En fait ce que nous cherchons ici à déterminer, c’est un nouveau concept d’image ou plutôt à comprendre comment les nouvelles images issues de la technologie ont transformé notre perception du monde alors même que notre conception du monde, elle, reste liée à des concepts devenus inopérants et en particulier à certains des concepts d’image.

Mais il faut revenir sur les mots, sur le sens même que l’on veut donner à ce mot d’image. Sa polysémie mériterait à elle seule qu’on lui consacre quelques heures mais plutôt que de faire une sorte de tableau général de ces significations, tentons ici une approche plus synthétique. C’est vers Gilles Deleuze que l’on peut se tourner et vers son expression d’image de la pensée, qui vise à rendre compte de l’existence non pas d’images dans la pensée mais du fait que la pensée « s’image » à la fois dans son fonctionnement et dans le retour sur elle-même qu’elle opère en se pensant.

Non seulement l’image pense, comme le disait Hubert Damisch cité par Daniel Arasse, mais elle est pensée de la pensée pensante On dispose donc avec ce terme d’un champ de signification qui dépasse largement l’image en tant qu’entité matérielle et situe l’enjeu d’une réflexion sur l’image au niveau d’une tentative de comprendre comment « ça » pense ou « ça se pense » en nous, c’est-à-dire comment s’organise et est perçu par le cerveau-corps, le fonctionnement même de la pensée. En fait, la question de l’image, il faut impérativement la relier à celle de ce que nous avons ici appelée la conscience. L’image est l’un des deux ou trois termes qui servent à décrire, au-delà de la complexité du fonctionnement mental et psychique, certains objets mentaux.

Il y a d’une part les termes qui tentent de saisir la relation du corps à l’esprit comme sensation, perception, action, et d’autre part ces termes qui mettent en jeu la relation de la pensée ou de la mémoire, c’est-à-dire d’un point de vue déjà synthétique, avec la complexité du monde. L’image est liée au concept, et le plus souvent est pensée comme un stade inférieur à celui du concept, ce qui nous ramène à ce que dit Jean-Pierre Changeux. L’image se trouve donc finalement assurer l’articulation entre temps et espace, comme nous avons eu l’occasion de le voir en particulier lorsque nous avons évoqué la question de l’icône.

Ce que nous n’avons pas pu aborder, c’est la manière dont la production de nouvelles images matérielles peut changer la perception que l’on a aussi bien du fonctionnement de la pensée que du monde, de la conscience que de soi. Et cela parce qu’il est difficile de le faire, sauf à tenter de suivre en temps réel en quelque sorte une mutation qui aurait lieu sous nos yeux. Ce que je vous propose ce soir, c’est de tenter de comprendre ce qui arrive et nous arrive avec l’apparition de ces nouvelles images dont le prototype est la photographie et qui a connu une mutation encore plus radicale avec l’invention du cinéma et surtout des images électroniques qui ont pour nom les images vidéo ou télévisuelles et qui se sont développées jusqu’à rendre possible par le perfectionnement des appareils, la création d’images absolument virtuelles.

Partie I - Image, écriture et conscience

L’image avant la conscience

Il me semble nécessaire de remonter en arrière, de tenter de se demander, même rapidement, ce que pouvaient être les images pour un fonctionnement psychique qui n’était pas celui de la conscience et surtout si l’image est inhérente à la pensée ou si une pensée sans image comme a tenté de la faire exister Antonin Artaud, par exemple, peut nous mettre sur la voie d’une meilleure compréhension de l’image.

Cela semble impossible. Revenons cependant sur la thèse de Julian Jaynes, sur l’hypothèse d’un fonctionnement différent du cerveau avant l’invention de l’écriture, et donc avant la constitution de la conscience telle que nous la connaissons et la vivons. Si je reviens et insiste sur ce point, c’est que nous allons retrouver au terme de ce parcours les signes d’une nouvelle forme de partition, de division, de schize, dans la constitution de laquelle les images produites par les appareils et les images électroniques en particulier semblent jouer un rôle majeur.

Sans doute un tel raccourci peut-il paraître extrêmement réducteur mais il est nécessaire à la mise en perspective de la question du statut des images aujourd’hui. Il faut considérer d’abord des périodes que l’on n’a pas l’habitude de considérer sous cet angle. La constitution de la conscience comme mode de fonctionnement psychique date, dit Jaynes, de la période de rédaction probable de l’Iliade, soit environ 1300 ans avant Jésus-Christ. Cela implique non seulement l’existence de l’écriture, mais le fait que son existence a pu entraîner une modification réelle du fonctionnement cérébral et psychique.

Quant à l’apparition du langage, c’est-à-dire du remplacement ou du moins de l’adjonction de signes auditifs aux signes visuels pour permettre de s’orienter dans l’existence, elle ne semble dater que d’environ 70 à 50.000 ans, et pas deux millions d’années comme certains le pensent. Mais ce qui nous importe ici, c’est surtout de constater la prééminence du visuel sur l’auditif et de l’existence d’une tension entre les deux, les signes auditifs pouvant venir contredire les signes visuels ou permettre de répondre autrement à ce qu’ils impliquaient. Le langage, les mots, les noms, vont donc déchirer une première fois un univers dans lequel le visible domine. Ce n’est pas contre le visible que s’organise le langage, mais bien à côté celui-ci, et l’on assiste à une sorte de répartition des fonctions dans le cerveau, avec la nécessité néanmoins de permettre à ces nouveaux signaux et signes, qui transmettent les ordres nécessaires à la survie, d’être efficaces. Mais pour être efficaces, ils doivent être compris.

Que va entraîner l’existence des mots et des noms pour l’homo sapiens ? La séparation entre deux types d’informations qui vont en quelque sorte, être réparties de manière distincte dans les deux hémisphères cérébraux. Il est encore aujourd’hui possible de vérifier le fait que chaque hémisphère est spécialisé même si justement le cerveau dispose de zones et de fonctions plus ou moins semblables dans les deux hémisphères, capacité qui lui permet justement de pouvoir se transformer et se réparer en « réveillant » des fonctions endormies dans une zone de l’autre hémisphère en cas de problème ou d’accident par exemple. Ce double cerveau est un phénomène reconnu aujourd’hui qui est certes repérable dès homo habilis, vers 1,7 millions d’années, mais c’est en ce qui nous concerne vers la période qui précède la formation de la conscience que nous allons nous tourner un instant.

Le langage, le premier appareil ?

Que vont permettre les mots, que va permettre le langage que ne permettait pas la seule communication par gestes, signaux et cris ? Une sorte d’autorégulation du stress et la possibilité de répondre à des situations inédites, mais il faudra pour cela que la modification du rapport à l’espace et au temps, impliquée par l’existence du langage, puisse être prise en compte en tant que telle, comme une donnée « réelle », car cela seul permettra de s’orienter dans l’espace et le temps en fonction de ces nouveaux paramètres.

J.J. Hublin dans son article, La langue des hommes écrit : « Le langage articulé l’est deux fois : d’une part notre appareil phonatoire est capable de produire à un rythme très rapide (jusqu’à quatre syllabes par seconde) des sons parfaitement contrôlés, décodés à la même vitesse par notre cerveau ; d’autre part le langage humain se caractérise par une articulation complexe de concepts grâce à une syntaxe. » (Aux origines des langues et du langage, Éditions Fayard, 2005).

C’est sans doute exagéré de dire que le langage a quelque chose d’un appareil, mais c’est à l’évidence une sorte de dispositif fonctionnant à l’intérieur du corps-cerveau et qui a été rendu possible, entre autres, par des modifications très importantes du cerveau et du corps, de l’appareil phonatoire et auditif, par la descente du larynx en particulier. En tout cas il est certain que l’apparition du langage modifie le rapport de l’homme au monde.

Évoquons les points essentiels de cette transformation. En effet, si j’insiste sur ce point, c’est que nous allons retrouver, c’est du moins ce que je tente de montrer, dans ce qui a lieu aujourd’hui pour l’homme avec l’invention des images numériques et surtout des appareils qui les rendent possibles, des éléments qui font écho de manière troublante à ce que l’on commence à comprendre de l’évolution de l’homme entre l’invention du langage et celle de la conscience.

Le premier consiste en un passage des signes visuels aux signes auditifs, ce qui signifie que ceux qui maîtrisaient les signes vocaux intentionnels avaient une plus grande chance de survie. Le langage met à jour le principe de sélection mais entraîne surtout, dit Jaynes, le fait que « chaque nouvelle étape dans le vocabulaire (il faut se rappeler que l’on essaye ici d’évoquer ce qui se passe alors que le langage commence à exister) créait littéralement de nouvelles perceptions et des objets nouveaux qui donnaient lieu à d’importants changements culturels dont la trace se retrouve dans les sites archéologiques ».

Ainsi, l’invention des noms pour les animaux a rendu possible les dessins d’animaux ou du moins coïncide avec leur apparition de même que l’invention des noms pour les choses va permettre de donner naissance à de nouvelles choses. On voit bien que le visuel n’est pas le visible et qu’il entretient avec le langage un rapport particulier

En ce point Jaynes évoque donc les hallucinations auditives dont l’origine est la même, pour lui, que celle de ces entités qui ont fini par prendre le nom de dieux. « Les hallucinations auditives seraient des effets secondaires de la compréhension du langage qui se développe par la sélection naturelle comme une méthode de contrôle comportemental ». L’homme avait tendance à oublier ce qu’il faisait, un peu comme les enfants, il avait un comportement instinctif et le langage était ce qui permettait de lui rappeler qu’il répète les gestes qui lui assuraient sa survie et ces hallucinations, stockées dans le cerveau droit, se faisaient entendre dans le cerveau gauche, analytique, ce qui impliquait que l’ordre donné était traduit et aussitôt transformé en acte. Cela impliquait aussi que les activités n’avaient jamais de fin et qu’il fallait justement qu’elles soient entretenues par un appel « extérieur » même s’il venait en fait de l’intérieur. Ceci est important pour comprendre le fait que le temps n’existe pas encore et que l’on est encore loin de la conscience, mais aussi que le langage va précisément modifier la perception au point de rendre possible une relation non immédiate à l’existence, et donc faire advenir ce que nous appelons le temps.

Il y a eu des noms pour les animaux, des noms pour les choses et puis il y a eu des noms pour certains individus et c’est à partir du nom que les dieux on été possibles. « Avoir un nom, dit Jaynes, c’est pouvoir être appelé en son absence. Avec le nom, les pratiques funéraires deviennent possibles, avec le nom, les hallucinations se trouvent au cœur d’interactions sociales fortes et jouent un rôle dans l’action individuelle ». L’interaction de la voix avec l’appel ou le rappel de l’absent est au cœur des premières créations de formes, petits objets ou idoles qui permettaient de faire advenir les voix bicamérales, ces hallucinations auditives qui seules permettaient d’assurer la survie générale tant des groupes que des individus. La construction et la possession de petites statues, installées dans l’espace privé, signe l’ouverture de ce qui deviendra l’existence individuelle, mais pas encore de la conscience.

Manque l’invention essentielle qui est celle de l’écriture, c’est-à-dire le passage d’images visuelles à des symboles phonétiques pour signifier les choses et les êtres. Mais ce que l’écriture rend possible et que le langage seul ne permettait pas, c’est l’ouverture d’une sorte d’espace ou d’écart, un vide aussi bien spatial que temporel, entre la voix et l’acte. L’écriture déchire le visible pour le transformer en signes visuels. Elle articule aussi le corps d’une nouvelle manière à ce qui le meut en ceci qu’elle inscrit un écart entre ce qui traverse le corps, à savoir les voix, en le faisant se mouvoir, et ce qui est perçu ressenti et exprimé par la voix, celle du corps. Cet écart, il va falloir à la fois en constater l’existence et prendre en charge le fait qu’il est porteur d’expériences inédites à travers une articulation décalée et nouvelle par rapport aux signes vocaux et visibles de reconnaissance qu’il a l’habitude de manipuler, entre des signes visuels et des états du corps de manière. Cet écart, si l’on peut recourir à cette métaphore, est celui qui à la fois existait et n’existait pas entre les deux hémisphères reliés par des échanges qui ne laissaient pas de temps au doute, à l’hésitation.

La conscience, c’est ce qui va « avoir lieu » dans cet espace, c’est l’occupation d’un espace permettant de rendre compte du fait que les ordres transmis par les voix sont en quelque sorte différés, c’est la transformation en un espace-temps nouveau des fonctions essentielles de la vie par l’apparition de nouvelles fonctions nées des transformations générales des conditions d’existence, et en particulier la naissance de grands centres urbains.

La conscience : entre appareil et dispositif

« Agis promptement, rends ton dieu heureux » ce proverbe sumérien est traduit pas Jaynes en « Ne pense pas ; qu’il n’y ait aucun laps de temps entre la perception de ta voix bicamérale et l’action quelle te commande ». (op. cit., p. 237).

Il remarque dans le même passage que les guerres et les catastrophes naturelles ainsi que les grandes migrations vont secouer violemment le IIe millénaire avant Jésus-Christ. « Le chaos assombrit les saintes clartés du monde inconscient. Les hiérarchies se décomposèrent. Et, entre l’acte et sa source divine, apparut l’ombre, le temps d’arrêt qui profane, le relâchement redoutable qui rend les dieux malheureux, amers, jaloux jusqu’à ce que, finalement, l’effacement de leur tyrannie survient quand fut inventé sur la base du langage, un espace analogue avec un « Je » analogue ». (op. cit., p. 237-8).

Si les hommes bicaméraux n’ont pas d’espace intérieur parce qu’il n’ont pas non plus de « Je analogue », c’est bien ce double phénomène que l’écriture va rendre possible. Mais ce qu’il faut rappeler c’est que l’instauration de cette intériorité et de ce « Je » va prendre quelques siècles et même plus et que la conscience elle-même sera une forme en constante évolution, (c’est ce que l’on nomme histoire), mais en effet, dans un schéma structurel et organisationnel qui ne va guère bouger.

En deux mots, on passe d’une humanité composée d’individus en proie aux sujétions de leur cerveau droit, (dieu, roi, chef, père) à une humanité composée d’individus qui vont découvrir qu’il est possible d’exister pour eux-mêmes, mais qui ne le pourront que dans la mesure aussi où ils seront alors saisis par un autre aspect nécessaire à la formation de la conscience, la narratisation qui apparaît avec les grandes épopées et dont l’Iliade reste pour nous la référence absolue.

Je ne veux ici évoquer qu’un seul passage de l’Iliade qui indique comment, lors des remaniements et des réécritures certains intervenants vont introduire une dimension consciente dans un texte qui raconte encore pour l’essentiel des événements vécus par des hommes bicaméraux. Il s’agit d’un moment ajouté tardivement où Achille dit ce qu’il pense d’Agamemnon en ces termes : « Je hais autant que les portes de l’enfer l’homme qui cache une chose dans son cœur et qui en dit une autre » (Iliade, IX, 312).

Ce qui est ici évoqué, c’est bien un espace qui relève en propre de la conscience subjective, du fait qu’il existe « dans » un individu un espace « réel » dans lequel il peut faire cohabiter deux éléments mentaux différents voire contradictoires. Il ne s’agit de rien d’autre que de la duplicité qui est le signe même de l’existence de la conscience, c’est-à-dire de la possibilité pour un individu de trouver en lui-même un espace dans lequel faire entrer le monde dans sa complexité et à partir duquel cette complexité pourra cependant être appréhendée, être pensée.

Clarisse Herrenschmidt est plus précise encore dans son livre Les trois écritures. En effet, elle constate aussi l’émergence de la conscience et de l’histoire à partir de l’invention de l’écriture et plus précisément encore à partir de celle de l’alphabet grec, mais elle indique aussi deux autres aspects essentiels pour notre propos liés à l’image et à l’écriture dans leur lien avec la conscience, celui que l’écriture permet de tisser avec le corps et celui que l’écriture met en place avec le visible et l’invisible.

Je vous propose de la suivre un instant à travers quelques citations. « Avec l’intrusion de l’écriture, les scribes de Mésopotamie mirent en marche un certain processus de décontextualisation, de distanciation des choses du langage d’avec les choses d’un monde. » (op. cit., p. 28).

L’écriture va en quelque sorte rendre visible la parole et au-delà d’elle le langage et la partie invisible du corps humain en modifiant la relation de l’homme à son propre corps et aux choses qu’il va pouvoir convoquer en les nommant et en les écrivant mais en leur absence. Et devenue une réalité en soi l’écriture va produire des effets de feed back sur le fonctionnement psychique.

« L’appareil phonatoire est pour tout sujet humain du donné pur, du corps inconscient, un assemblage dont il ignore tout, de muscles, de cartilages et de tuyau [...] en bref nous produisons les phonèmes de nos langues sans savoir comment. [...] Le signe pour une consonne nécessite que scripteur et lecteur manipulent l’organe obscur, disent la machinerie interne et physique nécessaire au langage. Ce faisant ils évoquent le phénomène étrange et généralisé de la parole intérieure, celle que tout sujet se tient à lui-même, qui est à la fois parole et absence de parole, où le sujet est à la fois lui-même et un autre, où raison et déraison coexistent. » (op. cit., p. 36).

Ce qui importe ici c’est de comprendre la relation complexe qui s’établit entre ce monde inconnu qu’est le corps qui à la fois n’est plus être occulté comme centre producteur de réalité et qui entre donc dans le domaine « conscient », mais qui le fait comme dimension inconnue et pour l’essentiel occultée ou inconsciente. Ainsi voit-on une sorte de torsade se mettre en place, dans laquelle le fait de nommer des choses ouvre dans le locuteur un espace dans lequel vient se loger son corps c’est-à-dire une mécanique qu’il faisait jusqu’ici fonctionner sans la connaître, de manière non consciente donc, et qui lui permet à la fois de nommer ce qui est et n’est pas, ou ce qui est quand il n’est pas là, qui ouvre en lui un écart, une distance non seulement entre les choses et lui, mais entre ce qu’il pense et ses actes et avant tout entre ce qui vient de son corps et les réactions que cela déclenche dans son esprit. Car ce qui vient de son corps, ce qui s’y passe, peut commencer à être nommé dès lors que cela peut être écrit. C’est en effet ce que montre le grand livre de Richard Broxton Onians, Les origines de la pensée européenne, et ce que nous pouvons suivre pas à pas dans une lecture attentive de l’Iliade en particulier, à savoir le fait que ce qui trouble les héros c’est précisément qu’ils ne peuvent encore nommer véritablement ce qui leur arrive, qu’il le disent, certes, mais ne savent pas ce que c’est et c’est pourquoi il attribuent ces événements du corps aux décisions des dieux, ce qu’ils sont puisqu’ils sont liés aux voix qui les aident à répondre au stress provoqué par des situations de crise ou de danger.

En d’autres termes, le langage est enté dans le corps et le corps est comme désenclavé de lui-même par le langage écrit. Tel est le proto-espace psychique qui va permettre le devenir de la conscience qui se fonde donc paradoxalement sur la découverte de l’existence d’une faille d’une schize, schize qui le constituait dans l’univers bicaméral mais dont il ne savait rien et que le fait de découvrir la mécanique de son corps rendue visible par l’écriture fait exister en impliquant de la masquer.

« L’alphabet complet traite le contexte d’un côté par l’indifférence, de l’autre par la conjonction de la simplicité des signes conventionnels avec l’opacité de leur production quotidienne, commune, réflexe. Cette conjonction est une disjonction, qui passe dans le sujet lui-même, locuteur, scripteur et lecteur, entre son savoir de la langue et de l’écriture et l’ignorance dans laquelle il demeure de ce qu’il fait de son organe phonatoire et de ce qu’il montre de son être physique quand il parle » (op. cit., p. 39).

Revenons un instant au IIe millénaire, avant l’alphabet complet, au moment où l’écriture déjà commence à transformer la relation de l’homme avec les dieux.

« L’écriture atteste la piété envers les dieux, prolonge les rites et les rend perpétuels. Les anciens ont senti que l’écriture touchait à l’invisible. De fait, le langage, invisible tel qu’en lui-même, montre ce qui est hors de la vue, nomme l’invisible. L’écrit, qui capte le langage, donne à voir l’invisible et devient le lieu de rencontre éternel entre les vivants visibles et les éternels invisibles. Dans l’écriture, ces deux invisibles que sont le langage et les dieux sont présents, visibles, immobiles, connaissables » (op. cit., p. 99).

Si nous nous accordons à voir dans les dieux ces admonestations du cerveau droit, ces condensés d’ordres qui sauvent ou aident au moins à s’orienter dans l’existence, on peut entendre dans ces remarques que l’opération de translation et de traduction complexe que l’écriture met en place concerne les choses autant dans leur dimension visible que dans leur dimension verbale. Il ne faut pas oublier que les signes écrits sont du visuel et qu’ils désignent en même temps ce qui se passe dans le corps et ce qui est au-dehors, ce qui se passe dans l’esprit que ce qui trame le réel au-delà du réel.

« L’écriture rend le langage visible — qui y pense tant cela nous est mentalement consubstantiel ? — se fait le seuil de l’invisible, comme les langues rendent actuel l’inactuel. [...] Que les langues, créations des hommes qui les connaissent de façon partielle par définition, ont la capacité de mettre les humains en présence de ce qui n’est pas visible, de ce qui n’est pas ou plus présent, ou de ce qui n’existe peut-être même pas. » (op. cit., p. 100).

L’écriture est donc bien ce qui va rendre possible une articulation de l’espace et du temps ou plus exactement ce qui va permettre à l’homme de concevoir ce qu’il va nommer l’espace et le temps et dans le même mouvement de commencer à penser l’existence de la pensée elle-même en lui, c’est-à-dire de mettre en œuvre ce dispositif complexe qu’est la conscience.

Si je crois nécessaire d’avancer sur ces voies anciennes, c’est qu’il me semble que c’est un pli entre espace et temps que nous allons retrouver en ce moment où les images mobiles et numériques vont faire leur apparition et imposer aux hommes une transformation de leur mode de perception.

L’écriture est un appareil qui a changé la perception et c’est ce que nous avons du mal à concevoir aujourd’hui. Et de rappeler cela, de tenter d’en donner un vague aperçu me semble important pour mieux faire comprendre ce qui me semble avoir lieu aujourd’hui, si l’on s’accorde comme nous le verrons à voir dans la mutation en cours un moment aussi important dans l’histoire de l’humanité que l’a été celui de l’invention de l‘écriture.

Écoutons encore un instant Clarisse Herrenschmidt.

« La puissance graphique à révéler l’invisible constitue un écho à cette puissance là (faire exister des choses qui n’existent pas), mais l’écriture est plus pauvre qu’une langue, moins mobile et moins subtile : c’est en cela même qu’elle est un outil majeur d’investigation, de procédure et de comparaison, un pivot dans le flux des percepts, une fixation du temps. Débusquer le réel dans l’invisible rendu visible par les signes serait du programme scriptural le mot d’ordre implicite et — ô combien — mis en œuvre par les sociétés graphiques anciennes et modernes. Il contribua à transformer les esprits et les êtres qui n’en devinrent ni meilleurs ni pire, ni plus sages, ni plus fous, mais développèrent d’autres rapports sociaux, accrurent leurs richesses, leurs connaissances et la complexité de leurs techniques, enfin se regardèrent autrement — car la procédure, la comparaison, le pivot temporel, la fixité de l’instant T des choses dans l’écrit, le support des signes donnent à la vérité un corps substantiel, s’ils n’en assurent pas l’engendrement, corps de matière à penser sur quoi s’exerce sans fin l’œuvre d’investigation. »(op. cit., p. 101).

Voilà nous y sommes. On peut entendre à travers ces mots une sorte de définition implicite de la conscience et surtout une sorte de tableau de ce qui est en jeu au-delà de l’écriture dans la production humaine de signes graphiques ou visuels finalement, à savoir de produire une sorte de mixte entre ce qui existe et n’existe pas, entre espace et temps et qui constitue une sorte de donnée nouvelle prise en compte par la pensée et qui va être en fait à la fois le signe de son existence et l’être même de la conscience, un double métaphorique du monde.