samedi 2 mars 2024

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L’anthropo-logie numérique

, Sandrine Saïah

La pratique des arts visuels de Sandrine Saïah se nourrit de la curiosité propre à l’anthropologie. Ce champ du savoir permet d’envisager une diversité de rapports au monde et à l’autre, et de se mettre à l’écoute des mutations contemporaines. Considérant le corps comme une frontière, une membrane plastique, une caisse de résonance du milieu, elle porte attention au rapport simultané aux différents espaces, géographique, humain et numérique.

La conversion numérique engagée depuis trente ans esquive une remise en question de notre « habiter la Terre » qui, depuis soixante-dix ans, a déjà démontré ses limites. Or, cette modélisation numérique du monde se situe dans la continuité d’un « toujours plus ». En offrant cette échappée possible à travers tout écran, elle conditionne la posture bancale d’un entre-deux ou carrément d’un porte-à-faux, établie sur cet aller-retour permanent entre un espace physique limité et un espace numérique illimité, où l’échelle du corps devient obsolète. Cette sorte de distorsion conduit à une instabilité permanente, qui contribuerait à révéler, à produire, une « humanité de l’entre ».

En un demi-siècle, nos représentations du monde se sont alignées sur des étirements d’espaces (univers en expansion, expansion numérique, globalisation) et conjointement sur des rétractions territoriales et des occupations de territoires. Les deux notions inextricables d’espace-temps et de corps-esprit, qui ont prévalu dans l’édification de nos repères occidentaux, ne se distordent-elles pas dans ce va-et-vient permanent entre ces deux espaces, dont l’un gonfle et l’autre rétrécit ?

Depuis 2010, mon champ d’investigation s’est porté sur les incidences de ce nouvel espace, l’Internet, sur notre propre rapport à l’espace physique et humain et par voie de conséquence sur les « frontières du corps ». En effet, derrière ce phénomène de vases communicants, de contenance différente, le nouvel ordonnancement numérique du monde contribue à satisfaire ce grand désir d’ubiquité qui efface les limites.

Ainsi, la potentialité attendue de l’espace numérique à nous donner à voir le monde et à y être reliés à travers un écran appartient désormais à notre quotidien. Elle contribue à élargir, assouplir, flouter les contours et les formes de nos représentations, en couplant le visible à l’invisible, l’en-deçà à l’au-delà, l’ici à l’ailleurs. Elle présuppose un dévoilement continu de la réalité visible mouvante et, en ce sens, elle a un pouvoir qui supplante toutes les formes de pouvoir. Sa force, sa puissance, vient de la fascination inhérente à la possibilité d’être en contact avec la totalité des présences et des absences lors d’un instant continu, au cours duquel le corps physique s’oublie. On retrouve ici l’idée développée par Henri Bergson dans La Pensée et le Mouvant : « C’est donc la totalité des présences, simplement disposées dans un nouvel ordre, qu’on a devant soi quand on veut totaliser les absences [1]. » L’espace numérique, en offrant l’illusion de « totaliser les absences » dans une immanence virtuelle qui se dilate, annihile le silence, le vide, la distance dans un « tout est potentiellement là ».

Par ailleurs, parler de potentialité, sans évoquer la prédictibilité des désirs et des attentes, c’est oublier la puissance des calculs algorithmiques qui travaillent sur le rebond de nos désirs prévisibles, en les devançant. À ce titre, l’interdépendance entre potentialité et prédictibilité est telle que l’on peut se demander si l’espace numérique, tellement englobant, ne devient pas le moule de l’espace physique. Quoi qu’il en soit, l’océan des données gonfle sans limites ; il est comme une mise en ébullition de notre humanité qui, sans décantation, s’essouffle dans un présent continu qui stoppe notre temps linéaire. L’IA est invitée à prendre le relais dans ce temps et cet espace sans centre, ni bord, ni relief.

À ce stade, l’anthropologie peut rappeler que tout le monde n’a pas les pieds au même endroit et que les attentes vis-à-vis de l’écran ne sont pas encore identiques partout, même si l’urbanisation et l’uniformisation des modes de vie y contribuent. Si le numérique abat les cloisons pour ne faire qu’un espace où l’ici et l’ailleurs se confondent, il n’en demeure pas moins que la diversité culturelle résiste dans les racines profondes de sa nécessité, celle de l’alternance du dehors/dedans, du visible/invisible, du présent/absent.
L’anthropologie numérique a pour terrain un espace qui se dilate, constitué de données décontextualisées, de simultanéité, de non-lieux, de multiplication du même, de réseaux sociaux, où la diversité culturelle se trouve diffractée. Sur ce type de terrain, où l’on navigue « à vue » sans se référer aux repères traditionnels physiques, l’objet d’étude est volatile. Pour mieux l’appréhender, on se doit de comprendre le fonctionnement du système algorithmique qui est mû par une dynamique invisible, obéissant à une logique économique répétitive et fluctuante.

L’anthropologie de l’« humanité de l’entre » porte donc sur l’articulation de la géographie humaine et politique mouvante et de son nouvel agencement dans l’espace numérique où prédomine une gouvernance algorithmique. Alors que les frontières géographiques sont toujours d’actualité, les réseaux sociaux mondialisés créent d’autres types de relations affranchies des anciennes délimitations. Hiatus ou liaison, l’espace numérique n’offre pas encore d’alternative pour désenclaver l’humanité des vieilles frontières étatiques du XIXe siècle.

Portées par ces réflexions, mes récentes créations visuelles sont comme des chantiers situés au carrefour des espaces physique et numérique. Elles interrogent l’évidence de ces convergences, de ces circulations attendues comme fluides, dans cet « entre ». Elles laissent entendre d’autres possibles, d’autres investigations.

« Antipodes 2023 »

Comment évoquer « l’entre » sans faire référence aux deux objets sous-entendus ? Entre quoi et quoi ? « L’entre » s’installe dans le vis-à-vis de deux objets. Et si je parle de l’« humanité de l’entre », je me confronte au fait qu’en tant que telle elle ne se définit pas, qu’elle n’a pas d’essence en soi, qu’elle n’est ni l’un ni l’autre, mais un peu les deux à la fois. Qu’est-ce qui l’encadre ? Un espace physique dans lequel elle vit matériellement et un espace numérique dans lequel elle se déplace virtuellement. Est-ce que « l’entre » fait la continuité ?

Ce type de questionnement appartient à cette époque où la conversion numérique est le fait de plusieurs générations qui n’en ont pas le même usage. Aussi, j’ai fait une investigation auprès de huit personnes appartenant chacune à une décennie différente, de 17 à 87 ans, pour relever comment cette révolution technologique s’est inscrite dans leur parcours. J’ai soumis le même questionnaire à tous [2]. Avec leur accord, j’ai pu les photographier, réaliser leur tête en ronde-bosse et enregistrer leurs entretiens.

Il s’avère que, pour les plus âgés, la continuité entre l’espace physique et l’espace numérique existe pour la simple raison que ces deux espaces sont pour eux dissociés, alors que, pour les plus jeunes, la simultanéité des temps, des espaces, leur imbrication, leur superposition, les contraignent à les dissocier pour garder leurs repères spatio-temporels de l’espace physique. Le contrôle de « l’entre » devient une nécessité pour préserver leur marge de discernement et de liberté.

Antipodes confronte deux types de représentations de l’humain du début du XXIe siècle pour penser l’articulation possible d’un « profil numérique » et d’une tête en ronde-bosse, comme les antipodes de la figuration de l’humain, estimer leur dissemblance et évaluer leur continuité.
La tête en ronde-bosse est un mode de représentation fondée sur la ressemblance qui appartient à l’histoire de l’art mémoriel. Elle regroupe une multitude de détails pour aboutir à
une singularité qui fait qu’une tête ne ressemble qu’à elle-même. La figuration du visage en ronde-bosse comprend la face et les profils. Elle appartient à l’espace-temps de l’espace physique, de l’ici et maintenant, inscrit dans le temps linéaire.

Le profil numérique montre un invisible qui résulte de calculs produits par des modèles algorithmiques élaborés à partir de traces numériques, sorte de doublon du comportement numérique d’un individu. S’il y a représentation d’un profil, celui-ci ne renvoie pas à ce que nous sommes mais à ce que nous sommes potentiellement, de façon probabiliste.
 Il ne s’inscrit pas dans un présent mais dans le futur, puisqu’il précède nos désirs, nos choix et nos actions de façon prédictible. La fonction du profil est de raccourcir le temps de l’évaluation de ce qui nous convient ou pas, le temps du choix, le temps de l’incertitude.

Le profil numérique appartient à l’espace-temps numérique où l’absence du corps supprime les repères fondateurs. Simultanéité, imbrication, corrélation, superposition, reflètent les modes de réagencement algorithmique de l’espace physique. La ressemblance physique n’est pas l’objet du profil numérique, ce qui le distingue de la reconnaissance faciale biométrique établie en fonction de caractéristiques biologiques. L’image des profils numériques est une photographie de la mise en situation d’objets matériels choisis pour évoquer des flux dans un espace indéfini.

Profil numérique de Nicole

L’installation d’Antipodes met en situation têtes et profils numériques de façon qu’on puisse les lier par le prénom de chacun. Elle offre aussi la possibilité d’écouter des fragments d’entretiens et de découvrir le timbre ainsi que le souffle de la voix des interviewés.

Galerie Talmart, Paris, octobre 2023.

Notes

[1Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, 1938, p. 108

Voir en ligne : http://www.sandrinesaiah.com/