mercredi 29 mai 2013

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La vie intime du noir

, Jean-Louis Poitevin et Soo Kyoung Lee

Soo Kyoung Lee est peintre et, comme tout peintre, elle dessine. Simplement chez elle les dessins ne sont pas à proprement parler des travaux préparatoires mais des œuvres en soi.

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Gestes

Les dessins viennent en rafale. Leur réalisation correspond à des moments de respiration et de méditation, une méditation consciente et libre.
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Sa peinture est portée par un double geste apparemment contradictoire, le geste de creuser l’infinité plate d’un fond monochrome jusqu’à faire apparaître l’envers de la couleur et un geste de recouvrement, d’étagement des lignes-formes par strates et reprises qui elles-mêmes cependant sont offertes au travail de l’évidement.
Ses dessins, eux, sont avant tout l’œuvre d’une plasticienne, entendons qu’elle se livre alors à des gestes qui ne sont pas guidés par un besoin de signification mais mus par la seule puissance d’inscription du mouvement de la main. Ce geste est multiple. Il se déploie selon un processus à la fois constant et éternellement variable.
Premier dans l’ordre du déploiement, le geste de jeter ou de poser dans une partie en général non centrale de la feuille de papier, une forme souvent noire, parfois d’un bleu intense, d’un vert tendre et acide ou d’un rouge terre.
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La forme qui apparaît est essentiellement indécise, au sens où elle n’a pas fonction de représenter ceci ou cela, même de loin. En ce sens, c’est une forme pure, c’est-à-dire à la fois un aboutissement, celui du geste initial, et un point de départ, une plate-forme faite pour accueillir un monde indéfini de transformations.
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Pour Soo Kyoung Lee, le geste dicte la forme, ou plus exactement, c’est l’acte qui détermine par la force qu’il déploie et la décision qu’il incarne, la forme de base de chacun des dessins.
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Le second geste est multiple. Il consiste en un ensemble de mouvements qui font naître des lignes. La multiplicité de ces lignes est la véritable indication concernant leur statut. Au sens strict, elles ne dessinent rien, elles se déploient, donnant naissance à des ensembles, filets, pelotes, lignes étirées, mais dans une strate ou en tant que signes il sont a-signifiants. Ne délimitant aucune forme mais entrant en relation avec la forme originaire, ces lignes ne visent pas à s’inscrire dans le champ de la représentation, mais dans celui de la présence.
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Face à l’énigme

Avec ses dessins, Soo Kyoung Lee déploie les formes d’un langage plastique pur. Ce langage qui ne signifie ni ne représente permet cependant une sorte de présentation. Car les formes engendrées ici sont directement issues de processus mentaux portés par des gestes échappant au contrôle de la pensée ratioïde comme subjective.
L’enjeu est de se confronter à l’énigme en la faisant naître de ses doigts.
Après avoir posé la forme première, une tache dans une partie aléatoire de la feuille blanche, Soo Kyoung Lee tente donc par des gestes minutieux et précis pour lesquels aucune repentir n’est possible, de faire en sorte que « ça » se formule. Mais « ça » quoi ?
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Chaque ligne, fragmentaire en apparence, a une vie propre, vit d’une vie autre que la vie de la tache. Mais dans le même temps, s’impose le fait que chaque ligne colorées doit être comprise comme moment dans l’expression de la vie intime et interne du noir.
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En parvenant à mettre entre parenthèse sa subjectivité, en laissant sa main libre de glisser, de couler, de passer sur ou sous la tache originaire, Soo Kyoung Lee parvient à faire de chaque ligne une figure qui se formulerait dans la langue même de l’énigme.
En semblant s’échapper de la nuit noire de la tache, il semble que c’est le mystère même qui se met à parler en une langue qui n’est pas celle des hommes mais celle des formes, une langue tendue vers le devenir visible de la nuit et non une langue des mots qui rendrait lisible la partie visible des choses. Car l’énigme n’est pas, comme on le croit trop souvent, quelque chose d’informulable, mais bien quelque chose qui, dans ce que nous savons ou croyons savoir, éternellement nous échappe.
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Comme…

L’énigme, c’est qu’il y a quelque chose plutôt que rien. C’est d’ailleurs la seule énigme. C’est en se tenant au plus près d’elle, de sa nuit de son mystère, de sa présence incernable, que ces gestes parviennent à l’approcher et à leur manière, à la faire parler. Car, au-delà des gestes de la main de Soo Kyoung Lee, c’est l’énigme qui s’exprime ici.
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Ne représentant rien, la figure noire, présence de la nuit du temps au cœur de la lumière aveugle de la page blanche, échappe au piège de la signification. Le travail de Soo Kyoung Lee consiste cependant à la laisser libre de se tourner vers elle-même et ainsi de donner une chance à ce qu’elle retient dans sa nuit de parvenir à l’expression.
Cette énigme, comment ne pas le devenir, c’est celle de la vie même.
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Et que voit-on dans les dessins de Soo Kyoung Lee sinon les forces même de la vie se mettre à vibrer sous nos yeux, juste pour nous, dans un ballet discret intime et puissant ? Chaque ligne est comme la nervure d’une feuille, comme la forme d’une cellule, comme le double coloré de la tache, comme un filet tendu sur la nuit pour la tenir dans la lumière, comme une aura discrète déguisée en nuage, comme une peau seconde donnant à la peau originaire une beauté de serpent, comme une entaille dans la chair nue du noir qui réveille le souvenir inaccessible de couleurs incertaines.
Et puis parfois, il n’y a pas de noir mais un vert pâle, un rouge-terre, un bleu de fond du ciel. Et c’est encore le même processus qui recommence. À ceci près que souvent alors, la forme originaire elle-même, au lieu de rester cloîtrée dans sa nuit semble se déplier, sortir d’elle, s’avancer vers le jour, entrer dans le visible.
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Le « comme », ce nom de toute projection matérielle ou mentale n’est pas une métaphore vide mais bien la tentative de remonter à la source même de toute métaphore en essayant de comprendre ce quelle retient dans sa nuit.
En ce sens, chaque trait posé par Soo Kyoung Lee est un de ces gestes d’aveugle que nous faisons tous lorsque nous cherchons à comprendre l’inconnu qui nous assaille dans l’évidence même de la vie. Et chacun de ses gestes, en vitalisant la nuit de l’énigme, la rend à la fois plus énigmatique et plus vivante.
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Le regard et la main

C’est dans une tension inédite entre main et regard que les dessins de Soo Kyoung Lee s’inventent. En effet, la liberté du geste n’est pas mise en œuvre en opposition à la vigueur du regard. C’est au contraire afin de permettre au regard de jouer un rôle central que cette liberté trouve sa véritable fonction. C’est le regard qui, voyant apparaître les lignes, va à la fois travailler avec elles et à partir d’elles et donc, ainsi, décider de leur devenir. C’est le regard qui cisèle, coupe, lance, et finit par arrêter le mouvement de la main. C’est le regard qui décide, ici de la poursuite, là de l’arrêt du geste. Sans lui, le geste serait perdu.
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Chaque dessin constitue en ce sens une véritable symbiose des deux puissances qui composent l’art, la puissance libératrice et libertaire du geste et la puissance ordonnatrice et formatrice du regard.

On comprend alors pourquoi Soo Kyoung Lee n’a pas besoin ici, au contraire, de contraindre œil et main à tenter de produire des formes ressemblant à tel ou tel aspect de la réalité. C’est parce que, concentrée sur l’énigme, elle plonge dans les arcanes de la vie même dont elle révèle les lignes de force.
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Entre répétition et projection, entre duplication et recouvrement, entre précision du détail et emportement du tout vers un devenir inconnu, c’est bien à assister à l’énigme de l’émergence d’une forme qu’elle nous convie. Il se situe exactement dans cette zone dans laquelle le visible, déjà présent, n’est pas encore saisi par le devenir signifiant d’une forme reconnaissable, et dans laquelle la nuit, déjà venue, n’a pas encore disparu.
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Car c’est vers ce lieu incernable que nous conduisent, un à un, chacun des dessins de Soo Kyoung Lee et près de lui qu’ils nous convient à revenir, à rester. Car ce lieu n’est autre que celui où nous nous tenons, tous, depuis l’aube des temps, ce seuil du mystère à l’orée de la révélation dans ce face à face avec l’énigme.

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