dimanche 2 juillet 2023

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Parcours : du réel à la fiction

Le vrai du faux

La figure du double

, Catherine Belkhodja

Armel Hostiou, auteur-réalisateur, découvre, grâce au signalement d’un ami, qu’il a un double sévissant sur Facebook. Ce faux profil usurpe son identité pour recruter de jolies femmes, en organisant des castings. Se heurtant à l’incompréhension de Facebook pour faire clore ce faux compte, le vrai profil décide de se rendre au Congo, caméra au poing, à la recherche de son double.

Candide à Kinshasa.

Le thème du double hante la littérature et le cinéma. Le hasard de cette situation cocasse entraîne l’auteur dans une folle épopée, à la recherche de l’imposteur. Le réalisateur devient alors le sujet de son propre film en s’improvisant détective. Ce détective choisit néanmoins une posture de Candide [1], sa candeur assumée le protégeant de tout jugement préconçu.

Le déclic : L’usurpation d’identité

Un jour, un ami m’a signalé que j’avais deux profils Facebook ! Intrigué, je découvre sur le réseau ce faux profil à mon nom, avec des vraies photos de moi, un faux CV… Ce double avait plein « d’amies Facebook » habitant toutes à Kinshasa, capitale de la République Démocratique du Congo. En regardant de plus près, j’ai découvert qu’il publiait régulièrement des messages annonçant des castings pour des films que j’étais censé réaliser au Congo  !

Craignant des conséquences désastreuses, sa première réaction est de contacter Facebook pour faire clôturer son faux compte. À sa grande surprise, il reçoit une réponse négative, sous le prétexte que le faux compte a été vérifié et… qu’il est vrai ! Comble d’ironie : Facebook propose au piraté de devenir ami avec le pirate ! Pas d’autre alternative alors pour le réalisateur que de se rendre lui-même au Congo retrouver le vrai « faux profil » afin de mettre fin à ces agissements autour d’une identité usurpée.

Le sujet : Partir et accepter l’imprévisible
Mes documentaires s’intéressent aux mécanismes de la fiction, à cette nécessité qu’ont les hommes d’inventer des histoires. Il y a un double niveau dans le film : il y a d’abord une enquête à résoudre sur le faux profil, mais ensuite apparaît une dimension à la fois spirituelle et politique. Je savais pertinemment qu’en allant là-bas en tant que cinéaste français, j’arrivais malgré moi avec tout un passif historique, culturel et politique.
Les formes du post-colonialisme sont peut-être plus perverses que celles de l’ancien schéma officiel de la colonisation, car non dites et souterraines. Frantz Fanon a en effet montré dans ses écrits combien ces mécanismes étaient toujours à l’œuvre aujourd’hui. Je me suis aussi intéressé à la langue. À Kinshasa, où la plupart des gens sont francophones, la langue la plus utilisée est le lingala. Pour dire blanc en lingala, on dit « mundélé », qui vient du français « modèle », m’a-t-on expliqué.

Un film en gestation Je ne connaissais ni ce pays ni cette région, déclare Armel Hostiou, mais j’avais l’intuition que cette enquête pouvait être d’autant plus palpitante que je n’avais aucune idée de « jusqu’où cela me conduirait », comme dans un thriller…
Naturellement, pour cet auteur-réalisateur, le réflexe d’imaginer un film possible s’est immédiatement imposé.
J’avais en tête Close Up le très beau film d’Abbas Kiarostami, qui traite également d’une histoire d’usurpation d’identité, ou des thrillers étranges comme Profession : Reporter d’Antonioni ou Zodiac de David Fincher. 

L’organisation du cadre : un tournage fractionné

Je suis entré en contact avec une résidence d’artistes à Kinshasa, où mon ami avait localisé mon pilleur d’identité. Cette résidence Ndaku Ya La (La vie est belle) m’a aidé à obtenir un visa. Je suis parti sans financement, en suivant mon impulsion, accompagné d’un ami ingénieur du son, Amaury Arboun. Il me fallait partir vite, car ma compagne [2] allait donner naissance à notre enfant et nous voulions vivre ce grand moment ensemble. Je ne voulais absolument pas rater cet évènement, ce qui a précipité mon départ.

Lors de mon départ, je ne savais qu’une chose : que Kinshasa était une mégalopole, une des plus grandes villes d’Afrique, et qu’elle était réputée dangereuse. À l’époque, je ne savais pas encore si mon désir de film pourrait se concrétiser. Il me fallait aller sur place pour vérifier le bien-fondé de mon intuition. Dès mon arrivée, c’était très fort : je suis arrivé de nuit sous des trombes d’eau. Il y avait trois heures de route entre l’aéroport et la résidence, située au cœur de Matonge, un des quartiers les plus vivants de Kinshasa.

J’ai rencontré de nombreux artistes qui m’ont aidé à constituer une petite équipe. Sortir une caméra à Kinshasa n’est pas toujours facile. Nous avons privilégié le tournage à l’intérieur de la Résidence, en organisant des rencontres avec d’autres artistes que l’on pouvait filmer sur place. J’ai pu découvrir la vitalité artistique de cette ville, où l’art contemporain dialogue avec l’art du rituel, des cérémonies, du déguisement, des masques. Cela m’intéressait d’autant plus que le masque renvoie aussi à la figure du double.

Ce film, structuré comme une enquête, donne la part belle justement à l’autre, en lui permettant d’expliquer sa démarche.

La figure du double m’a toujours passionné dans la mythologie et la littérature. Dans Le Double de Dostoïevski, le héros Goliadkine découvre que non seulement il a un double, mais que celui-ci fait la même chose que lui, mais qu’en plus, il le fait mieux. Sans vouloir trop en dire, cette idée renvoie à ce qui se passe à la fin de mon film.

Le dispositif : 2 caméras et champ/contrechamp

Dès le début, le dispositif à deux caméras est montré avec une égalité entre celui qui filme et celui qui est filmé. Même si le film utilise la caméra cachée, pour révéler le flagrant délit, ce n’est pas un dispositif policier. Pour raconter la quête d’un double, il fallait que j’existe aussi dans le film en tant que personnage. Cette deuxième caméra permettait d’avoir des images sur moi.

Sans parti pris, sans jugement hâtif, l’enquête permet en effet de confronter deux points de vue, usurpateur et usurpé, avec la plus grande objectivité, provoquant ainsi des situations aussi absurdes qu’hilarantes. Ainsi, le "piraté" devient l’assistant du pirate qui organise un immense casting — payant, bien entendu. Les actrices se ruent sur cette aubaine et acceptent d’être rackettées dans l’espoir de décrocher un rôle. Armel Hostiou apparaît pour la première fois à l’écran. Il donne à son personnage une dimension comique presque clownesque. Il préférait provoquer et assumer les rires à ses dépens plutôt qu’au détriment des personnes qu’il rencontrait.
Le réalisateur va jusqu’à explorer la piste des sorciers, mais s’expose tout de suite à des chantages et même à des menaces qui donnent lieu à des scènes très cocasses : impossible de faire appel à la police, car le coupable serait torturé avec des peaux rugueuses d’hippopotame ! Pour sortir de tous ces quiproquos, il faudra bien passer par une cérémonie d’égorgement d’un coq, s’il ne veut pas mourir dans un accident d’avion !

Sans vouloir gâcher le plaisir de la découverte, sachons simplement que ce documentaire nous embarque dans une véritable aventure où le vrai et le faux se rencontrent, s’entrechoquent et alternent leurs rôles réciproques pour notre plus grand plaisir.

La quête de mon double est à la fois le point de départ du film, mais aussi l’occasion en effet de découvrir plein d’autres aspects de ce pays et de sa capitale, Kinshasa.  

Armel Hostiou poursuit ici son travail de réflexion sur les limites entre fiction et documentaire : Paradoxalement, mes films de fiction sont très ancrés dans le Réel alors que mes documentaires s’intéressent précisément aux mécanismes de la fiction.

Ce film est son quatrième long-métrage : après deux fictions Rives [3], et Une histoire américaine [4], il a réalisé un autre film documentaire, La pyramide invisible, en 2019.

Une frontière infime

Armel Hostiou offre ici une démarche totalement originale qui, sous le prétexte d’une simple enquête, dérive joyeusement en révélant des scènes à l’absurdité cocasse, ce qui n’exclut en aucun cas une réflexion politico-sociale lucide et justifiée entre colonisés et colonisateurs, accompagnée par la découverte musicale et artistique des bas fonds de Kinshasa. Un comique de situation, à la limite du burlesque, irrigue entièrement le film, imprégné par une fine poésie de l’absurde. Le film, hilarant, bouscule tous les clichés et navigue avec bonheur entre documentaire et fiction.

Il s’inscrit dans une démarche plus globale de recherche de forme dans le documentaire. En s’impliquant personnellement, le réalisateur prouve qu’un tournage bouscule forcément l’être et que le documentariste peut devenir lui-même sujet de son propre sujet : entre le faux et le vrai, la frontière est infime, et l’intime rejoint l’universel.

Notes

[1écrit par Voltaire

[2*Jasmina Sijervic, sa compagne, est également productrice du film à BOCALUPO FILMS

[3en 2011

[4en 2015

Voir en ligne : www.armelhostiou.com

Né en 1976 à Rennes, Armel Hostiou suit des études de sciences politiques, avant d’étudier le cinéma à la FEMIS, dans la section IMAGES. Son film de fin d’études, Solos, est sélectionné et primé dans de nombreux festivals. Il réalise ensuite de nombreux courts-métrages, des installations-vidéos et des vidéo-clips. En 2008, il fonde avec sa compagne la société Bocalupo films, avec laquelle il tourne son premier long-métrage : Rives, sélectionné par ACID au festival de Cannes. Son premier documentaire, La pyramide invisible (Cinéma du Réel, 2019) est tourné en Bosnie-Herzégovie.

Fiche artistique et technique :

REALISATEUR : Armel Hostiou
avec Cromix Onana Genda Cristo, Peter Shostsha Olela, sarah Ndele
IMAGE : Armel Hostiou, Elie Mbansing
SON : Amaury Arboun, Arnaud Marten
MONTAGE IMAGE : Mario Valero
MONTAGE SON : Amaury Arboun
ÉTALONNAGE : Emilie Cervia
MIXAGE : Gilles Bernardeau
LABORATOIRE : Archipel Productions
PRODUCTION : Bocalupo Films
PRODUCTRICE : Jasmina Sijervic