jeudi 2 juillet 2020

Accueil > Les rubriques > Images > Le laisser-faire

Le laisser-faire

Clément Borderie

, Clément Borderie et Domitille d’Orgeval

Processus* | Attitude | Machine à Fabriquer | Architecture | Observation | Épa|sseur du temps | Matrice | Vivant | Quantique | Temps imparti | Territoire | Lumière | instrument de mesure | Particules | Perceptible | in situ | Mouvement de la matière | Captation | Trace | Énerg|e | Espace-temps

« Au moment où les innovations technologiques envahissent le monde de l’art, je pense que le Vivant nous adresse par son langage, un message fondamental... Pour ma part, je l’intègre comme processus de création au sein même de mes recherches. » D’une résonance toute particulière en ces temps de crise sanitaire, la déclaration de Clément Borderie rappelle que ses préoccupations environnementales ont été au cœur de son travail depuis près de trente ans. L’artiste a effectivement affirmé sa propre identité en puisant dans la nature les principaux thèmes de sa création, comme l’attestent les « matrices », particulièrement emblématiques de sa démarche fondée sur le principe de processus ou de « mutation permanente » (Clément Borderie). D’une sobriété toute minimale, les toiles produites par les matrices sont élaborées dans un temps très étendu, qui inclut les notions d’évolution et de décomposition organique. Exposées à l’air libre sur une période oscillant entre six et douze mois, ces toiles de coton brut, tendues sur des structures en acier de formes diverses (tore, sinusoïde, cercles), recueillent les éléments naturels présents dans l’atmosphère tels que l’eau, l’air, la poussière, les feuilles mortes, les pollens et autres résidus organiques.

Toiles produites par la matrice « Sinusoïde »
toile de coton brut, 180 x 80 cm. Photo : Paul Nicoué. Courtesy de l’artiste et de la galerie Jousse Entreprise, Paris.

Au-delà d’un intérêt certain pour l’expérience in situ, ces œuvres incarnent matériellement le caractère irréversible du passage du temps. Comme l’explique Clément Borderie, les matrices « ont pour mission de piéger la réalité espace-temps ; l’idée étant de rendre visible le temps, de le cristalliser en une image, de piéger son épaisseur. » Les toiles produites par les matrices, dont il aime comparer les strates temporelles à un mille-feuille, nous plongent dans une temporalité troublante entre passé et présent, entre trace et effacement. Elles s’accompagnent d’une mise en retrait de l’artiste qui limite son intervention au choix du lieu à investir et à celui, non moins décisif, de mettre un terme à ce work in progress : « l’œuvre, c’est le processus entier » déclare Clément Borderie. « La toile finale est l’instant « t » de tout cela. L’arrêt du processus est un moment magique qui m’appartient. » Cet instant précis est celui où les forces en action lors de la genèse autonome de l’œuvre, appelées par l’artiste « bosons de l’art », atteignent un équilibre qui se rapproche du sublime.

Toile produite par la matrice « Mère supérieure »
Printemps/été/automne 2014, Ivry-sur-Seine toile de coton brut 145 x 145 cm.

Pour Clément Borderie, l’individu créateur, moins qu’un producteur direct de formes ou de style, est une sorte d’intermédiaire visant à rendre visible l’imperceptible, à matérialiser l’éphémère. Cette distanciation, qu’accompagne en permanence le regard exigeant et alerte de l’artiste, est également manifeste avec la série des Pierre de sel (ou pierre à lécher), qui sont à l’origine un complément alimentaire en sels minéraux pour les animaux. Ces blocs d’un blanc immaculé, dont les surfaces sculptées par les langues des animaux sont animées par une alternance délicate de pleins et de creux, ont acquis le statut d’œuvre d’art par le simple fait d’avoir été repérés dans la campagne par l’artiste et détournés de leur fonction première. Si une telle démarche fait écho au ready-made de Marcel Duchamp, Clément Borderie s’en distingue puisque le critère de sélection n’est pas fondé sur l’indifférence mais sur la « délectation esthétique » (pour citer Ghislaine Rios, auteure du livre Les Bosons de l’art, écrit sur le travail de Clément Borderie à partir d’échanges avec l’artiste).

Toile produite par la matrice « Aile II »
Printemps/été 2005, Ivry-sur-Seine toile de coton brut, 190 x 300 cm.

Dans son appréhension vaste et surprenante du monde du Vivant, Clément Borderie a réalisé une vidéo, Sarabande, qui montre les vaches dans leur étable, à l’heure de la traite du soir. L’artiste ne se concentre que sur le va-et-vient de leurs pattes qui défilent et s’entrecroisent avec une grâce insoupçonnable. Ce cadrage très serré, que renforce le recours à un clair-obscur affirmé, isole la scène de son contexte et la transpose progressivement dans une autre réalité. Il s’en dégage une impression de calme, de sérénité et de temps suspendu. Fruit d’une démarche humble et sensible, le travail de Clément Borderie met l’accent autant sur le processus créateur que sur l’œuvre. Le dialogue subtil qu’il établit entre l’art et le Vivant, restituant l’expérience de la complexité du monde, nous invite à la réflexion et à la méditation.

Domitille d’Orgeval, 2020

Paysage II
Toile produite par un foulon 2016, Le Puy-en-Velay, toile de coton brut, 140 x 575 cm.

* Citation de Bernard Lamarche-Vadel dans un texte sur l’artiste :

Processus Borderie

Où sont les œuvres ? Borderie conçoit-il des œuvres ? L’une des caractéristiques de Ia tradition moderne est d’être une interrogation infinie sur sa propre génèse, mais aussi la mise en scène d’une mémoire génétique qui confère à chaque œuvre ce destin d’être Ia conclusion miroirique de I’origine et de la fin réconciliées. En ce sens l’œuvre de Clément Borderie est essentiellement moderne. Plutôt que de privilégier I’excellence d’un point de vue clos sur I’excellence de I’application d’un talent, son œuvre s’étend sur le processus lui-même qu’elle présente. Il n’y a ainsi pas de bonnes ou de mauvaises œuvres, mais un dispositif de conception et le juger c’est juger de son efficacité à être de I’art par delà toutes les catégories instituées de son appropriation.

L’idée de concevoir une machine à produire de I’art depuis Duchamp en passant par Tinguely est ici relancée d’une manière très différente. Ce n’est plus la machine de Borderie qui en elle-même est capable de création mais notre environnement au contact de cette machinerie qui fonctionne à Ia manière d’un développement photographique ; que certains préfèrent les épreuves — c’est-à-dire les plaques, c’est à dire les peintures — ou d’autres le dispositif qui en permet I’apparition, le mystère demeure d’une expérience où le temps de l’œuvre est devenu une incessante migration de ses propriétés.

Bernard Lamarche-Vadel, 1989

Toile produite par la matrice « Sinusoïde »
Été/automne 2014, Ivry-sur-Seine, toile de coton brut, 180 x 80 cm.
Pierre de sel
2005-2011, sel, 25 x 22 x 21 cm édition 28/30.
Vue de l’exposition personnelle de Clément Borderie, Le laisser-faire
Galerie Jousse Entreprise, Paris (14.06.2019 - 18.07.2020). Photo : Paul Nicoué. Courtesy de l’artiste et de la galerie Jousse Entreprise, Paris.

Exposition du 14 juin au 18 juillet 2020

Galerie Jousse Entreprise | 6 rue saint-claude 75003 Paris | +33 (0)1 53 82 10 18 | art@jousse-entreprise.com | www.jousse-entreprise.com

Frontispice : Toile produite par la matrice « Tore », printemps/été 2019, Senlis toile de coton brut, Ø 250 cm