mercredi 30 juillet 2014

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Lectrices

, Carol Müller

Ce projet est un clin d’œil au livre de Laure Adler Femmes qui lisent, femmes dangereuses.

Des femmes et des livres

Lire des livres avec intelligence et libre arbitre fut longtemps l’apanage des hommes. Aux femmes, les livres de piété ou d’édification, aux hommes la compréhension du monde, le pouvoir du savoir. Contre nature, la lecture libre et exemptée des règles de la bienséance fut pour les femmes un enjeu de conquête : conquête d’elles-mèmes comme majeur avant tout.

L’iconographie de la lecture porte la trace de cette histoire. Parce que tous les livres ne furent pas naturellement donnés aux femmes, parler de femme et de livre revient donc autant à réparer une injustice de l’histoire qu’à envisager notre rapport au livre dans ce qu’il a de plus libre, de plus amoureux, de plus mystérieux, de plus abandonné.

Comme photographe, j’ai voulu m’introduire dans ce voyage intérieur par une présence discrète, la moins intrusive possible. J’ai longuement parlé avec chacune de mes lectrices pour comprendre et partager leur sentiment d’appropriation de soi-même, de conquête du désir et de la connaissance. J’ai prêté l’oreille aux secrets des livres choisis, désirés, conseillés, découverts...

Un travail photographique au sténopé

J’ai proposé à chacune de rentrer dans leur acte de lecture en les y accompagnant physiquement mais sans action de ma part. Je ne voulais pas faire, à proprement parler, une prise de vue mais partager l’incommunicable dans le silence. Le sténopé m’a semblé l’objet idéal car c’est un objet pauvre qui ne nécessite aucun déploiement technique. Il a cette qualité d’absorber une grande quantité de temps tout en restant extrêmement discret.

Je l’ai posé simplement dans l’espace comme un témoin de ce moment-là. Mon protocole, lui aussi, a été très simple : j’ai demandé à mes lectrices de choisir un livre important pour elle et de le lire dans leur position habituelle de lecture et dans leur lieu habituel, au moment qui leur convenait. Evidemment, comme on peut s’y attendre, il y a eu quelques petits aménagements pour certaines en raison de la présence du tiers et du cadre du projet : mettre des chaussures, enlever des lunettes... Des préférences se sont aussi exprimées quant au choix de l’heure de la lecture. À chaque fois je faisais successivement quatre poses de 15 à 20 minutes environ. Ce qui faisait une durée globale de 1 heure 30 de lecture, soit véritablement le temps de lire.

J’ai voulu délibérément une photographie lente pour représenter un temps lent celui de l’appropriation du savoir, celui de l’imagination. Comme rien ne venait les déranger sinon la conscience de ma présence parfois tout à fait oubliée parfois éprouvée comme une légère gêne, parfois comme un encouragement, l’acte de lecture a vraiment eu lieu. Sur certains clichés, les livres disparaissent mais les corps, eux, gardent la marque de ces lectures attentives, impatientes, rêveuses, gourmandes, méditatives, qui peuvent porter jusqu’aux arcanes du sommeil.

J’ai travaillé dans l’idée d’une empreinte de temps et de corps pour ces portraits-paysage.

Ce projet comptent 23 vraies lectrices de 3 à 84 ans.

Voir en ligne : www.carolmuller.fr

Ce projet a été présenté dans le cadre des rencontres 2014 de la jeune photographie internationale à Niort organisé par le CAPC - Villa Pérochon et présenté à la Librairie des Halles.