jeudi 1er décembre 2022

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Dossier les Outre-Mer à la Cité Internationale des Arts — III/IV

Entretien avec Annabel Guérédrat, bruja, chorégraphe et performeuse martiniquaise

, Annabel Guérédrat et Jonathan Bougard

Comme beaucoup d’autres artistes des territoires d’outre-mer, Annanel Guérédrat est passée par la Cité Internationale des Arts de Paris.

Je l’ai rencontrée lors du vernissage du AKAA 2022, au bar du Carreau du Temple, où elle présentait sa dernière création, Hystéria#2 : Mes larmes sont de l’or. Très active, Annabel pratique la performance en pleine nature dans les mangroves de la Martinique. Elle est capable d’endosser des personnalités multiples et déborde d’énergie. Entre Cuba, Sao Paulo, l’Afrique, les Caraïbes et la France, elle a chorégraphié plus de trente spectacles au sein de sa compagnie Artincidence, et mène également des actions dansées dans le milieu carcéral.

En bientôt vingt ans d’activité Annabel est devenue une figure incontournable de la scène artistique caribéenne, respectée par la nouvelle génération et faisant des émules au travers de nombreux échanges, que ce soit avec des chorégraphes, des danseurs où plus récemment dans le cadre du FIAP Martinique, le Festival International d’Art Performance en Martinique qu’elle a créé avec Henri Tauliaut.

Il y a des outre-mer plus reculés que d’autres. La Polynésie est le plus éloigné et même si la transmission des pratiques traditionnelles y a été fortement entravée dès le début du dix-neuvième siècle, la conservation des langues et certains textes et documents ont permis un renouveau culturel et identitaire foisonnant. Terres amérindiennes exploitées par des propriétaires terriens européens très durs qui maniaient le fouet et la cravache, les Caraïbes sont dès le départ le théâtre d’une histoire plus dramatique, plus violente où un simple retour aux sources culturelles serait compromis par la complexité des identités, et les Antillais ont plutôt cherché à se forger une identité propre qu’à renouer avec celles de leurs ancêtres. A la dureté de l’histoire vient s’ajouter le caractère volcanique de l’île en ce qui concerne la Martinique, l’éruption de la montagne Pelée de 1902 ayant fait plus de 30 000 morts. Un véritable holocauste pour une île.

Il faut avoir cela à l’esprit pour espérer comprendre les enjeux à l’œuvre chez Annabel Guérédrat. Au Palais de Tokyo elle a présenté MamiSargassa 2.0, un concert performatif engagé contre la morbidité coloniale et néolibérale, mais aussi un conte caribéen futuriste centré autour d’une entité post humaine qui hante les rivages de la Martinique de 2083. C’est ainsi dans le futur qu’elle se projette volontiers pour espérer se comprendre et comprendre son histoire, et c’est par des états seconds qu’il lui faut en passer pour ressentir et accepter la voix des ancêtres, et leur histoire douloureuse.

Praticienne de la guérison, Annabel réinterprète sur scène des rituels magico-religieux afro-caribéens, parfois en duo ou en trio avec d’autres danseuses, parfois accompagnée de musiciens, parfois seule. Il est important pour elle de passer par la mangrove, confluence des eaux douces et marines, qui lui permet d’accéder au noyau de la terre. Annabel cherche à accéder à un corps plus disponible, plus poreux. Plus éponge, dit-elle. Et pour ça elle danse, elle utilise curieusement sa voix. S’essaie à écrire tout ce qui lui passe par la tête. Mais à la base il y a une vraie maîtrise du corps et de la voix. Une maîtrise parfaite de la langue classique.

Annabel Guérédrat — Hysteria 2 — Mes larmes sont de l’or

J’ai vu que tu es née en Nouvelle-Calédonie. Où est-ce que tu as grandi ?

Oui je suis née en Nouvelle-Calédonie à Nouméa et après on a vécu au Congo Brazzaville à Pointe-Noire et au Sénégal et puis on est rentrés vivre en Martinique.

Comment ça ce fait que vous bougiez autant ?

C’est dû au travail de mon père qui était océanographe chercheur, et qui du coup de par son métier a beaucoup voyagé, du coup la famille a suivi.

Ha ok. Bon forcément tu étais toute petite en Nouvelle-Calédonie. Quels souvenirs tu en gardes ?

Oui j’avais entre zéro et quatre ans donc je n’ai pas de souvenirs précis. Davantage le souvenir de la mémoire de l’eau, parce qu’on passait beaucoup de temps dans l’eau et c’est ce souvenir là que j’ai, qui est un peu imperceptible, d’être immergée dans l’eau, peut-être une sensation de confort aussi mais j’étais toute petite, cette chose dont je parlais tout à l’heure, de revenir à cette mémoire cellulaire, aquatique, aux fluides.

Donc tu dois avoir davantage de souvenirs du Congo ?

Le Congo Brazzaville j’en ai des souvenirs parcellaires, des souvenirs d’enfant, d’avoir été dans la cour de récréation, de jouer aux billes. J’ai le souvenir aussi, c’est très anecdotique, qu’un jour il pleuvait énormément et qu’on avait dû aller à l’école en pirogue. J’ai le souvenir d’une amie avec qui on est allées chercher des branches dans la forêt pour son perroquet et puis on s’est perdues. Nos parents étaient hyper inquiets parce qu’on était rentrées à la tombée de la nuit. Ce sont des souvenirs d’une enfance vraiment heureuse.

Une enfance heureuse ?

Oui.

Super. Combien de temps au Congo ?

Quatre ans. De six ans à dix ans. Et après, on est rentrés en Martinique.

Et comment se fait-il que vous êtes rentrés en Martinique ?

Parce que mes deux parents sont originaires de la Martinique, et mon père a obtenu un poste de directeur de l’Institut de Recherches en Développement en Martinique, ce qui nous a stabilisés là-bas.

Donc tu es métisse ?

Mes deux parents sont martiniquais, je me considère comme martiniquaise.

Parce que tu as la peau claire… Je me demandais si tu étais calédonienne.

C’est ça, Martiniquaise…

Annabel Guérédrat — Hysteria 2 — Mes larmes sont de l’or

OK. Donc tu n’as pas été confrontée au problème qui est souvent celui des métisses, de se trouver un peu à part…

Pas vraiment non. Je me suis toujours frayée un chemin d’émancipation. J’ai toujours trouvé des stratégies d’émancipation. Je repense aux fluides pour naviguer, cette chose un peu poisson, naviguer entre les eaux, me sentir toujours à l’aise. Avec les parents et l’éducation que j’ai eus, j’ai cette sensation d’être caméléon, de pouvoir naviguer d’un milieu à l’autre. Même de milieux sociaux. Et d’être à l’aise en fait. Cette sensation de chercher du confort avant tout quand je relationne avec quelqu’un, ou un milieu ou une communauté.

Tu as séjourné à la Cité Internationale des Arts ?

Oui.

Comment s’est passée cette résidence ?

Je l’ai réalisée sur deux mois, de mai à juin 2021, accompagnée de mon fils de 1 an et demi, Kéo Tauliaut Guérédrat. Ce n’était pas évident d’organiser ma vie de famille, de jeune maman avec un bébé sous le bras et d’assurer en même temps la résidence à la C.I.A. J’ai dû changer de logement pour être dans un appartement plus approprié à mon statut de jeune mère et artiste de 48 ans et accueillir mon bébé dans de bonnes conditions. Et la bourse allouée ne me permettait pas couvrir les frais d’approches de garde d’enfants et de vie chère à Paris.

La résidence en soi, d’un point de vue professionnel a été très profitable. J’ai pu rencontrer deux commissaires et critiques d’art, mentors, Olivier Marboeuf et Chris Cyrille avec qui je continue d’entretenir des liens et que j’ai moi-même invité à mon festival international d’art performance en Martinique l’année suivante, donc ça a été une chouette rencontre. Grâce à ces rencontres, Chris m’a aussi invitée à performer MamiSargassa 2.0., dans le cadre de sa carte blanche Mangrovité au Palais de Tokyo en janvier 2022 (dans l’exposition « Ubuntu, un rêve lucide » de Marie Ann Yemsi). J’ai pu réaliser ma vidéo d’art Mami Sargassa. Dans de bonnes conditions. Et en proposant gratuitement à deux reprises un atelier autour de la pratique body-mind centering, j’ai pu rencontrer d’autres artistes de la Cité, de manière un peu plus intime et approfondie. La sortie de résidence orchestrée par Olivier Marboeuf était très à propos, car j’ai pu performer en lecture performative à la voix, ce qui deviendra par la suite, MamiSargassa 2.0.

J’ai pu aussi faire connaissance avec la commissaire Julie Crenn avec qui j’entretiens aujourd’hui des liens étroits et qui met en valeur mon travail dès qu’elle en a l’opportunité autour des pratiques éco-féministes décoloniales.

Annabel Guérédrat — Hysteria 2 — Mes larmes sont de l’or

Quels étaient les critères de sélection, y avait-il un jury ?

Les critères de sélection, je suppose, étaient basés sur la pertinence du projet de chaque artiste et favoriser des artistes ultra-marins à s’exporter et visibiliser leurs travaux artistiques sur l’Hexagone, à Paris, puisque c’était dans le cadre du programme ONDES financé en grand partie par le Ministère des Outre-Mer. Oui il y avait un jury de sélection.

OK. Bon on se retrouve à l’endroit même où tu as proposé Hystéria#2. C’était une première ?

C’était une première et je suis toujours contente, émue. Surtout à Paris. C’est toujours chouette de performer à Paris parce qu’on a accès à un autre public qu’en Martinique, et puis pour les artistes, Paris c’est comme Berlin ou New York, tu as toujours ce fantasme de performer à Paris. Et ici, au Carreau parce que Sandrina Martins, la directrice, c’est quelqu’un que j’aime particulièrement, qui m’avait accueillie pour I’m a Bruja, pour leur festival Everybody, et le fait de me retrouver après ici dans le bar, ça me permet de sentir le lieu, l’espace. A un moment donné, je ne sais pas si tu te rappelles, pendant la performance je dis « taking care of space, taking care of nature, taking care of oneself and others, is inextricabilly linked to taking care of history », et à chaque fois que je dis taking care of space, je fais référence à cet espace qui est ouvert sur les arbres, un espace luxueux, qu’on n’a pas en Martinique. Je considère toujours comme un honneur, d’être là et de venir performer, même si c’est devant trente, quarante spectateurs. Je ne suis pas à l’Olympia mais j’ai cette sensation que c’est un privilège, de me sentir privilégiée.

Tu cites cette phrase en anglais. Il y a avait aussi ce qui m’a semblé être du créole.

Alors en fait j’aime bien passer d’une langue à une autre, souvent dans mes performances je fais ça, l’allemand, l’italien, l’anglais, l’espagnol, le créole… Là tu fais référence à un poème de Monchoachi qui s’appelle Préserver et qui parle d’un rite initiatique, normalement d’un petit garçon mais que moi j’ai transformé comme si c’était une petite fille. Et à un moment donné il dit « PAS Paroles bébel PAS paroles banda PAS paroles flonflon PAS paroles floup-flap PAS paroles flafla ». Et il dit « m’pas connain, il parle de déblayer chimin l’Ancêtre,… l’Ancêtre est sur sa bouche », en fait ce sont des créolismes. Je considère mon corps comme un canal, c’est comme si ça me permettait d’accéder à une mémoire cellulaire, un background, comme si j’étais mon arrière-grand-père ou mon arrière-grand-mère, qui me renvoie à quelque chose de lointain et qui n’est pas forcément 2022, là maintenant dans notre contemporanéité.

Je pense que la langue est magique et nous renvoie à des mémoires. Quand on la triture, quand on rentre dedans, quand on la mâche, c’est une manière de me décoloniser mais aussi de m’émanciper et me faire être autre. J’accède à ma propre autonomie d’énonciation. La langue elle-même me touche. Ça me traverse. Et quelle que soit la langue. Ça vient m’habiter.

Annabel Guérédrat — Hysteria 2 — Mes larmes sont de l’or

Je t’ai entendu parler tout à l’heure d’écriture automatique. Comment ça t’es venu cette pratique ?

Cela m’est venu d’une expérience, suite à un exercice de danse qu’on m’avait fait faire. Dans la performance Hystéria #2, je suis l’autrice de deux des textes : Dormir et Mes larmes sont de l’or. Pour les écrire, j’ai dû faire appel à mon inconscient.

OK. En parlant de ce texte tu te disais inconsolable.

Je fais référence à Alain Buffard qui, malheureusement, est décédé, qui était un grand chorégraphe français et qui avait écrit une pièce qui s’appelait Les Inconsolés. C’est une pièce qui m’a profondément touchée dans mon inconscient. C’était à Montpellier, en 2008. Aujourd’hui, avec Mes larmes sont de l’or, je me suis dit à moi-même, oui, en fait, il y a quelque chose en moi de l’ordre de l’inconsolée.

Je voudrais que tu me parles de Haïm Isaacs, que j’ai rencontré ce soir-là.

C’est mon professeur de chant, quelqu’un que j’aime beaucoup, que j’ai rencontré par hasard quand j’étais en formation Body Mind Centering. Je trouve qu’il a une approche du chant qui part vraiment du corps, qui revient vraiment à un circuit interne de respiration, de diaphragme, de descente dans les tissus. Quelque chose qui m’émeut et où je me sens dans une très grande porosité. Comme si je devenais étoile de mer ou éponge.

Annabel Guérédrat — Hysteria 2 — Mes larmes sont de l’or

Entretien réalisé au Carreau du Temple à Paris le samedi 22 octobre 2022.

Frontispice ; Annabel Guérédrat — Hysteria 2 — Mes larmes sont de l’or