dimanche 28 mai 2023

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Computer Art, une pérennité digitale

Jean-Claude Marquette — Avril 2023

, Jean-Claude Marquette

1971. Pourquoi m’être mis dans la tête cette idée curieuse de vouloir créer à partir d’un texte, avec un ordinateur et trois fois rien, ce qui pourrait être historiquement, selon Darko Fritz (artiste, commissaire d’exposition et chercheur indépendant), l’une des premières images ou très probablement la toute première image digitale ?

Il s’agissait, plus exactement, d’une série d’images binaires codées sous 6, 7 et 8 bits (ou un octet) imprimées en noir et blanc sur une suite de listings, car en ce temps-là point de carte graphique comme de moniteur informatique couleur, même la notion de pixel était alors inconnue. C’était plus de cinquante années bien avant que l’IA d’aujourd’hui avec la toute puissance de ses ressources algorithmiques puisse le faire à travers ses outils intelligents de productions visuelles fabriquées à base de neurones artificiels.

Hommage à Khlebnikov - Listing 6 bits 44 lignes 36 colonnes 1 et 0 - 1971

1974. Pourquoi mes travaux croisés d’arts plastiques sériels sur les mots associés aux formes carrées et aux couleurs combinés avec du codage informatique matriciel me conduiront à inventer quelque chose de graphique qui ressemblerait schématiquement au principe visuel de ce que seront les QR Code, comme l’avait remarqué Alexandre Rivaux en 2013 (The ReCode Project) ? Chronologiquement le QR Code sera développé au Japon en 1994 par Denso-Wave pour Toyota et rendu public en 1999

Harmonic story - Acrylic Liquitex sur toile 150 cm x 150 cm - 1974

Intuition d’un futur probable, perception d’un futur en formation, simple vision du futur ? Rien ne m’y avait préparé si ce n’est pourtant quelque part quelque chose !

Accumulations d’histoires d’enfant, d’explorations d’adolescent curieux de tout, de rêveries et de désirs, de regards et d’écoutes, de curiosités éparpillées probablement jamais suffisamment satisfaites de jeune homme. C’est comme un cœur qui bat, c’est fait de pulsations. C’est aussi fait de pensées et de pulsions. C’est in fine assez mystérieux quant à la genèse, c’est de la création à l’état brut. Créer dans cette situation c’est alors commettre véritablement un acte d’extraction où l’on va puiser au plus profond de soi-même. On se retrouve son propre mineur. Et puis une autre histoire commence par un long cheminement complice, qui perdure depuis les années 70, avec le silicium et tous ces ordinateurs qu’il active infatigablement à travers les composants semi-conducteurs dont il est la ressource principale.

Après l’âge de pierre, l’âge de bronze et l’âge de fer nous sommes immergés, en ce premier quart du XXIe siècle, avec le déferlement de l’information en plein âge du silicium.

Mais en cette année 1971, quel était ce texte, cette ressource poétique qui fit que ?
Le choix s’était porté précisément sur celui du poème "La Conjuration par le rire" écrit par l’artiste cubo-futuriste russe Velimir Khlebnikov (1885 - 1922) tout à la fois mathématicien, linguiste et poète qui supportera une vie misérable mais débordante de créativité, d’écriture et de réflexions les plus futuristes qui puissent être. Ce poème, un essai de déclinaison des racines, avait été publié en 1910 dans la revue "Studio des Impressionnistes". Ma source avait été le livre "Choix de poèmes" traduit du russe et présenté par Luda Schnitzer, publié par Pierre Jean Oswald, Honfleur - Paris en 1967.

Le poème "La conjuration par le rire" avait été choisi pour ce que dès la toute première lecture son seul titre pouvait alors signifier.

Poème "La Conjuration par le rire"
Traduction par Luda Schnitzer du poème "La Conjuration par le rire"

L’idée du "hack", c’était de détourner un ordinateur gros système ou mainframe de ses fonctions principalement actées pour calculer et gérer les seules données consacrées à la recherche scientifique, à la prospection militaire, aux statistiques économiques, aux activités commerciales. C’était aussi rire de ma propre conjuration d’un détournement annoncé quand on sait qu’à cette époque le coût horaire d’utilisation d’un mainframe pouvait s’élever au minimum à un million de francs !

Le projet c’était de créer une image dont le contenu ferait sens, c’est-à-dire une image dont l’origine serait un texte, mais surtout pas depuis n’importe quel texte. L’inspiration viendra d’une proposition du linguiste Noam Chomsky à travers son ouvrage "Structures Syntaxiques" consacré à la linguistique générative et au fondement biologique du langage où court le concept de structure de surface et de structure profonde. Tout cela s’élaborera assez rapidement en résonance avec un double cursus d’études suivies au sein du département des Arts Plastiques, alors dirigé par Frank Popper, et du département Informatique et Linguistique dans ce chaudron des savoirs qui s’appelait encore le Centre Universitaire Expérimental de Vincennes pour devenir dès 1972 l’Université Paris VIII – Vincennes. Ce lieu forestier, devenu légendaire, vit la création des œuvres pionnières de Computer Art du Groupe Art et Informatique de Vincennes (GAIV).

Hommage à Khlebnikov - listing 6 bits 44 lignes 36 colonnes 1 = formes noires - 1971
Hommage à Khlebnikov - Acrylic Flashe Lefranc & Bourgeois - Transcription depuis le listing sur papier à dessin cartonné 44 cm x 36 cm – 1972
Chaque lettre du poème = 6 bits d’information. Chacune des lettres est donc une combinaison binaire composée de carrés noirs = 1 et de carrés blancs = 0. Serait-ce la première image digitale au monde créée à partir d’un texte avec un ordinateur ?

Entre 1963 et 1967, formé à l’Ecole Estienne (ESAIG), je suis un homme du dessin de lettre, de la typographie, de l’art et des techniques graphiques nourri d’Histoire du livre et de l’art et surtout de peinture, de toute ces histoires de peintures et de peintres. La couleur, les couleurs depuis bien longtemps, depuis le collège, m’habitent, enseignées par un professeur de français et de dessin, qui - peintre aventureux pendant ses loisirs - initie ses classes de 4ème et de 3ème à la Nature morte : celle de Cézanne, ses pommes brossées en facettes, celle de Van Gogh, ses tournesols à la touche nerveuse en virgule, celle de Gauguin, son cadrage décentré qui fait détail...

En 1985, je décidais de suspendre radicalement toutes mes activités de création à cause d’un manque total de soutien autant technologique que financier, et surtout d’un désintérêt total du milieu de l’art, d’un monde qui, par nature, devrait être curieux et prospectif mais qui ne l’était pas, qui, je pense, ne l’a jamais vraiment été. La technologie, le Computer Art, devait effrayer alors qu’aux USA le programme EAT (Experiment in Art and Technology) favorisait les échanges fructueux et complices entre artistes, techniciens et ingénieurs.

Et puis il y eut ma première réapparition, provoquée par Margit Rosen (directrice des collections, archives et recherches au ZKM), entre 2007 et 2009 avec la participation à cette exposition internationale historiquement très importante "bit international [Nove] tendencije Computer und visuelle Forschung Zagreb 1961 - 1973" organisée à la Neue Galerie de Graz (Autriche) puis au ZKM à Karlsruhe (Allemagne). La seconde participation, instiguée par Camille Lenglois (attachée de conservation au CCI), s’était produite en 2018 au Centre Pompidou avec l’exposition "Coder le monde", second volet des cinq manifestations de l’ensemble Mutations/Créations consacré à l’apport des technologies informatiques et scientifiques dans les disciplines artistiques. A cette occasion, le Centre fit l’acquisition d’une œuvre digitale datée de 1973 (exécutée sur toile avec de la peinture acrylic Liquitex alors importée des USA par Sennelier) et de mes archives qui figurent dans mon fonds d’archives à la bibliothèque Kandinsky. Et puis, ce fut un troisième rappel, grâce au couple Camille et Robert Murphy dirigeants la RCM Galerie, avec l’organisation de ma première exposition personnelle à Paris en 2021. Cette exposition regroupait un ensemble complet d’œuvres digitales réalisées entre 1972 et 1977 qui avaient été écartées volontairement de la destruction de travaux considérés comme redondants.

Depuis 2018, j’ai repris mes activités artistiques de création d’images digitales à partir de mots, de phrases, de textes que je nomme datalettres, datamots, datatextes avec un puissant générateur de familles de QR Code. Actuellement, la RCM Galerie dispose de quelques unes des œuvres digitales récentes telles : TEST, ANNI, Josef Albers…

Le processus génératif des peintures digitales en cours.

Selon mes critères de créateur d’objets artistiques informatiques en 2D, le QR Code est un objet digital qui permet de générer, de supporter et de transmettre des informations codées c’est-à-dire un message. En entrée, l’information est implémentée dans un générateur logiciel que l’on paramètre selon plusieurs choix de familles disponibles et de critères possibles tel un programme. En sortie, on obtient un document graphique - une image en noir et blanc ou en couleur au format .png -, composé de formes carrées ou rectangulaires tributaires des choix opérés en entrée. Cette image codée, donc un message de nature uniquement digitale, peut être analysée ou non par un scanner qui, alors, en effectue le décodage permettant ainsi la lecture dans une langue naturelle donnée toujours définie dès l’entrée. La boucle technique s’étant ainsi refermée compose alors ce qui s’apparente à un paradigme de rétroaction. A partir de la production sur un ordinateur d’un ensemble de QR Code, il est possible de composer des œuvres picturales digitales. Ces œuvres pourront se matérialiser sur un support papier ou de nature autre par un tirage unique ou par une série de tirages limités et numérotés effectués dans le laboratoire photographique professionnel Picto Bastille tout comme le sont par ailleurs le tirage d’une photo ou la fonte à la cire perdue d’une sculpture en bronze. Il est même envisageable que le concept d’œuvre unique et de propriété intellectuelle et/ou artistique puisse être protégé par la technologie de stockage et de transmission d’informations qu’est la blockchain et ses NFT.

TESTx6-III Collection of nine + one in a white squarre 220113 50 cm x 50 cm
ANNI Anni series – 220504 - 221116 - 50 cm x 50 cm
Josef Albers Josef Albers series 220610 221220 - 50 cm x 50 cm

Les œuvres digitales produites illustrent au pied de la lettre la fameuse affirmation de Marshall McLuhan, que je cautionne totalement, “Le medium est le message”. D’ailleurs le Lab de création, ce chantier digital, plus crédible qu’atelier, se nomme “HàKArt, La Manufacture des Messages”.

Récemment, sur le datamot "Josef Albers", j’ai pratiqué des manipulations complexes concernant formes et couleurs au cœur même de la structure logicielle avec diverses applications informatiques pour obtenir des peintures digitales que j’appelle "Datastruction" et "DataTransduction", qui, combinées et plus ou moins altérées produisent un composé digital graphique nouveau que je nomme "Datafusion" ou "Datafriction". Ces manipulations digitales sur les formes et les couleurs sont comparables aux manipulations scientifiques qui sont effectuées en laboratoire sur la molécule en chimie, la cellule en biologie, l’atome en physique.

Albedo Datastruction du datamot Josef Albers 221126 - 30cm x 45 cm
Datafriction-Albedo <-> Nigredo - 230417 - 50 cm x 100 cm

Parallèlement, je travaille sur un dispositif de relevé des couleurs qui permet de faire autrement de la peinture comme le fit, dans son domaine de création, le compositeur Pierre Henry avec les sons pour construire sa musique. Ces relevés de couleur m’amènent à créer des palettes de couleur qui génèrent des compositions de peintures digitales uniquement réalisées sur le plus puissant de mes ordinateurs motorisé par une version récente du système d’exploitation macOS d’Apple. Pour rester dans l’esprit des créations digitales réalisées durant les années 70, je ne recours pas à l’utilisation d’applications de dessin ou de peinture qui, pour moi, simulent ce que sont les pratiques traditionnelles de la création plastique sans apporter quoi que ce soit en plus.

Composition depuis Acer shirasawanum - 220919.03.01 - 60 cm x 80 cm
Composition depuis Aster novi belgii - 230419 - 50 cm x 100 cm

En 1946, l’année de ma naissance, au micro de la Radio Nationale Tchécoslovaque le peintre Frantisek Kupka faisait cette déclaration prémonitoire lors de la rétrospective organisée à l’occasion de ses 75 ans par la Société Artistique Waldès à Prague : “L’art jaillit directement de l’âme de l’homme, de sa sensibilité. Cet art continuera donc d’exister par des moyens divers et variés. Il se peut qu’à l’avenir on ne peigne plus. On trouvera peut-être même des moyens mécaniques pour communiquer. L’homme livrera son ressenti à son prochain comme par télépathie. Un être pensant transmettra des réflexions, des chiffres, des opinions directement, sans recours au langage, sans les formuler verbalement [1]".

Notes

[1Extrait du DVD édité par Arte Editions en 2018. “Frantisek Kupka - The Other Story of Modernity”, un film de Jacques Lœuille, Zadig Productions (traduction sous-titrée en français entre les 49:26 et 54:52 environ).

Frontispice : Hommage à Khlebnikov, Monades [13-32/10-39_8bits/44] - 60 cm x 40 cm - 1973 - Collection du Centre Pompidou - Tous droits réservés