vendredi 28 novembre 2014

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Je ne veux plus vous voir

(mais c’est provisoire)

, Laura Lafon et Sylvain Duthu

On n’utilisait pas d’épluche-légumes. On préférait peler les patates avec un couteau sur le journal de la veille. J’ai découvert ça en quittant la maison pour me mettre en co-location. 
Quelques jours après mon emménagement, je suis partie une journée à la mer avec celle qui deviendrait rapidement mon amie. Dans la voiture, on est tombé sur France-Culture ; ça parlait de René Char, je me souviens avoir imité le présentateur. Je n’avais évidemment jamais entendu parler de lui et à la maison c’était une culture qui ne nous appartenait pas. On tombait dessus, on écoutait deux-trois phrases, on rigolait avant de zapper. Fanny elle, laissait l’émission. 

Ce projet est l’aboutissement en images d’un questionnement qui préoccupait déjà l’enfant, qui forge sûrement l’adulte. Le sentiment de trahir son milieu d’origine, et l’angoisse malgré tout d’une disparition inévitable. 

Il y a deux temps. Le temps permanent, et le temps ponctuel.

Le temps de la famille, presque immuable. Un temps qui passe mais qui n’a pourtant presque pas bougé. Le temps du repas de midi, du fromage, du verre de vin, de la vaisselle chaque fois sortie dans le même sens, toujours la même.
Le temps des gestes répétés, chaque fois semblables sans pour autant gagner en précision, car le temps passe, malgré tout, même si rien ne bouge vraiment. Le temps des silences, le temps de l’ennui, fermer les volets chaque jour à la même heure, parler du changement d’heure justement, parler du temps qu’il fait, parler au poste de télévision, parler souvent pour ne rien dire, puis ne plus rien dire du tout.
Quand on les voit parler, on se demande ce qu’ils disaient à vingt ans, est-ce qu’il y avait une flamme qui les poussait à se dire des choses défendues ? Est-ce qu’il y avait d’autres femmes, est-ce qu’il y avait d’autres hommes, des secrets partagés, des promesses tenues, des éclats, des joies, ou n’y avait-t-il déjà pas grand chose ?
Le temps qui fait dire que ça passe, et ça passe en effet. Les enfants deviennent les parents, nos parents, et l’on comprend que les choix sont étroits. Que les vies sont les mêmes, à une époque près. On a peur. Pour nos parents. On a peur pour nous.
Ce qui nous a précédé, se retrouve devant nous, il faudra une révolution pour le faire changer. Une révolution, un tour complet sur soi-même : un départ, une coupure et un retour vers soi. Partir pour pouvoir revenir.

Alors on revient. C’est le second temps, ponctuel.

Les grands-parents sont là comme on reste sans rien dire dans une salle de ciné quand le film est terminé. Ils jouent une comédie qui souvent leur échappe, le portable, Internet, c’est un monde de fous, nous à l’époque… Et le monde extérieur, ils ne l’expliquent plus vraiment, ou alors très mal, ou alors c’est la télé qui a dit ça.
Les parents, qui ressemblent de plus en plus à leurs parents, qui le deviennent presque, semblent prendre conscience de la farce sociale qui immobilise les destins. Si les trajectoires sont différentes, et souvent ascendantes, nos parents semblent mesurer au présent l’écart qui se créé derrière eux, entre ce qu’ils sont et ce qu’ils auraient aimé être. Entre ce qu’ils font, et ce qu’ils auraient aimé faire. Des regrets peut-être. Des envies de fuite, des crises de la quarantaine à 60.
Des regrets sûrement, et nous, les enfants, qui enfonçons le clou. Pas de jalousie. Nous, nous sommes devenus trop différents, et on ne sait toujours pas si c’est une injure ou un pardon.
Nous avons eu la chance grâce à eux d’étudier, et nous nous en sommes servis pour ne pas leur ressembler. Nous les avons trahis. Le paradoxe veut qu’ils soient fiers de nous.
On se regarde comme des étrangers devenus. Nous, on hésite à faire de leurs manières quelque chose de noble, quelque chose de très beau, là où eux jugent sûrement qu’on les juge de haut. Ni l’un ni l’autre, nous sommes coincés exactement là, entre ceux qui nous ont construits et ce que nous devenons. Entre ce que nous fûmes et ce que nous serons. La honte, la dénonciation, la pitié, l’admiration. Il faudra apprendre à ne pas tomber dans le piège si l’on veut observer. Maintenant ils acceptent qu’on les photographie. Ils acceptent même qu’on en fasse quelque chose d’artistique, ou quelque chose comme ça.

Dans leurs yeux, la distance est immense. Au milieu de tout ça il y a nous. Sommes-nous des miraculés ? Sommes-nous les traîtres ?

Toulouse, avril 2013