dimanche 23 janvier 2011

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Entre pittoresque et photoresque

Le livre d’artiste "Jardins d’amis : randonnées" de Caroline Bittermann

, Caroline Bittermann et Daniela Goeller

Depuis 2006, Caroline Bittermann travaille sur une série de portraits de petit format, peints à la gouache. La série qui compte désormais près de 150 personnes est intitulé « Jardins d’Amis » (en français). Elle sera publiée sous forme de livre d’artiste où les portraits peints seront accompagnés de photographies de jardins issues des archives de l’artiste. Dans cette confrontation s’installe un discours qui n’opère qu’avec des images.

Caroline Bittermann est une artiste peintre d’origine allemande. Elle travaille depuis les années 80 autour de la nature et des jardins. D’abord, elle développe un travail en commun avec Peter Duka sous le titre « Die dritte Kammer » (La troisième chambre) et depuis 2004 elle continue son travail toute seule. Outre des images peintes et des textes écrits - la réflexion théorique et la recherche font également partie de son travail artistique - elle a créé un jardin public en Allemagne, intitulé « Les jardins secrets de Rolandswerth » (Die geheimen Gärten Rolandswerth) et elle a constitué une archive de photographies documentaires des jardins qu’elle a visités durant toute sa carrière artistique. Ce sont des endroits qu’elle définit elle-même comme jardins, dont des jardins, des parcs, des squares, mais aussi des terrains vagues, des parcs d’attraction, des fêtes foraines et d’autres lieux plutôt atypiques.

Depuis 2006, Caroline Bittermann travaille sur une série de portraits de petit format, peints à la gouache. La série qui compte désormais près de 150 feuilles est intitulé Jardins d’amis : randonnées (en français). Le thème fédérateur de la série est l’amitié – fidèle à une vieille tradition romantique. Au début, la série regroupait avant tout des proches et des amis. Ensuite le réseau s’est élargi à des personnages aussi bien historiques que contemporains qui se sont à leur manière préoccupés du thème de la nature ou qui ont influencé le travail de l’artiste par un autre biais. Dans des dialogues réels et imaginaires, Caroline a essayé de révéler l’endroit idéal de chacun. Avec les réponses – sous formes d’idées, de mots, de textes, d’images... – elle a crée des images et montages d’images qu’elle a ensuite peintes à l’intérieur du contour de la tête de chaque personne, vue de profil. Tous ces portraits seront publiés dans un livre intitulé Jardins d’amis : randonnées (titre en français) et chaque tête est confrontée à une série d’images photographiques de jardins au sens large, issues de l’archive de l’artiste. Les portraits sont classés par ordre temporel des images des jardins auxquels ils sont associés. Il s’agit d’une succession d’images montées dans un bloc et qui évoquent l’idée d’un passage, d’une déambulation : ce sont les randonnées dont elle parle dans le titre du livre. Le livre laisse dans sa totalité penser à une sorte de cabinet de curiosités qui rassemble des vestiges du réel (les photographies d’un lieu), les confronte à une image (le lieu idéal) et les classe dans un système imaginaire et idéal qui est celui d’un réseau fondé sur l’amitié ou du moins des affinités sélectives.

Horst Bredekamp disait que l’essence même du cabinet de curiosités reste conservée partout où l’on accepte que l’esprit doit jouer s’il veut créer et que la vraie nature, le noyau d’une démarche ou d’une personne ne se trouve pas dans son centre ou sur le droit chemin vers ce centre, mais dans les effets secondaires qui sont libres et dépourvus de rationalité primaire – par exemple dans l’analyse de style (Giovanni Morelli), la psychanalyse (Sigmund Freud) ou l’iconologie (Aby Warburg). Il se réfère là à un essai fondamental sur la méthodologie écrit par Carlo Ginzburg. Selon Bredekamp, le cabinet de curiosités permet la classification de phénomènes disparates selon un mode visuel et non un mode linguistique. En mettant des objets naturels côte à côte avec des œuvres d’art et objets techniques, le cabinet de curiosités instaure un échange visuel entre les différents objets et privilégie la matérialité et son potentiel transformateur. J’ai toujours voulu faire un séminaire sur les cabinets de curiosités comme modèle de penser l’image, mais je me contenterai aujourd’hui de vous expliquer comment Caroline à mis en place un tel système en travaillant avec des images – réelles, à la fois peintes et photographiées et mentales, à la fois représentées et imaginées.

L’artiste n’aime pas expliquer ses images – même si les histoires qui les ont constituées sont fascinantes et passionnantes, à la fois intimes et universelles. Néanmoins il est nécessaire de comprendre la genèse des images pour reconnaître leur valeur. Nous avons choisi ensemble deux portraits de femme – et je voudrais commencer par celui de Marie-Antoinette, reine de France, guillotinée en 1793 pour son style de vie luxueux, son insouciance et son manque de responsabilité.

Vous l’avez sans doute déjà reconnu. L’image qui a servi pour son profil est celle dessiné par Jacques-Louis David sur le chemin à l’échafaud. L’image qui se trouve dans sa tête reproduit une aquarelle de Claude-Louis Châtelet que ce dernier avait peint sur commande de la reine et qui figure parmi les premières ébauches pour la future réalisation du fameux Hameau de la Reine à Versailles. La tour est devenu un symbole du Hameau mais en réalité il s’agit de la copie d’une fabrique du jardin d’Ermenonville – que nous voyons en face. Ce jardin a comme particularité d’être construit selon les idées de Jean-Jacques Rousseau et d’abriter sa tombe. Ses idées avaient inspirées à la fois Marie-Antoinette et les révolutionnaires, avant tout Robespierre, son plus grand ennemi (qui d’ailleurs survécut à la reine que de quelques mois). Quelque part ils étaient égaux l’un de l’autre – l’une dans la radicalité de son caprice et l’autre dans son fanatisme sans merci.

Le deuxième portrait est celui de Ulrike Meinhof, journaliste et intellectuelle allemande, membre de la RAF, morte pendue dans sa cellule de prison à Stammheim, près de Stuttgart, où elle purgeait une peine de 8 ans. La tête dans sa tête est un bronze et se trouve dans le jardin Little Sparta conçu et construit depuis les années 70 par l’artiste écossais Ian Hamilton Finlay qui l’agrandissait et le remaniait jusqu’à sa mort en 2007. La tête porte l’inscription « Apollon terroriste » et représente Saint-Just, radical révolutionnaire français, dit l’archange de la Terreur. Avec lui, nous retrouvons Rousseau et le culte de la liberté à tout prix de la Révolution qui est aussi un sujet de prédilection de l’artiste. Finlay a utilisé dans son travail des éléments issus de la mythologie grecque, de la Révolution française mais aussi des symboles de la Waffen-SS ainsi que les stratégies du leurre et du camouflage. Il partage la fascination pour la culture gréco-romaine, berceau de la démocratie, avec Saint-Just qui se plaisait bien en Brutus. La surface lisse et classique de son jardin d’artiste couvre des allusions à la violence et à la guerre – telle la nature dont la beauté dissimule souvent le côté menaçant et dangereux. Le jardin en face n’est autre que le Thälmann-Park à Berlin, puissante représentation des idéaux du communisme et de la RDA, un des rares vestiges colossaux du régime conservé intact et impressionnante ruine idéologique.

En mettant de côté les contenus qui pourraient nous emmener loin dans une discussion philosophique et politique, je voudrais revenir sur la question de base qui nous occupe ici, à savoir que font les images et comment elles communiquent – avec ou sans les mots et comment s’articulent les rapports entre texte et image, entre image et imagination, entre réalité et projection.

L’artiste joue ici le rôle d’un révélateur : celui qui voit tout et qui donne des impulsions. Les idées des personnes concernant leur lieu idéal posent parfois de sérieuses difficultés. Nous retrouvons ici les deux médias – photographie et peinture – dans leur rôle classique : la photographie aidant à cataloguer et mémoriser (comparable à un croquis). Le processus de création se joue dans la pensée et se reflète dans un montage d’images réalisé sur ordinateur. La peinture sert à transformer ces images dans un espace pictural uni, à les homogéniser. La peinture permet (aussi bien que le photomontage et la manipulation d’images sur ordinateur d’ailleurs) de créer un espace pictural homogène. Elle agit de manière synthétique, contrairement à la photographie, qui est plutôt analytique.

Ici, il s’agit en fait de voir et de penser les différentes images ensemble – le portrait (donc la personne et tout ce qu’elle a « dans la tête ») et les images du jardin en face. Ensemble ils constituent une troisième image, une image mentale. Le sens se révèle à travers l’association de ces images. Ici, les images montrent, rendent visible. Rendre visible son lieu idéal, c’est aussi se positionner. L’image est un objet de contemplation et un catalyseur, une reproduction et une manière d’influencer notre vision du monde.

« How we see things and places is not a secondary concern, but primary » a dit Robert Smithson à qui nous devons d’ailleurs entre autre aussi le titre de ce séminaire. C’est lui qui a postulé que c’était la photographie qui permettait de reconsidérer le pittoresque, d’où la notion du photoresque. Cette question est intimement lié à la notion du paysage – chez Smithson qui est le protagoniste du Landart bien sûr, mais ce n’est pas seulement l’intérêt dans ce contexte. Le paysage peut en quelque sorte être considéré comme meta-image.

La notion de paysage désigne d’abord un site dans la nature qui se présente sous forme de vue à un observateur. Le paysage ne représente donc pas l’ensemble de la nature mais un détail, la « partie d’un pays » selon le dictionnaire. Puis, cette « partie d’un pays » n’est pas arbitraire, elle correspond à une place, une position, voire à une situation ou une configuration. Par conséquent, elle nécessite un vis-à-vis avec un observateur qui la contemple et la constitue par son regard.

Depuis, le mot paysage n’est pas seulement utilisé pour désigner la « partie d’un pays » définie par le regard d’un observateur, mais aussi pour la représentation picturale de cette vue. Le paysage fait alors son entrée en peinture et y connaîtra une ascension historique. D’abord simple figurant en arrière-plan, il aboutira, au bout d’un siècle, à la création d’un nouveau genre, la peinture de paysage. Désormais, il s’adresse à un spectateur et l’incite à une déambulation imaginaire dans les espaces paysagers représentés. Très souvent, il s’agit d’une représentation de lieux qui ne sont pas nécessairement réels, c’est-à-dire existants, mais qui sont accessibles au spectateur à travers le regard et l’imagination.

La notion de paysage est une construction complexe. Plus qu’un reflet du monde extérieur et de la nature environnante, le paysage forme un espace de projection par excellence et reflète différentes visions et conceptions, artistiques et politiques, que notre civilisation a imposées à la nature à travers les siècles.

Dans l’introduction d’un ouvrage intitulé Paysage et pouvoir, qu’il édite et publie en 1994, l’historien d’art américain W.J.T. Mitchell distingue deux courants majeurs dans la considération du paysage. Selon le premier, qualifié de contemplatif, la lecture d’un paysage se fait sur la base de l’histoire de la peinture, tandis que pour le second, qualifié d’interprétatif, le paysage est une allégorie dont la signification psychologique ou idéologique se déchiffre selon les méthodes sémiotiques et herméneutiques. Le premier est associé au modernisme et le deuxième au postmodernisme. Le projet de Mitchell était de joindre ces deux lectures en une nouvelle approche qui, au lieu de demander ce que le paysage est ou ce qu’il signifie, pose la question à savoir ce qu’il fait. Autrement dit, au lieu de considérer le paysage comme un objet à contempler ou un texte à interpréter, Mitchell y voit un procédé formant des identités sociales et subjectives et interroge son identité en tant qu’acteur culturel. Pour articuler cette démarche il propose de transformer le mot paysage de substantif en verbe.

Cette définition du paysage correspond de très près à la définition de l’image que nous avons développée ici au cours des dernières années, à savoir celle d’une image active qui donne à la fois à voir et influence notre regard au retour.

Voir en ligne : Caroline Bittermann