vendredi 30 septembre 2022

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À bout de souffle (de Jean-Luc Godard), vu d’ailleurs

, Guillaume Basquin

On a beaucoup commenté la mort du Maître ; maintenant, revenons à son œuvre, en partant, historialement et de façon matérialiste, de ses films. Ses films comme œuvres d’art.

À New York, d’où j’ai la chance de vous écrire, au Film Forum, j’ai pu revoir ce chef-d’œuvre absolu, situé exactement au milieu de l’Histoire du septième art, qu’est À bout de souffle. J’ai pu le revoir, oui, mais pas comme en France, où tout un travail de faussaire a été effectué, parfois appelé « restauration », c’est-à-dire que j’ai pu en jouir au maximum de ses possibilités plastiques, soit en
copie neuve 35mm.

Ce qui fut fort intéressant, c’est que dans la même salle 3 du Forum, j’ai pu comparer plusieurs choses, à quelques minutes d’intervalle :

- des extraits de soi-disant « restaurations » 4K des films de François Truffaut, la plupart en couleurs, mais aussi son plus célèbre film en noir et blanc, Les 400 coups ;

- des extraits de films d’un cycle autour d’Isabelle Huppert, dont Loulou de Pialat numérisé (c’est-à-dire, comme film, détruit (plus aucun « photogramme » ne ressemble au film original)) ; mais aussi la bande-annonce en 35mm de Sauve qui peut (la vie) de Jean-Luc Godard avec ses parfaites couleurs d’origine (et son son), que l’on pourrait croire imaginée par un Joyce, tant son audace formelle est folle ;

- et enfin À bout de souffle en entier.

Voici mes sensations de cinéphile, à chaud :

Tous les extraits de films en couleurs numérisés ont l’air d’avoir été tournés hier, ou avant-hier, en caméra numérique ; toute historialité et matérialité ont disparu, emportées dans des frappes d’un nettoyage chirurgical. Comme il y a beaucoup moins de noirs (faut-il encore rappeler ici qu’au cinéma de type Lumière, c’est-à-dire en projection argentique, à cause de l’obturateur même, on avait une alternance de 1/48e de seconde de jour (image fixe) et de 1/48e de noir complet (fermeture de l’obturateur pendant que le film, à l’aide de griffes, est monté (ou baissé) dans le projecteur, de façon verticale) ?), les couleurs ne sont pas les mêmes que sur film en celluloïd ; toutes paraissent un peu électriques, un peu fluo dans les verts, les jaunes, et les roses. Le son, également, est beaucoup moins riche : nettoyé — détruit !

Des 400 coups, il ne reste rien que la story… Tout le noir et blanc charbonneux, magnifique, s’est envolé dans le nettoyage chirurgical. Le film n’est plus qu’un zombie (et pour répondre à l’auteur du propagandiste déguisé en « écrivain » (écrit vain serait plus juste, comme assonance) Iegor Gran (auteur d’un navet nommé Z comme zombie chez P.O.L, où il se venge de ses frères Russes, dont il a quitté la terre il y a de très nombreuses années, pour ceux qui l’ignoreraient…)) égaré dans le cyberespace où défilent les cyborgs dans un néant éternel, indifférents à tout… Plus rien n’y est humain, c’est-à-dire imparfait, mortel, voué à la fragilité et la destruction (le celluloïd comme peau seconde). Dans mon premier livre, Fondu au noir : le film à l’heure de sa reproduction numérisée (Paris Expérimental, 2013), je notai ceci :

« Et aussi le témoignage de Deligny dans son texte-réponse à Heidegger déjà cité :

“Reste l’histoire de la cinémathèque entendue il y a quelques jours à la radio, son inventeur fouillant dans les poubelles pour en extirper des monceaux de pellicule qui s’acheminent vers leur destin industriel, la pellicule resurgissant sous la forme de peignes et autres objets de celluloïd d’usage courant” (c’est moi qui souligne).
Alors comme à Auschwitz ?… Oui, en partie, mais d’abord en effigie. Revisitant le Musée du cinéma en novembre 2011, celui de Langlois, pour l’exposition Metropolis, j’y apprends que dans les années 30 on transformait les pellicules de films “périmés” en vernis. »

Morale de tout ceci : quand on brûle les livres et/ou les corps en effigie (voir tous les autodafés des iconoclastes à travers les âges), on n’est jamais très loin, ensuite, de brûler les corps dans le réel… Et si, finalement, le coup d’État numérique dans le cinéma n’avait été que les prolégomènes du coup d’État numérique mondial à l’occasion de la crise Covid-19 ? Une simple répétition avant un génocide non conventionnel (pour reprendre le sous-titre du livre de Mehdi Belhaj Kacem, Colaricocovirus (Exuvie, 2022) que j’ai défendu dans TK-21) ? Les oligarques de l’Establishment de la conservation du cinéma ayant tout autant collaboré à la destruction du septième art que les télétoubibs ont participé de l’abandon de soins des Français de 2020 à 2022, c’est-à-dire qu’ils les ont indirectement envoyés à la mort, sans toutefois l’intention de la donner, mais par simple bêtise et négligence… D’un côté, l’aveuglement (tous orifices fermés : yeux et oreilles) ; de l’autre, la pure bêtise : l’oubli du Serment d’Hippocrate : Primum non nocere. Sous-jacent à tout cela, à chaque fois, l’argent et la corruption (par l’argent) ; l’argent des producteurs du cinéma, l’argent de Big Pharma.

À bout de souffle, à le revoir sans doute pour la quatrième fois en copie film en 35mm, reste l’un des films les plus marquants et importants de toute l’Histoire du cinéma, pour plein de raisons.

C’est une déclaration d’amour fou au cinéma, et particulièrement au cinéma américain, alors méprisé par toute une partie de l’intelligentsia française (comme pas sérieux, etc.). Le film est d’ailleurs dédié à la Monogram Pictures.

Dès le titre, et la dédicace, on sent que la pellicule de film, via le projecteur de cinématographe, est un pochoir, à travers lequel on projette de la lumière, qui diffuse sur les bords-limites entre la lumière et les ténèbres — rien à voir avec l’amoncellement de briques-pixels qu’est la diffusion numérique des films. La lumière, comme équivalent, en négatif, à de l’encre soufflée à travers le pochoir des ténèbres.

Le film est un hommage constant à la peinture, les murs du personnage féminin principal, Patricia (jouée par une sublime Jean Seberg — en noir & blanc adorable), qui, apprend-on, aurait préféré s’appeler Ingrid (comme Ingrid Bergman), étant tapissés de toiles de maîtres fort choisies dans la modernité picturale : (dans l’ordre chronologique) Renoir, Klee, Matisse, Picasso.

C’est, déjà, un travail de chef d’orchestre, Godard stoppant souvent net la pourtant très belle partition JAZZ de Martial Solal, pour nous permettre d’écouter de la musique diégétique à l’action du film lui-même, soit des disques 33t de musique classique que se passe l’héroïne du film, et notamment un concerto pour clarinette de Mozart (plus tard, dans Sauve qui peut (la vie) et Passion, Godard deviendra un maître-(re)mixeur de Beethoven, c’est-à-dire un maître des écrans sonores).

Ce film, où l’on sent tourner l’air entre les choses comme rarement (grâce notamment à la légèreté nouvelle du matériel d’alors, la caméra Caméflex Éclair-Coutant, et aussi grâce au son direct, une nouveauté alors), est une constante vénération de tout ce qui tourne : magnétophones, caméras super-8, tourne-disques, pellicules dans les appareils photographiques, etc. Et ça tourne ! Dans chaque plan, tout est possible ; tout peut arriver, de la gauche, de la droite… Et c’est le vieux Titien, et c’est le vieux le vieux Rembrandt, qui ne peignaient plus que l’air entre les choses…

Godard, peintre de la vie moderne : le Zeitgest du temps (1960) est saisi comme rarement : Eisenhower avec De Gaulle sur les Champs-Élysées (ce qui valut au film des problèmes avec la censure) ; Khrouchtchev et les tensions avec l’URSS à la radio, le quartier de Montparnasse, la nuit (on pense alors à un autre carrefour que celui de Vavin, que l’on ne reverra jamais plus de cette façon-là, si charbonneuse, fantomatique, celui de La Nuit du carrefour, film de Jean Renoir des années 30) ; Jean Seberg, une américaine à Paris vendant le Herald Tribune sur les Champs ; Jean-Paul Belmondo lisant et cherchant toujours la dernière édition de France-Soir : « 8e édition ! » entend-on sur la bande-son.

Une parfaite coopération franco-américaine !

« C’est où, la rue Première-Campagne ? » (sic)

La nuit parisienne y est transfigurée ; on ne la reverra plus jamais comme ça : il y a désormais trop d’éclairage, trop de lumière. On montre maintenant tous les côtés des choses, et il n’y a plus de ténèbres ; ce qui reste de « cinéma » ne vient plus de la nuit… Cet air d’innocence ne reviendra pas.

À bout de souffle est enfin la description d’un nouveau monde amoureux, avec ses nouveaux codes : un monde où les garçons osent dire aux filles qu’ils veulent coucher avec elles. Son dernier plan, bouleversant est un hommage au regard-caméra de Monika dans le film éponyme d’Ingmar Bergman : « Qu’est-ce que c’est, dégueulasse ? »

Du nettoyage numérique des films (par frappes chirurgicales pixellisées avec ce dommage collatéral : la destruction complète de tous les laboratoires photochimiques français, de LTC à Éclair) à l’assignation à résidence forcée sous contrôle numérique, on comprend maintenant qu’il y a une continuité certaine : la Volonté de la technique de contrôler tout le vivant. Formidable « usine » à créer, en réalité, de la mort…

Que faire ? déclarait Lénine… On peut déjà faire connaître l’Association filmprojection21.org, qui est une initiative construite autour de l’engagement concret que représente la Charte de la projection cinématographique au XXIe siècle , rassemblant celles et ceux, professionnels et amateurs, à qui la projection du film sur support photochimique importe.