mercredi 25 novembre 2015

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Discussions

Les mésaventures de Julia Borderie au château de la Roche Guyon

, Jean-Louis Poitevin et Julia Borderie

Discussion est un projet présenté dans le cadre de l’exposition de groupe « Même l’imprévu est quantifiable » qui a eu lieu au château de la Roche Guyon, dans le Vexin français en mars 2014 pendant une résidence de production de 4 jours.

Avant de laisser la parole à Julia Borderie, il importe de dire que ce dont elle témoigne ici d’une manière calme et décidée, précise et factuelle, est révélateur de multiples dysfonctionnements de la société française.

Ainsi, une première expérience artistique à échelle1 a-t-elle débouché, pour cette jeune élève d’une grande école nationale d’art d’Île de France, sur une expérience d’un autre genre, celle de la lâcheté des hommes, de la veulerie des responsables, de la pleutrerie des enseignants, de l’aveuglement des personnels, qui tous se sont largement défaussés sur la jeune femme « sous de spécieux prétextes de cafards » comme disait le poète. Qui parce que cette affaire risquait de remettre en cause les petits arrangements école château ! Qui son autorité au sein de sa « maison » ! Qui ses privilèges symboliques ! Qui ses avantages en nature ! Jusqu’à cet employé interviewé qui a fini lui aussi par tenter de la rendre responsable de son licenciement !

Responsable ! Le grand mot est lâché. Personne ne veut plus rien assumer de ce qu’il fait ou doit faire. Nulle part, entendons à aucun niveau de la société. Et plutôt que de se tenir debout face à ce que l’on doit assumer comme sujet, comme conscience, comme personne, comme représentant d’une institution ou d’une autorité, on remet en marche, réflexe millénaire, le bon vieux mécanisme du bouc émissaire.

Et il ne suffit pas alors de dire d’un ton d’orfraie châtrée : Quoi vous n’avez pas lu René Girard ! (sur le ton outré d’une femme du monde faisant remarquer à un jeune écrivain dans un salon quelconque : comment pouvez-vous écrire cela après Mallarmé !) pour se dédouaner de sa propre responsabilité d’homme ou de femme, de directeur ou d’enseignant, pour croire être libéré des conséquences de sa lâcheté.

Parfois, le boomerang fait retour. Il retrouve facilement son point de départ, car toujours l’odeur fétide persiste sur le vêtement de ceux qui se sont oubliés, pire, ont renoncé à eux !

Alors qu’ont-ils fait, là aujourd’hui, en France, dans un espace culturel de part en part ? Rien d’autre que de remettre en marche, un clic suffit, non pas l’histoire ou le mythe mais la réalité palpable du bouc émissaire en désignant comme victime expiatoire, celle qui à l’évidence était la cause de tous ces malheurs et en cherchant réellement à se venger d’elle ou « sur » elle !

Bon, si vous avez un instant, relisez donc aussi La ferme des animaux de Georges Orwell... Après tout, cela vous permettra peut-être au moins un court instant de rire des autres avant de vous apercevoir que c’est sur vous-même que vous devriez pleurer.

Pour Discussions j’ai réactualisé la galerie de portraits d’époque du château en prenant comme sujets les membres de son personnel.

Datant du XVIe siècle, le Château de la Roche Guyon est situé dans un petit village du Vexin français, à une heure de Paris, et est aujourd’hui habité par la famille La Rochefoucauld. Classé monument historique depuis des années, il est depuis peu de temps une institution culturelle où sont présentés des pièces de théâtre, des expositions d’art contemporain et tous types d’évènements. Le temps qui m’est alloué pour la production et pour l’installation dans le château est de 4 jours (avec la possibilité de dormir sur place). L’organisation des jours se décline ainsi :

Jour 1 : j’observe les employés, l’architecture et le décor. J’admire les portraits de maîtres dans les salons, leur prestance, leur posture, leur allure, leur image usée par le temps malgré tout bien conservée.

En discutant avec les employés il me vient l’idée d’aborder le lieu par le biais de son personnel et du rôle de chacun d’entre eux dans le château : jardiniers, techniciens, gardiens, vendeuses de la boutique, gestionnaires. Y sont aussi inclus la directrice culturelle et le directeur général. Tous habitent le château. Différentes équipes se relaient tous les jours de l’année pour l’entretenir et l’animer. On y retrouve, à petite échelle, tous les éléments d’une société dont la structure (classique) est pyramidale, ce qui entraîne donc des rapports de force et des seuils à respecter. Certains sont là depuis 25 ans, d’autres sont en contrat de réinsertion sociale pour une durée déterminée. Certains se connaissent bien, sont amis, d’autres sont des collègues. Tous s’entendent pour dire que travailler dans un château est particulier. C’est un endroit reposant, agréable, beau, confortable… et lourd de significations. À la fois décor et lieu de travail ainsi que lieu domestique et de prestige, on éprouve une fierté à y travailler ; on s’y identifie avec bonheur parce que, le dit-on, les châteaux, ça fait rêver.

Jour 2 : je fais la rencontre des employés pour leur demander s’ils acceptent de participer au projet.

Sur une trentaine, 23 me donnent leur accord. Je leur donne le choix d’être représenté par un dessin, une photo, une vidéo ou un enregistrement audio.

Jour 3 : je fais leur portrait de jour (vidéo, photo, son) et de nuit (dessin).

Jour 4 : impression des photos, montage, vernissage.

Le portrait réalisé en dit beaucoup sur chacun : la posture, le regard sur la caméra, l’endroit choisi pour poser. Il s’agit de leur image et de la place qu’ils se donnent ou qu’ils souhaitent se donner au sein du château, ce qui révèle beaucoup sur leur condition personnelle au sein même de cette structure.

Je viens à leur rencontre avec une caméra et un trépied. Ils me conduisent du potager au donjon en passant par les salons, la cour extérieure, les salles d’expositions, un théâtre (fermé au public) et la boutique. Je travaille différemment selon le medium qu’ils choisissent, et ce, toujours en accord avec eux à toutes les étapes du projet. Mes heures de travail sont conditionnées par l’horaire du château et se partagent en deux : 9 heures de travail au château de jour et quelques heures la nuit dans le studio du château pour dessiner les portraits photographiés pendant la journée. Malgré mon approche très précipitée, un climat de confiance s’établit très rapidement entre eux et moi. La direction me propose très généreusement de m’offrir les tirages photos. Je réalise au total vingt portraits : neuf dessinés, deux filmés, huit photographiés et un audiographié.

Avant le vernissage, un portrait sonore cause problème, ce qui déclenche une suite de réactions dont je ne peux mesurer l’ampleur à ce moment. J’efface la plupart de l’enregistrement car il contient des propos diffamatoires sur la direction et le fonctionnement hiérarchique de cette institution. Devenue complexe, la situation a généré chez moi un grand nombre de questions et de problèmes révélant certains enjeux socio-politiques qu’il me semble essentiel de pointer dont celui du respect de la valeur de chacun au sein d’une structure institutionnelle.

Dans une visée démocratique, je pose la même question à chacun des employés. Bien que cela puisse paraitre naïf, il me semble délicat de retirer la parole à l’un d’entre eux même si cela pourrait le desservir. Il me semble facile pour chacun d’exprimer ses opinions sans aucune retenue et de régler des problèmes qui les concernent sous la protection d’un projet artistique en pensant que rien ne pourrait arriver.

Avant mon départ pour le Canada, la direction me promet qu’elle fera signer un document de droit à l’image à chaque employé, et de m’envoyer leur adresse afin que je puisse leur envoyer une copie du portrait. Mais voici que rendue au Canada, je reçois ni l’un ni l’autre, mais plutôt une suite de messages de la part des directeurs. Les échanges de courriels entre eux et moi me font comprendre qu’ils m’ont retiré toute possession des œuvres réalisées sur place, ainsi qu’ils opèrent une sorte de censure à mon égard auprès des employés. L’employé en question (celui dont j’ai enregistré les dits propos), a été licencié, et aux yeux des directeurs, j’en porte la responsabilité. On m’écrit :
Depuis quand l’artiste est-il au-dessus des lois et peut-il faire n’importe quoi au nom de l’art ?

Aujourd’hui, cette expérience particulière me fait comprendre la complexité des enjeux avec lesquels je travaillais. Mon projet, sans que je puisse le savoir, touchait un des nerfs sensibles de cette institution puisqu’il révélait une faille dans ses composantes internes. La situation a fait en sorte que, du fait de ce témoignage scabreux, je me suis involontairement retrouvée dans la position vulnérable de sa messagère. Cela m’a fait également réaliser les limites qu’un tel type de projet peut rencontrer. Cependant, il me semble difficile de les déterminer et de les prévoir puisqu’elles dépendent de la relativité, et des systèmes mis en place qui résistent avec force à toute forme de remise en question alors que c’est justement ce avec quoi je cherche à œuvrer.

Ce projet m’a aussi permis de me questionner sur l’identité individuelle dans son rapport à la collectivité. La mienne et celle des autres. Il m’a donc permis aussi de réfléchir sur les points forts et vulnérables de mon identité « d’étudiante-jeune-femme-artiste », sur sa place, son rôle, ses droits et sa liberté dans la société et dans les institutions artistiques (académie et université), ainsi que le rôle, les limites et les possibilités que cette institution permet, impose et implique. J’ai pu aborder une façon de travailler qui est désormais au centre de mes préoccupations : m’insérer dans un milieu inconnu et travailler au sein d’une microstructure en élaborant un groupe de travail qui implique des individus non familiers avec le monde de l’art, et créer une forme plastique à partir de cet échange.