dimanche 28 avril 2019

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Ligne, souffle, vibration

Caroline Besse

, Caroline Besse et Jean-Louis Poitevin

Caroline Besse pense et vit son corps comme un instrument de musique, un appareil vibratoire capable d’enregistrer et d’émettre des vibrations.

Basculement minéral

Pour elle le corps est un émetteur-récepteur d’intensités variables. Un basculement s’opère dans sa pratique artistique lors de la découverte des minéraux broyés. Ces éléments permettent d’instaurer une relation analogique entre terre et ciel, car ils recèlent des vertus connues depuis toujours. On peut qualifier leurs vertus d’imaginaires, mais on peut aussi prendre acte de la capacité de ces pierres d’activer des mémoires géologiques et cosmologiques qui nous atteignent alors à travers des sensations réelles.

Leur couleur et leur éclat viennent toucher en nous des émotions qui constituent le mouvement même de l’âme, cette basse continue originaire et stable qui nous permet de nous orienter dans le monde. Cette puissance des minéraux capables d’affecter des corps, même à leur insu, retient son attention et entraîne son travail dans une métamorphose.

Ici, corps, pensée, âme, terre, cosmos, constituent des strates d’un même « tout » que la pensée humaine a l’habitude de séparer. Pour elle, aujourd’hui, peindre, c’est penser ensemble des phénomènes interconnectés dans un même système global que l’on nommera par l’univers.

Main sismographe

Elle travaille tout d’abord avec de l’encre et de l’eau. Plus ou moins marquées, plus ou moins amples, des vagues apparaissent sur les bords transformant la ligne en une véritable crête vibratile, à la fois légère et souple. Cette succession de lignes s’agence en un fond mouvant sur lequel elle va revenir, usant de nouveaux pinceaux porteurs des précieux minéraux. Peindre alors, c’est déposer cette matière précieuse en lignes plus ou moins larges habitées de couleurs dont l’intensité s’affirme subtilement.

Le travail avec l’encre provoque l’éveil des sensations de fluidité. Les différentes intensités de noir et la tenue du pinceau, dans une verticalité maitrisée, permettent de se relier à la gravitation, de remonter aux vibrations de l’origine pour y prendre appui. Peindre, ici, c’est d’abord laisser émerger l’élan essentiel qui en résulte, souple et dynamique, de laisser aller le geste ainsi libéré de l’apesanteur.

Eau, encre, lignes, couleurs, minéraux, tels sont les éléments de la cosmogonie que Caroline Besse convoque sur ces lais de papier. Ainsi commence-t-on à saisir que ce qu’il y a à voir, et qui ne se présente ni comme forme ni comme image, est un frémissement qu’il est pour nous essentiel de ressentir.

Démarche d’âme

En nous donnant à voir ces strates, en nous permettant de percevoir comment notre conscience est connectée à l’immensité de l’univers, Caroline Besse révèle ce qui est au cœur de sa démarche.

La conscience, ici, n’est pas tant une faculté de l’être qu’un voyage permanent. Elle est ce qui porte le mouvement de la main qui parcourt en un va-et-vient incessant le monde plat d’une feuille en quête d’une manifestation juste de ce qui la meut.

Cette conscience, elle l’a construite par un travail long, profond, d’études et d’expériences incluant la médecine chinoise, les pratiques corporelles et la méditation bouddhiste. Durant ces quinze années elle est parvenue à découvrir les mondes qui se cachent ou plutôt logent en nous mais que nos habitudes nous rendent inaccessibles.

En mettant le corps au centre, elle découvre que la sensation ne se résume pas à ce qui est perceptible par les cinq sens. Sentir, c’est s’ouvrir à d’autres dimensions et la clé de cette porte ouvrant sur ces autres mondes qui pourtant existent en nous, c’est la reconnaissance et l’abandon à cette respiration unissant corps et univers. Accéder au souffle, c’est passer de l’autre côté du miroir et pénétrer dans un monde multidimensionnel.

Infiniment art

C’est ici que la pratique et la démarche de Caroline Besse rejoignent certains des enjeux les plus actuels de l’art.

Quoique ses œuvres soient faites avec de l’eau, de l’encre et des minéraux déposés sur du papier, elles visent et atteignent des objectifs que se fixent certaines des œuvres qui ont recours à la plus haute technologie et aux pratiques immersives et que d’autres artistes tentent aussi d’atteindre avec des moyens plus habituels, ceux que leur offre la représentation.

L’enjeu de l’art n’est-il pas de proposer, de rendre possible, voire de provoquer l’accès à travers des expériences visuelles, à des perceptions inédites ? Celles-ci, traversant le corps, peuvent lui permettre de commencer à se dévoiler, révélant tout l’être. Alors il se découvre cette possibilité à la fois de sortir de lui-même et d’accéder à ce qui le constitue de toute éternité.

C’est lorsque quelque chose de cet ordre se produit, que l’on peut parler d’expérience « immersive ». Car comme dans une expérience d’espace virtuel, c’est l’espace qui vient à nous, nous enveloppe et par son surgissement même provoque en nous la montée de sensations auxquelles on ne peut pas échapper. Notre corps se fait récepteur de ces messages liminaux et notre conscience se fait mouvement de tout l’être découvrant l’infini en son propre sein.

C’est cet infini que l’art tente d’atteindre. C’est à le « vivre » en tout cas que des œuvres comme celles de Caroline Besse nous initient. On comprend alors que la maîtrise du souffle est comme la clé secrète permettant d’inscrire à même la surface de l’œuvre des lignes elles-mêmes nées du souffle, comme on dit qu’Aphrodite est née de l’écume. Les relations entre corps, matériaux, âme et cosmos s’articulent en un lieu ineffable, un espace invisible qui est le seul véritable pont entre le spectateur et l’œuvre. S’autoriser à le franchir c’est faire de son corps non plus seulement le récepteur mais la source de toutes ces vibrations secrètes.