vendredi 29 septembre 2017

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Une grange. Des tableaux. Des sculptures. Loin des galeries et du circuit traditionnel du marché de l’art, deux amis et artistes, Adrien Lécuru et Martin Mc Nulty, ont monté une exposition dont la veine socio-politique ouvre un vaste chemin de réflexion.

Adrien Lécuru a peint pendant deux mois durant. Sans nuit, sans sommeil. À la campagne, non loin de sa maison, retiré de toute forme de mondanité, plongé dans les bruits de la nature profonde. Quelques livres comme compagnons de labeur, disposés dans un meuble construit pour l’occasion, pour cette expérience de création intense et autonome. Une revue FMR sur les portraits de Nuno Gonçalves, Tout l’œuvre peint de Fra Angelico, un vieux fascicule sur la Chapelle Sixtine. Et d’autres pages : Les Figures d’Eros de Rodin, Picasso, des ballets au drame, 1917-1926, ou encore une reproduction de l’Adam et Eve de Masaccio. Il a sans doute passé autant de temps à regarder ce qu’il produisait qu’à peindre. Il était dedans, et à l’extérieur de ses toiles. À la fois spectateur d’un monde qui se bâtissait sans lui, et en compagnie de formes et d’idées qui bataillaient et dansaient, logées dans son esprit, toutes prêtes à s’en libérer.

« Stations »

Comme s’il n’y avait là d’autre but sinon de peindre nuit et jour, il prit deux axes méthodologiques. Le premier, tracer un degré zéro du paysage, une ligne d’horizon, d’une toile à l’autre. Le second, fabriquer une fresque, celle du jour qui apparaît et se défait, en faisant glisser la lumière d’une toile à une autre.

Un monde est ainsi né, hors du temps, sous forme d’une série de cinq tableaux où chacun figure ce qu’il appelle une « station », un état de la journée ; de la pâle lumière du petit matin, jusqu’à la nuit d’un noir inquiétant et impénétrable.

Le premier tableau est un éveil, primitif. Un couple sans âge qui erre. Aucun regard ne se croise, parce qu’ils cherchent, bras ouverts, que le temps agisse à leur place et que le sens advienne. Le deuxième tableau, plus allégorique met en scène deux personnages en combinaison ; ingénieurs, figures de la science actuelle, et un homme, nu, entité à la tête masquée par un sac. Improbable assemblage sans aucun visage pour regarder le monde. Le troisième tableau est une vision, frappante, d’une masse d’être humains qui sort de terre sans savoir où aller. Faut-il y déceler la Parabole des aveugles ? Celui qui guide, s’il souffre de cécité, ne sait plus mener ceux qui le suivent et les condamne à tomber avec lui. Les sujets des tableaux semblent questionner légitimité du pouvoir et représentativité.

La quatrième toile fait revenir la figure du couple. Elle, nue et fière, n’existe pas, elle est un fantasme. Sculpturale. Ce n’est pas une femme mais une statue, elle est réceptacle, plan sur lequel on projette ce qu’elle n’est pas. Derrière elle, un clochard, hagard et fasciné, pourrait la rêver. À moins que ce ne soit elle. Enfin, dernier tableau, l’ingénieur, celui qui sait et qui maîtrise du haut de son rocher, est sur le point de tomber dans un gouffre. Lumineux gouffre, d’où pourrait certes jaillir des réponses, mais d’une nature trop incertaine pour les certifier et en jurer.

De cette série, il ne reste que des questions ouvertes et la sensation d’une matière uchronique qui nous échappe. L’horizon a beau être clair, il semblerait que la sidération gronde.

Entre les lignes se dessine un monde sans rênes, qui ne maîtrise plus sa monture. Le constat n’est pas tragique, il interroge et pose la question d’une société qui ne sait plus vers qui se tourner. D’où le terme d’húbris donné à l’exposition, en référence à cette période d’excès, de démesure, où l’état de droit semble pour certains avoir disparu pour un état de fait.

« Objets sordides »

Face à cet univers, les sculptures de Martin Mac Nulty déposées et comme échouées au pied d’une terre incertaine, observent. Elles sont petites, modestes, faites de morceaux de chiffon, de serpillères, « d’objets sordides » – si l’on voulait paraphraser Pascal Quignard – dont la valeur symbolique émeut par ce qu’elles semblent toutes crier « Mêdèn agan », rien de trop, maxime de la sagesse grecque ancienne.

Ralentir et trouver le calme d’un temps qui peut se retourner sur lui-même. Toutes ces figures, petits êtres qui rament littéralement pour se construire, s’imposent par leur fragilité, leur innocence et leur veine humble. Certes, elles brillent, car les matériaux englobants utilisés par Mac Nulty sont recouverts de paillettes, de peinture (vinylique ou acrylique), et de pigments phosphorescents, parfois même de poussière de cuivre et d’or, mais à l’intérieur, un univers grouillant et organique est fait de rebus et de pauvreté.

Les deux amis, depuis une langue commune et une même représentation du politique et du social, partagent une gamme chromatique étonnamment proche. Ils parlaient du même monde, tous deux respectivement dans leurs ateliers. Alors ensemble, ils ont trouvé un moyen de poser formellement ce qui résonne : un certain sens de la mesure, interrogeant l’húbris, la fière modernité qui échoue à se penser elle-même, comme avalée par un progrès non réflexif qui ne sait plus dire où il va, ni vers quoi il mène.

Martin Mc Nulty et Adrien Lécuru, Húbris, visite sur rdv jusqu’au 7 octobre au 22, rue de Nemours, Villiers-sous-Grez (06 72 27 39 35 ou residencedenemours@yahoo.com)

Cet article a été publié dans la revue Mouvement de Juillet 2017