dimanche 20 novembre 2011

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Lettre au tyran

Ouverture

, Laure Reveroff

La rédaction de TK-21 LaRevue a reçu un texte d’une auteure inconnue et a décidé de le publier en plusieurs livraisons. Dans cette lettre d’introduction, Laure Reveroff s’adresse directement au tyran. Cette lettre est un préambule à une réflexion plus large sur les formes contemporaines de la tyrannie, réflexion qu’elle développe dans la suite de son ouvrage. TK-21 LaRevue a accepté ce texte en particulier parce qu’il se situe dans la droite ligne du travail que le séminaire entend conduire cette année sur les relations qui existent entre images et politique.

Monsieur,

Les mots qui vous sont adressés ici et que vous ne lirez sans doute jamais le sont tout autant à l’ensemble de vos collègues qui ne sachant que voler de sommet en sommet ne se posent jamais sur aucun. Vous nommer par votre nom propre et commun à la fois, celui de tyran, ne paraîtra exagéré qu’à ceux qui, abreuvés d’images et de rêves qu’on achète, considèrent que les mots ont perdu leur puissance de dire le vrai.

Or les mots ne perdent leur puissance que parce que les consciences qui les lisent semblent emportées dans un processus de mutation ressemblant à une sorte d’autodestruction. Lorsqu’elles tentent de se « reconfigurer », ne disposant plus pour cela que de « programmes » qui les nient comme instance de régulation individuelle et collective, elles ne trouvent de sortie qu’à se rendre et à abdiquer devant l’immensité de la tâche. Anticipant sur leur mort programmée, elles laissent la place à d’autres forces et à de nouvelles instances psychiques le soin de les dominer. C’est aussi à elles que ces mots s’adressent.

La particularité de votre rôle de tyran tient en ceci que vous devez inventer la partition au fur et à mesure que vous la jouez. Vous ne pourrez accepter de vous reconnaître dans ce portrait, mais c’est ce qui rend son exécution d’autant plus essentielle que vous-même pouvez être enclin à croire autant qu’à faire accroire que vous seriez à la fois quelqu’un d’autre et quelque chose d’autre qu’un tyran.

Le mot n’est pas exagéré. Il peut sembler très au-delà de la vérité à cause de la légitimité dont vous pouvez vous targuer. Il est très en deçà de la vérité si l’on s’en rapporte tant aux analyses classiques de la fonction qu’aux formes nouvelles auxquelles vous la faites se plier.

Montesquieu déjà avait compris que la tyrannie relevait moins de la manière de prendre le pouvoir que de celle de l’exercer lorsqu’il écrivait dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains : « Il n’y a pas de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice. »

Il n’était déjà plus possible d’ignorer que les tyrans sont soutenus par les peuples qu’ils oppriment. La Boétie lui-même dans son Discours de la servitude volontaire, écrivait : « Il n’est pas croyable comme le peuple, dès lors qu’il est assujetti, tombe soudain en un tel et si profond oubli de la franchise, qu’il n’est pas possible qu’il se réveille pour la ravoir, servant si franchement et tant volontiers qu’on dirait, à la voir, qu’il a non pas perdu sa liberté, mais gagné sa servitude. »

Condorcet avait pu, à son tour, pointer du doigt le mouvement par lequel l’ignorance pouvait servir de moyen d’asservissement. Il écrivait dans Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain : « Toutes les fois que la tyrannie s’efforce de soumettre la masse d’un peuple à la volonté d’une de ses portions, elle compte parmi ses moyens les préjugés et l’ignorance de ses victimes. »

Ignorant ce que furent vos lectures, on ne peut savoir à quoi elles ont pu vous servir. Mais ne pouvant ignorer tout de ce que sont vos actes, il est tout à fait légitime d’y déchiffrer, au-delà de l’exercice d’une volonté, la manifestation d’un système organisé visant à contrôler et à modifier profondément les assises de la conscience historique qu’elle soit individuelle ou collective.

Ce qui caractérise une tyrannie, c’est la manière dont elle traite l’histoire du peuple qu’elle domine. Ce qui caractérise un tyran, c’est la manière dont il est satisfait de lui-même d’être arrivé si haut et de pouvoir laisser libre cours aussi bien à ses intentions affichées que secrètes qu’à ses pulsions et à ses craintes.

Si l’époque est propice à la mise en place de tyrannies, c’est qu’elle promeut comme critères de réussite le mépris et la domination de l’autre au lieu de la domination de soi et du respect de l’autre. Venues au monde sous les habits de carnaval de ces démocraties comptables de façade vidées de leur sens par la puissance conjuguée des intérêts économiques et des intérêts de castes de ceux qui les protègent et les font prospérer, les tyrannies pullulent aujourd’hui sur toute la planète.

Les pays européens pouvaient croire en être relativement protégés. Cela était sans compter sur l’aveuglement de leurs peuples, si bien entretenu par les médias et par les relais innombrables dont disposent ceux qui veulent pouvoir continuer à vendre et des guerres et des jeux.

Ainsi vous ont-ils élu, croyant sinon bien faire du moins faire du bien à leur pays en le soulageant d’une pesanteur qu’ils ne savaient pourtant identifier. Il était largement possible de savoir quel était votre programme réel puisque vous ne vous en étiez pas caché. Ainsi, dans les années qui précédèrent votre intronisation, êtes-vous allé de discours en discours, prononcés durant l’exercice de l’une ou l’autre de vos fonctions variées, claironnant en France et au-delà que vous seriez le fossoyeur du monde ancien et l’accoucheur d’un monde nouveau.

Socrate pratiquait la maïeutique, mais disposait encore d’un démon qui l’empêchait de dire et de faire quelque chose qui ne fût pas conforme à la justesse et à la justice. Vous pratiquez une maïeutique de terrain qui permet à la raison d’accoucher de ses monstres et à la conscience de s’affranchir de ses limites en sortant littéralement d’elle-même.

Un mot suffit à caractériser ce que vous avez apporté de nouveau sur le devant de la scène politique nationale et internationale : désinhibition. Ce mot dit une attitude, une pratique, un moyen et une fin tout ensemble. Pour vous, il semble qu’être désinhibé soit le bien suprême et doive l’être pour les autres. Ce que nous avions appris comme étant le bien suprême, tenter de faire fonctionner parallèlement autant que faire se pouvait en visant à en obtenir un accord majeur, les appels de la raison et les exigences de nos affects, se trouvait de facto démonétisé.

Tel un prophète, dès les premières heures suivant votre élection, vous avez dit la nouvelle loi : renverser les idoles, jeter aux orties les pratiques anciennes et les croyances devenues inutiles. C’est à cela que vous avez employé votre légitimité la considérant donc comme acquise et non à lui donner forme et consistance à travers l’exercice de votre fonction.
Bien avant d’atteindre ce qui de votre propre aveu était le but ultime de votre vie, vous avez commencé à manifester votre propension à devenir un personnage public en vous exposant à la manière des stars, mettant ainsi en œuvre votre plan de communication, cet axe majeur du développement de votre carrière. Comme une star, vous avez considéré qu’il était de votre devoir de faire jouir le public et de le conduire à vous accorder ses faveurs. Personne ne devait échapper aux frissons que vos amours inchoatives faisaient naître en eux par média interposés.

Dès les premiers instants de votre prise de fonction, même s’ils ont été depuis recouverts du limon que charrie le fleuve boueux du temps, vous avez réussi à faire jouir le public comme personne à cette place avant vous.
A travers vous, le public a fêté « son » accession au pouvoir. Vous lui avez offert en récompense de son geste électif, un moment de pure désinhibition. A votre tour, vous alliez lui montrer qu’en vous élisant, il vous avait autorisé à vous désinhiber totalement.

Ainsi a-t-on vu dès le soir de votre élection, les aspects privés de votre vie révéler vos intentions réelles quant à la mise en œuvre de vos réformes à venir. A peine élu, vos promesses ne relevaient plus de la sphère publique, mais vous permettaient de vous autoriser des gestes éclatants ne disant qu’une seule chose : « Ce qui relevait hier encore de la sphère privée est dès aujourd’hui le cœur, la source et le but de mes pratiques publiques. »
Vous avez donc provoqué, durant les premiers jours de votre mandat, une réaction libératoire chez vos affidés en leur offrant un moment de jouissance sans partage, et chez les autres une réaction de stupeur face à ce que vous étiez capable d’oser. Oui, vous vous êtes tout autorisé durant ces premières semaines, ces premiers mois, un divorce, un mariage, des lois en surnombre, des cadeaux sans prix, à vous et aux autres, ceux qu’il vous fallait remercier pour vous avoir aidé à être ce que vous êtes enfin devenu, le premier tyran à ambition médiatique de l’histoire de France. En d’autres termes, plus courants mais pas moins exacts, vous vous êtes lâché !

Ce faisant, vous avez donné à la désinhibition une légitimité qu’elle n’avait avant vous que du côté des caïds, des stars et de quelques animateurs télévisuels en quête d’audience.

Du seul point de vue de ses manifestations, la désinhibition est un phénomène libératoire permettant d’évacuer un excès de tension. Cette tension est engendrée par un stress constant, lui-même coextensif à une situation générale pouvant apparaître sans solution, puisque basée sur l’exigence de faire coïncider, mentalement et concrètement, des injonctions contradictoires. Vous avez donc choisi de faire du stress, ou si vous préférez de la suractivité permanente, votre mode d’existence.

Vous le saviez, il y avait une attente implicite du côté du public qui vous avait élu de voir enfin un Président s’autoriser des choses nouvelles. Vous l’avez, votre public, en quelques gestes magistraux, libéré de tout remords. Ce n’est pas vous qui étiez comme lui, mais lui qui devenait comme vous ! Votre audace a payé. Les électeurs semblaient reconnaître ne pouvoir être autre chose désormais qu’une sous catégorie du public.

Vous êtes allé durant votre premier été chez des amis. C’est la solution vacances idéale, bien des gens vous le diront. Vous avez eu vos petits tracas domestiques. Les vacances, c’est un peu fait pour ça, régler les comptes que l’on n’a pas soldés durant l’année avec madame et les enfants.

Bref, on aurait dit un cadre moyen en vacances, un chef de famille moderne en train de s’adonner à sa crise d’autorité habituelle et qui décide d’aller chez les voisins sans bobonne parce qu’elle n’est pas dans un bon jour ! Qui pouvait résister à une telle proposition d’identification ?

A la différence de vos prédécesseurs, vous avez donc choisi de passer à l’acte en permanence et d’activer un nouveau modèle comportemental. Vous avez aussi choisi, cela va de soi, de le faire savoir. Nous avons beau avoir remarqué que de tels comportements avaient proliféré dans nos sociétés au gré de l’emprise de la marchandise, du mensonge généralisés, du règne des appareils sur notre perception et du contrôle permanent de nos existences par ces même appareils, jamais de tels comportements n’avaient eu droit de cité au plus haut sommet de l’Etat.

Vous êtes-vous dit : « Après tout pourquoi pas ? Pourquoi ne pas changer de comportement puisque la donne a changé ? Pourquoi ne pas rendre cohérent l’image du chef de l’Etat avec le nouveau visage de la société ? »

Cette « image » que vous tentez de construire et de légitimer, voyons quelle elle est !

Votre posture s’appuie sur l’idée de désinhibition, mais elle n’a rien à voir avec la base commune de la désinhibition. Un aspect de cette nouvelle donne comportementale et psychique n’est en effet jamais mentionné, ni par vous ni par d’autres. Il s’agit du fait que ce que vous pouvez vous autorisez, les autres, eux, ne le peuvent pas.

Si la désinhibition n’est rien d’autre que l’activation du principe d’autorisation, les autres, tous les autres, y compris vos valets les plus sûrs, et ils sont nombreux, ne peuvent s’autoriser qu’à des comportements qui restent très nettement en deçà des vôtres.

En un sens, vous montrez l’exemple et l’on pourrait aisément croire qu’ainsi vous accomplissez votre devoir. Mais en fixant la norme à partir de comportements qui relèvent de la sphère privée et en donnant à des gestes individuels une valeur symbolique, vous faites en sorte qu’aucune de vos actions ne pourra ni ne devra être dépassée, ou surpassée, c’est-à-dire ne pourra donc ni ne devra être contredite ou critiquée. Vous ne pouvez pas laisser les autres s’autoriser à se comporter « comme » vous le faites sans leur faire sentir qu’ils ne le peuvent que dans des limites que vous leur fixez.
Il s’est agi dès lors de faire en sorte que les services de l’Etat soient mobilisés afin de rendre précisément perceptible le principe général de cette nouvelle norme, à savoir que chacun aura à comprendre par lui-même les limites dans lesquelles sa propre désinhibition devra se cantonner.

Pour parvenir à ce but, les choses étant nouvelles, vous n’avez pas hésité à recourir à des moyens chaque jour plus contraignants. Pendant ce temps, vous, au contraire, vous avez utilisé ces mêmes services de l’Etat afin d’accroître le nombre et la portée de vos actes désinhibés.

A mesure que vous élargissez le champ d’action de votre désinhibition personnelle à celui de vos fonctions officielles, vous limitez, encadrez et contrôlez avec la plus extrême vigilance les comportements de désinhibition individuelle et collective réservés aux autres. Telle est la nouvelle loi, ou pourrait-on dire, la nouvelle alliance que vous avez instaurée avec votre peuple et qui tient moins au respect des textes qu’à l’apprentissage permanent de ces nouvelles limites.

C’est ainsi et seulement ainsi que chacun comprendra que la nouvelle évaluation de sa situation existentielle concrète se fait désormais en fonction de ce nouveau schéma que l’on connaît sous le nom de double-bind. L’injonction contradictoire est devenue le cadre paralogique dans lequel doivent s’inscrire toutes nos actions et tous nos actes. Il est aussi le moteur de nos craintes et de nos sursauts, un moteur qui fonctionne en permanence et à chaque niveau de l’existence.

Cela a des conséquences particulièrement saisissantes. En effet, l’individu se retrouve faire face à la loi comme un homme devant un miroir dont il ignore que c’est un miroir déformant. L’individu se voit tel qu’il est, mais ceux qui l’observent de l’autre côté ne voient eux que des traits déformés, l’image potentielle d’un « monstre ». Ils n’auront de cesse de redresser cette image de leur point de vue, contraignant l’homme qui fait face au miroir à accepter et se reconnaître dans un autre visage inconnu de lui.

Il y a un petit défaut dans cette machinerie de la surveillance et du contrôle dont vous n’avez pas tardé à découvrir vous-mêmes un effet singulier et pervers. Ceux qui vous voient, contraints et forcés, chaque jour sur les écrans du monde faire votre show, se trouvent par rapport à vous de l’autre côté de « votre » miroir. En vous regardant, ils s’attendaient à voir la France et ils ont découvert une image qui ne ressemble pas plus à celle d’un représentant de la nation qu’à l’image qu’ils se font de cette nation elle-même. Ils ont vite compris qu’ils n’auraient pourtant plus affaire, désormais, qu’à cette image-là ! C’est celle que vous ne voyez pas. C’est celle que nous sommes tous obligés de voir. C’est celle que vous ne pourrez jamais accepter de regarder en face. C’est celle du tyran. La voici !