dimanche 1er octobre 2023

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ArtsHebdoMédias

Lauren Huret

de l’image maudite à l’image sacrée

, ArtsHebdoMédias et Marie-Laure Desjardins

Pendant le 23ᵉ congrès de la Société Française des Sciences de l’Information et la Communication (SFSIC) à l’IUT Bordeaux Montaigne, l’exposition Info Data Art réunit 4 œuvres de 4 artistes singulièrement préoccupés par ces sujets : David Guez avec Disque dur papier, Lauren Huret avec Praying for my haters, Olga Kisseleva avec Memory Garden, et Bérénice Serra avec Customs. ArtsHebdoMédias présente ici l’œuvre de Lauren Huret.

Réalisée par Marie-Laure Desjardins, cette sélection se consacre tout particulièrement aux données numériques et s’interroge sur les questions de circulation de l’information dans l’espace public, la traçabilité de l’information et des données, l’organisation du travail dans les entreprises de contenus numériques et sur les langages de programmation informatique.

L’œuvre

L’artiste Lauren Huret est partie à Manille, aux Philippines, en juin 2018, afin d’enquêter sur le travail des modératrices et modérateurs de contenu, exposés à des milliers d’images traumatisantes chaque jour. Ces personnes, engagées par les entreprises des réseaux sociaux tels que Facebook et Instagram, trient sans relâche les « contenus utilisateurs » pouvant circuler sur les plateformes en ligne et déterminent de leur libre circulation. Lauren Huret interroge les conséquences psychiques et physiques de ce travail à travers son concept d’« images maudites », ainsi que ses effets à long terme pour nos sociétés.

L’artiste

Lauren Huret est une artiste, qui vit et travaille à Genève. Elle a étudié à l’université Bordeaux Montaigne, aux Beaux-Arts de Bordeaux et à la Haute école d’art et de design (HEAD), à Genève. Son travail visuel, ainsi que ses recherches, composés principalement de vidéos, d’installations, de performances et de collages, s’attachent à mettre en lumière les systèmes de croyance produits par nos dispositifs techniques et médiatiques. Elle a publié à ce jour cinq ouvrages dont Artificial fear, Intelligence of Death, éd. Link, co-pub. Kunsthaus Langenthal, 2016 ; L’âge des techniciens, avec Pacôme Thiellement, éd. Clinamen, 2017 et Praying for my haters, éd. CCS Paris, 2019.

À propos du parcours

« Parler de mon parcours oblige à revenir au temps marquant de la préadolescence. Née à Paris au milieu des années 1980, j’ai grandi – de 9 à 14 ans – aux Caraïbes, à l’époque du développement du Web. Dans cette région où des pratiques religieuses diverses s’imbriquent, la magie est très présente. Alors que mon imaginaire en était imprégné, mes parents ont acquis un ordinateur. Cette « apparition » m’a passionnée au point que j’ai voulu comprendre le fonctionnement de l’appareil dans les moindres détails. Le réalisme magique du lieu a transformé les outils de communication et d’information en objets magiques de transmission d’affect. La question du spectre m’a longtemps habitée. Ce rapprochement entre cybernétique, technologies, développement des réseaux d’une part, et systèmes de pensée liés à la spiritualité ou au mysticisme, d’autre part, ont été mis en évidence par Erik Davis dans TechGnosis : Mythes, Magie et Mysticisme dans l’ère de l’Information. Un livre qui m’a beaucoup intéressée. J’ai, d’ailleurs, rencontré l’auteur des années plus tard aux États-Unis. Il faut également souligner que je n’ai jamais réfléchi à devenir autre chose qu’artiste — peut-être un temps journaliste, mais ce fût éphémère — et je n’ai jamais quitté les préoccupations nées aux Caraïbes. À la sortie des Beaux-Arts de Bordeaux, j’ai organisé des expositions en tant que commissaire et j’ai aussi monté une revue d’art contemporain qui s’appelait Superstition, puis j’ai obtenu un master à la Haute école d’art et de design de Genève et en suivant un poste dans son département Recherche. Poste qui a beaucoup influencé ma pratique actuelle car j’y ai appris des méthodologies, issues de l’anthropologie et de la sociologie, que je me suis appropriée et dont je me sers pour mes projets. J’ai réalisé des questionnaires pour presque tous mes projets, que ce soient ceux concernant l’IA, les modérateurs de contenus, ou aujourd’hui l’image sacrée. Cependant mon travail est artistique et non scientifique. »

À propos du processus créatif

« Je pars souvent d’un sujet auquel je ne connais pas grand-chose et qui m’intrigue. Que se passe-t-il derrière un écran ? Comment les informations sont-elles transmises ? Quel est le fonctionnement des entreprises liées à l’information et à la communication ? Etc. Plus je vieillis, plus je m’intéresse aussi aux conséquences politiques. Je pars d’un intérêt pour une question en lien avec l’actualité, puis je réalise des recherches. Je creuse. Quand j’ai commencé à travailler sur l’intelligence artificielle en 2015, à travers le sujet précis de ses mythes et fantasmes, j’avais le sentiment que notre quotidien allait être bouleversé par cette avancée technologique, que l’IA, telle qu’elle était en train de se définir, allait impacter nos comportements et nos idées. Ce qui m’intéresse toujours, c’est de mettre en évidence les processus de transformation liés aux technologies de l’information et de la communication. J’ai beaucoup travaillé sur le smartphone, par exemple. Depuis 2015, j’ai intégré l’hypnose dans ma pratique. La première pièce était une performance, Relaxing Data, sorte de voyage guidé dans le temps qui commençait en 1984 — année de ma naissance, mais aussi titre du célèbre roman dystopique d’Orwell — et se terminait en 2016. Je décrivais les avancées technologiques, les unes après les autres, et demandais aux participants de détendre certaines parties de leur corps au fur et à mesure du récit. Naissait alors une contradiction entre l’injonction à se relâcher tout en recevant des informations stressantes sur l’émergence d’une société allant vers toujours plus de surveillance. J’utilise également l’hypnose pour produire certains textes, obtenir un matériel plus profond d’écriture. »

Vue de l’exposition Info Data Art
plateau-télé de l’IUT, Université Bordeaux Montaigne. Sur les écrans Praying for Haters. ©Photo MLD

À propos de Praying for Haters

« Praying for Haters est la première pièce dont j’ai écrit le texte quasiment intégralement sous hypnose. C’était important pour ce sujet qui traite des modérateurs de contenu dont le travail impacte fortement le subconscient. Tout a commencé avec un article d’Adrian Chen dans le magazine américain Wired. Le journaliste y expliquait la situation alarmante des milliers de personnes qui trient à longueur de journée les contenus des réseaux sociaux, comme Facebook et Instagram, et sont exposés à des images insoutenables, en plus d’être transformés en censeurs. J’apprenais à cette occasion que ce ne sont pas des algorithmes, mais des humains qui effectuent ces tâches, contrairement à ce que les entreprises du Web laissent entendre. Je suis partie aux Philippines pendant un mois pour tenter d’établir les faits et recueillir sur place des témoignages, mais cela n’a pas été possible. Les employés ont des contrats de confidentialité très stricts et ils sont étroitement surveillés. Les seuls échanges que j’ai pu avoir ont été numériques et les informations dramatiques : quelques mois à trier les contenus des réseaux suffisent pour détruire psychologiquement les employés, de nombreux suicides sont déplorés. J’ai voulu mettre le point sur ces images que je qualifie de « maudites ». Praying for my Haters est une sorte de portrait très sombre de cette situation. J’ai ouvert chaque fenêtre du bâtiment filmé pour y diffuser ces « images maudites », que j’ai réussi à enregistrer avant leur censure. Les notes de musique qui hantent la vidéo sont extraites d’un enregistrement réalisé dans un karaoké, à Manille. Praying for Haters fait partie d’un ensemble de pièces conçues pour une exposition monographique présentée à Paris, au Centre culturel suisse, en 2019. À signaler, le très intéressant documentaire, sorti en 2018, The Cleaners (Les Nettoyeurs du Web) de Hans Block et Moritz Riesewieck, avec lesquels j’ai été en relation. »

À propos des technologies de l’information et de la communication

« Je m’intéresse à l’aspect “magique” de la transmission des informations et des affects. Comment ces nouvelles manières de communiquer entre humains impactent nos usages, notre environnement, et les modifient. J’ai le sentiment que nous sommes devenus ces technologies. Dans une performance récente, je propose aux participants de devenir, sous hypnose, un satellite et de regarder la Terre d’en haut. Je cherche à comprendre comment nous interprétons ce que nous n’arrivons pas à comprendre, comment nous appliquons nos mythes, fantasmes, imaginaires… aux technologies de l’information et de la communication. Il est très rare de trouver quelqu’un qui puisse expliquer le fonctionnement d’un ordinateur. Pourtant ces objets font partie de notre quotidien. L’image, qui s’affiche quasi mystérieusement, induit un caractère magique à l’information retranscrite. Pour ma part, j’ai fait la démarche d’apprendre et de comprendre l’ordinateur et ses usages. Comment entreprendre de démystifier quelque chose que l’on ne connaît pas ? Je m’impose toujours une double dynamique, d’abord un processus de démystification puis une manière artistique et fantasque d’exprimer cette dernière. »

À propos du rôle de l’artiste au XXIᵉ siècle

« Dans la logique de ce qui précède, peut-être pourrions-nous dire que le rôle de l’artiste est double et contradictoire, à la fois il doit démystifier et “remystifier”. Je ne m’intéresse pas à la figure héroïque ou géniale de l’artiste, telle qu’elle a pu être imposée en d’autres temps. Seules les œuvres peuvent être importantes. La question n’est pas tant qu’elles soient en mesure de dénoncer quelque chose mais plutôt qu’elles trouvent des moyens différents, percutants, pour attirer l’attention et la réflexion de ceux qui les croisent. Le rôle de l’artiste est peut-être d’établir ce processus de transformation pour transmettre les histoires qui le traversent, proposer de voir et de comprendre autrement. »

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Image d’ouverture > Praying for my haters, Lauren Huret, 2019. Boucle vidéo 4K, 17’. Création sonore : Antoine Bellini et Lauren Huret. Coproduction : Centre culturel suisse Paris, Pro Helvetia.