samedi 29 octobre 2022

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Dossier les Outre-Mer à la Cité Internationale des Arts — II/IV

Entretien avec Leia Chang Soi

, Jonathan Bougard et Leia Chang Soi

Leia est actuellement en résidence à la Cité Internationale des Arts de Paris pour quatre mois. Passée par quatre années d’études à l’école Pivaut, elle ambitionne de réaliser une bande dessinée polynésienne, la première réalisée par une artiste autochtone.

On pratique encore beaucoup en Polynésie un art que Jean Guiart qualifiait d’art de femme du colonel. C’est classique dans les anciennes colonies tropicales, les femmes de militaires peignent pour passer le temps. La culture polynésienne c’est d’abord la danse, l’art oratoire, le tatouage et la sculpture en taille directe du bois, de la pierre et du corail. Ce sont les fondamentaux. Le dessin et la peinture sont les arts du colon, arrivés avec l’équipage de Cook et puis Gauguin. Gauguin a été un des premiers occidentaux, avant la mode de l’art nègre, à s’inspirer des arts indigènes. Lors de l’exposition universelle de 1889 il achète deux statuettes gabonaises. Ses sculptures polynésiennes sont probablement plus importantes que ses toiles, parce qu’elles inaugurent un dialogue avec les arts traditionnels indigènes. S’il n’avait fait que peindre, Gauguin serait tombé aux oubliettes depuis longtemps.

Les artistes dont on se souvient en Polynésie sont tous des étrangers : Gauguin, Ravello, Bobby Holcomb, Jean-Charles Bouloc. Le plus emblématique actuellement, Andreas Dettloff, est un allemand de Dusseldorf. Ce qui n’enlève rien à l’importance de sa contribution à l’histoire des arts océaniens. Simplement tous ces gens pratiquaient et pratiquent encore un art venu d’Europe. Les artistes indigènes, sculpteurs, chorégraphes où poètes, commencent à peine à être reconnus. Les plus traditionnels sont aussi les plus revendicatifs, les plus identitaires, et les plus dérangeants politiquement. Ils s’appellent Te Arapo, Madeleine Moua, Henri Hiro, Coco Hotahota, John Mairai, Sem Manutahi où Vaiere Mara, le premier sculpteur polynésien à s’être dégagé de la statuaire traditionnelle très codifiée pour laisser libre court à son imaginaire.

Un porteur de patrimoine comme Chief Miko, tout à la fois sculpteur, orateur, navigateur, maître de cérémonie, chanteur et musicien, ne demandera jamais la carte d’artiste professionnel mise en place par le gouvernement de la Polynésie française. Il a d’autres réseaux. Ce faisant, c’est une grande partie de la culture polynésienne qui demeure invisible depuis la métropole, et même en Polynésie il faut bien chercher pour y avoir accès. Ces gens vivent cachés au fond des vallées…

Aucune tradition n’est figée. Il y a des pratiques plus rigoureuses que d’autres. La bande dessinée par exemple demande de maîtriser un grand nombre de codes. Passée par quatre années d’études à l’école Pivaut, Leia Chang Soi ambitionne de réaliser une bande dessinée polynésienne. Ce serait la première bande dessinée polynésienne réalisée par une artiste autochtone.

Leia est actuellement en résidence à la Cité Internationale des Arts de Paris pour quatre mois. Je suis allé lui rendre visite pour en savoir plus. Et je puis le dire : Leia Chang Soi n’est pas une femme du colonel de plus.

Leia Chang Soi reçoit la visite de Bénédicte Alliot, Directrice de la Cité Internationale des Arts, très investie dans la vie du lieu

Peux-tu te présenter rapidement ?

Je suis illustratrice et réalisatrice de courts-métrages animés. Actuellement on est en résidence à la cité internationale des arts de Paris. Nous sommes quatre lauréates polynésiennes à avoir réussi le concours. Du coup on est en résidence pour quatre mois. Ça fait déjà deux mois que nous sommes là. Ça passe très vite.

Du coup comment se passe ce séjour ?

C’est super, on a plein de choses à faire et du coup on n’a pas le temps de s’ennuyer, on rencontre plein de monde et ça nourrit notre créativité d’être entourés d’autant d’artistes du monde entier.
Et c’est en plein cœur de Paris…
Oui dans le quatrième, et on a des avantages au niveau des musées, on peut les visiter gratuitement ou à tarif réduit, ça dépend des endroits, du coup on a vraiment l’opportunité de voir beaucoup d’expositions.

Alors qu’à tu visité pour le moment ?

Le musée d’Orsay, le quai Branly, Carnavalet, la cité de l’architecture et du patrimoine, le musée Cernuschi, le musée Picasso c’est le premier que j’ai visité, le palais Galliera aussi avec l’exposition Frida Kahlo. Vraiment beaucoup de choses quoi.

Et il y a beaucoup d’artistes en résidence ici ?

Aux alentours de trois cents artistes qui viennent de partout dans le monde. Du coup c’est riche, ils amènent tous une part de leur culture, de leurs valeurs, de leurs idéologies, on en discute et même si nos problématiques ne sont pas forcément… Enfin les problématiques sont les mêmes, mais de nos cultures propres. J’ai rencontré des africains, des latinos, et on est tous pareils d’une certaine manière.

Et comment vous communiquez ?

En général on parle anglais. Après s’ils parlent français c’est top. Il y en a certains qui font l’effort de parler français parce que leur objectif c’est d’apprendre le français. On essaye de parler dans les langues qu’on connaît tout simplement.

Vous avez chacun votre studio. Il n’y a pas d’atelier partagé ?

Les seuls ateliers communs se sont les ateliers de sérigraphie, de gravure et puis de four céramique. Tout le reste est individuel. En fait ces ateliers collectifs, il me semble qu’ils ont été mis en place l’année dernière, avant il n’y avait que l’atelier de gravure, une session dans l’année, et là cette année on a deux sessions. Une en gravure et une en sérigraphie.

Leia Chang Soi — Expérience en sérigraphie

Là tu travailles sur quoi en ce moment ?

Sur une exposition collective avec les lauréates de Polynésie. Notre thème c’est la femme polynésienne. Nous sommes quatre lauréates, il y a Titaua Peu, Tevaite et Patti Bonnet. Du coup quatre femmes, et le thème s’est imposé assez rapidement. On a voulu partager comment chacune d’entre nous voyait la femme de Polynésie, parce que finalement à part Titaua Peu qui est tahitienne, marquisienne, en fait elle est quand même demi, on est toutes demi en fait… Et je pense que ça apporte un point de vue en fait qui représente la Polynésie, parce que finalement c’est un mélange.

Ça me fait penser au dessin tressé comme on tresse le bambou que tu m’as montré.

Si cette technique-là m’a beaucoup intéressé c’est parce que ça mêle deux papiers différents, comme je suis métisse, du coup là je suis en train de faire beaucoup de tests pour l’exposition collective, je suis sûre que je vais pouvoir proposer quelque chose qui me convient.

Il y a tout un mythe de la vahiné, qu’est-ce qu’elle représente la femme polynésienne aujourd’hui pour toi ? D’un côté on parle beaucoup de déconstruire le mythe, c’est très en vogue, toi tu te situes où par rapport à ça ?

Moi je trouve que la femme polynésienne elle est vraiment belle parce qu’elle est forte. Elle a du caractère, et elle est capable de faire des choses. Et je pense que les femmes de Polynésie sont capables de faire beaucoup de choses. C’est ça que j’ai envie de montrer dans mes dessins. Qu’elles peuvent être belles mais qu’elles peuvent aussi porter leur peuple.

Et toi d’où tu viens ? Où as-tu grandis je veux dire ?

Je suis née à Tahiti, j’ai vécu toute mon enfance à Moorea, ma maman est chinoise et mon papa tahitien du coup j’ai beaucoup navigué entre les deux et c’était un petit peu compliqué parce que le métissage c’est bien, on a l’impression que notre culture est plus importante parce qu’il y a deux cultures, mais on se rend compte aussi que l’on est de nulle part, parce que quand tu est chez les tahitiens ils te traitent de chinois, ils te disent que tu n’es pas à ta place, et quand tu es chez les chinois ils te disent que tu es tahitien… Du coup c’est un peu compliqué et à la fois c’est riche. Je pense qu’il faut juste accepter le fait qu’on est dans aucune catégorie et puis qu’on peut en créer une. J’ai pris du temps pour comprendre ça.

Leia Chang Soi — Où sont passées les sirènes

Les demis sont un peu mis à l’écart par les polynésiens parfois…

Après je ne pense pas que ça soit quelque chose de méchant. C’est juste qu’on est différents. Il faut juste accepter d’être différent, pour s’approprier les cultures qu’on a. Et pas juste se chercher. Moi je me suis cherchée longtemps. Et je continue mais j’ai l’impression de me trouver un petit peu plus au fil du temps.

Et sinon c’était où à Moorea ?

J’ai vécu à Haapiti.

C’est un bel endroit…

Oui c’est un bel endroit et en plus on est tranquille, et les gens sont assez sympas. On n’a jamais vraiment eu de problèmes avec les gens. En fait j’ai eu une bonne enfance.

OK. Donc tu travailles sur une bande dessinée depuis un certain temps…

Je suis venue en résidence pour un projet de bande dessinée mais réaliser une bande dessinée c’est un rêve d’enfant en fait, même quand j’ai postulé pour l’école Pivaut dans laquelle j’ai étudié pendant quatre ans, l’objectif premier c’était de faire une bande dessinée parce qu’en fait je trouvais que la bande dessinée c’était un bon outil pour promouvoir ma culture. J’ai finis par sortir de l’école Pivaut avec une option animation 2D mais c’était riche parce que quand tu fais de l’animation 2D tu es capable de créer des personnages, de réaliser des décors, de faire de la composition d’images, de faire bouger des personnages, des objets, et je pense qu’avec les outils que j’ai, de faire de la bande dessinée ça ne serait pas trop compliqué.

Leia Chang Soi — Composition du strip Où sont passées les sirènes

La bande dessinée on y a quand même assez peu accès en Polynésie, on en trouve peu, donc quelles sont tes références, tu as lu de la bande dessinée ?

Oui. Il y a certains auteurs que j’aime beaucoup comme Florent Maudoux qui a réalisé les Freaks’ Squeele, il y a aussi les comics Saga, c’est américain et je trouve que la coloriste est géniale, et même le dessinateur parce que son trait est vraiment dynamique, et puis après il y a beaucoup de mangas que je lis aussi, du coup. Si je parviens à faire un mélange de tout ce que j’ai lu jusqu’à présent et à y mettre ma touche personnelle, ça serait bien. Ce que j’ai beaucoup lu dans ma jeunesse c’était des comics et des revues Mickey, le journal de Mickey et puis beaucoup de mangas. Beaucoup de mangas. Après j’ai commencé à lire beaucoup de BD françaises quand je suis venue en France. Je me suis rendue compte qu’en France il y avait plein de styles. Les BD que j’ai lues ici racontaient des histoires à long terme, alors que les Boule et Bill c’était des blagues par pages. En fait je ne suis pas faite pour faire des BD humoristiques.

C’est vrai qu’ici et un peu partout il y a toute une école du roman graphique qui s’est développée et que ça en Polynésie on ne l’a pas encore vu.

J’ai lu des bandes dessinées qui parlaient de la Polynésie mais elles n’ont pas été écrites par les locaux.

Leia Chang Soi — Expérience en sérigraphie

Effectivement il n’y a rien qui a été fait localement.

En fait il y a des associations qui ont fait des BD pour protéger l’environnement, mais moi j’aime bien tout ce qui est fantastique, j’aime bien lire parce que ça m’apprend beaucoup de choses mais ce qui m’intéresse le plus ce sont des histoires avec des super héros, avec de l’action, avec de la poésie peut-être aussi, c’est ce genre de choses que j’ai envie de faire.

J’ai vu ton cahier de croquis et effectivement, il y a beaucoup de textes.

Parce que je suis là aussi pour beaucoup écrire. La première période de mon séjour en résidence je l’ai passée à beaucoup écrire, à visiter des musées, visiter la ville, mais aussi beaucoup à écrire parce que c’était mon objectif premier jusqu’à ce qu’on ait le projet de l’exposition collective avec les filles. Maintenant si je veux pouvoir montrer quelque chose il faut que je produise.

Donc qu’attends-tu des deux mois qui viennent ?

On a projeté de faire cette expo collective, je vais aussi faire mon open studio, du coup ouvrir mon atelier un mercredi de 18 heures à 21 heures pour montrer tous les projets que j’ai pu mettre en place durant la résidence. J’aurais aussi aimé boucler mon dossier éditorial pour la bande dessinée parce que je suis venue pour ça et j’ai envie d’avoir quelque chose de fini. Enfin fini, après la BD il va falloir la finaliser, composer les images, l’encrer, la mettre en couleurs, mais j’ai envie d’avoir quelque chose de fini pour pouvoir montrer mon projet à des maisons d’édition.

OK. Sinon il y a quelques années a été mis en place en Polynésie un statut d’artiste avec une carte d’artiste professionnel. Est-ce qu’il faut avoir cette carte pour accéder à ce genre de résidence ?

C’était la condition pour prétendre à une résidence. Du coup il fallait la carte professionnelle. Il fallait une copie de la carte pour être éligible à ce concours.

Et du coup les artistes professionnels en Polynésie, tu les connais ? Que se passe-t-il en ce moment ?

Depuis la covid je ne suis pas beaucoup sortie, et comme je n’ai pas internet illimité à la maison je ne me suis pas trop renseignée… Par contre j’ai eu la chance de rencontrer des artistes au moment où j’ai postulé pour ce concours, il y a eu des entretiens, j’ai rencontré des artistes de chez nous, on a parlé de ce qu’on faisait, et je trouve qu’ils ne se débrouillent pas mal.

Leia Chang Soi — Où sont passées les sirènes — détail

Et tu penses à qui ?

Je pense à Lovaina qui faisait des parfums, je la connaissais de nom parce qu’on a participé à une exposition collective sur Mona Lisa, j’avais trouvé que tout ce qu’elle proposait c’était cool et du coup on a pu se parler, elle est super sympa et elle a des idées aussi au niveau de ce qu’elle veut faire plus tard.

J’ai vu aussi quelques petites pièces en argile, tu t’es essayée un peu au modelage…

Oui, de la terre cuite. Pouvoir faire du volume, sculpter, c’est quelque chose qui m’intéresse beaucoup. Alors j’essaye… Si j’ai l’occasion de travailler le volume avec mes dessins je le ferais un jour.

Il y a quelques années tu as fait un film d’animation qui a eu un certain écho.

J’ai réalisé un court-métrage animé pour la fin de mes études, du coup je suis sortie avec les félicitations du jury, avec ce court-métrage qui est une réinterprétation de la légende du cocotier.

Et tu as d’autres idées ?

J’ai d’autres projets mais je ne peux pas tous les réaliser maintenant, je les laisse murir et si un jour je n’ai plus d’idées je retournerai dessus, peut-être que j’attends de murir aussi un peu pour pouvoir monter des projets beaucoup plus ambitieux que ce que je fais actuellement.

Frontispice : Leia Chang Soi — Crayonné

Entretien réalisé à la Cité Internationale des Arts de Paris le mercredi 12 octobre 2022.