lundi 30 mai 2022

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Principes d’utopie et de jointure de Mai-Thu Perret

, Jean-Paul Gavard-Perret

Traitant du postmodernisme et des différentes formes d’incarnation d’utopies la Genevoise a commencé sa carrière d’artiste à la fin des années 1990 après des études de lettres à Cambridge.

Elle a dirigé l’espace d’art contemporain « Forde » à Genève et est devenue une artiste d’envergure internationale des plus estimables. Très vite elle s’est fait remarquer par sa production d’objets manufacturés placés souvent en un scénario fictif pour une narration très particulière. Elle repense ainsi le statut de l’œuvre d’art et son contexte de production. Maï-Thu Perret crée la labilité d’une expérience sensible. Elle contraste sans doute avec le minimalisme traditionnel. Toutefois son approche tend vers une sorte de sublimation qu’on nommera post-minimale à travers divers types de narrations centrées sur un même but.

L’artiste se réfère à la phrase de Sol Lewitt « l’idée est la machine qui fait l’art ». Pour la créatrice la fiction narrative devient la machine génératrice, le mécanisme créateur de l’art. Mai Thu Perret invente progressivement toute une stratégie afin de permettre l’oblitération de la subjectivité dans sa création et pour s’intéresser à sa position dans la production d’œuvres d’art et leur reconstruction. Le risque pour l’artiste est de se voir taxée d’impersonnalité. De fait entre un art conceptuel et minimal la Genevoise est de celles qui croient encore à une utopie. Cela est essentiel. D’autant qu’un danger demeure : celui d’aborder l’œuvre uniquement par ses caractéristiques formelles même si bien sûr elles restent fondamentales. De fait l’intérêt réside autant dans le fait d’un primat du concept sans pour autant que le résultat soit négligé. Il est même capital.

Sa narration a commencé en 1999 sous le titre The Crystal Frontier. Il s’agit de l’histoire d’un groupe de femmes. Déçues par la société capitaliste et patriarcale ces personnages « auraient » engagé une nouvelle fuite au désert - celui du Nouveau-Mexique - pour fonder une communauté autonome : « New Ponderosa ». Ce nouveau phalanstère veut réinventer les relations au travail et à la nature. L’histoire est transmise par Maï-Thu Perret sous la forme de fragments de journaux, de lettres ou de rapports d’activités écrits par ces femmes. Mais l’artiste fait plus et mieux. Elle double son récit par la création d’objets nommés « la production hypothétique » de le « New Ponderosa ».

Dans l’œuvre une quantité de médiums dont la céramique, le textile, la peinture, la sculpture, le film font référence au constructivisme russe, au mouvement Art & Craft, au minimalisme. L’artiste imbrique ces mouvements historiquement codés à sa propre fiction afin de questionner les utopies.

C’est pourquoi sous couvert de production d’objets décoratifs et/ou utilitaires l’artiste pose la question de leur sens : Que « font » de tels objets lorsqu’ils sont décontextualisés dans un autre champ ? Surgit une recontextualisation fictionnelle : il peut s’agir de l’expression de la créativité libre que les femmes de « New Ponderosa » recherchent dans le retour à la nature et à l’artisanat.

Pour sa dernière exposition et expérimentation, invitée à produire une œuvre in situ pour « Survival Kit 10.1 : Outlands », une exposition collective organisée par le Centre letton d’art contemporain de Riga, Maï-Thu Perret a commencé par regarder la riche tradition textile folklorique du pays. Elle s’est intéressée entre autres aux mitaines lettones et à leur forme pointue particulière, et s’est mise à dessiner des motifs géométriques abstraits à tricoter en pure laine Shetland. Ces patrons déclinés en deux couleurs différentes sont complétés par 12 boîtes en bois d’érable, au couvercle coulissant, sérigraphié.

L’artiste rapproche ici le travail d’artisanat de sa propre entreprise de création. Se retrouvent son goût pour les géométrismes abstraits et la production d’objets manufacturés placés souvent en un scénario fictif pour une narration très particulière. Maï-Thu Perret repense ainsi le statut de l’œuvre d’art et son contexte de production.

Derrière les qualités « décoratives » des œuvres émerge un fond de moralisme. Il n’a rien d’étriqué, de normatif ou encore de purement féministe. Par des techniques et des médiums variés demeure avant tout la question des formes et de leur environnement. L’œuvre dans son ensemble crée donc – et c’est semble-t-il son but ultime – un espace mental utopique. En celui-ci l’épars ne sépare pas. Au contraire. Comme chez Armleder – mais selon d’autres principes – le jeu de la disjonction n’est là que pour une nouvelle unité : une unité à venir. Son lointain fait le jeu de la proximité de l’œuvre.

Mai-Thu Perret, « My sister’s hand in mine ? », Centre d’Edition Contemporaine, Genève, du 18 mars au 29 avril 2022.