dimanche 5 mai 2013

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Images d’Éros

la métaphore impossible

, Jean-Louis Poitevin

Corps, masculins, féminins, nus ou déployant des aspects de leur nudité, ils sont saisis dans l’imagerie érotique entre les deux extrémités que le regard autorise, la présentation de l’immensité du corps, totalité inaccessible possiblement appréhendable d’un seul regard y compris dans ses mélanges avec d’autres corps et la présentation, partes extra partes, du devenir paysage du corps à travers son découpage en morceaux.

Il s’agit d’un paysage doublement originel puisqu’il évoque un monde fait de la chair de l’homme mais dont l’homme serait en quelque sort absent ou alors des images donnant à voir cette origine, celle qui préside, à travers des frottements de peau constellés d’étincelles alourdies de sueurs, à l’humaine conception.
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Paysages

Il importe peu de gloser sur tel ou tel aspect de ces images qui offrent à nos regards avides de quoi sustenter ce qui à travers eux se mobilise en nous. Chevelure ou pied, bras ou jambe, sexe, bouche, anus, plis de la peau ou extension savante de celle-ci au moyen de tissus, de cordes, d’artifices divers ou d’onguents mystérieux, c’est inévitablement à quelque chose d’autre que tendent ces images qui nous présentent le corps dans l’un ou l’autre de ces états supposés à la fois traduire un désir et une émotion, déclencher en nous les mécanismes de projections avides ou de rejets violents et nous rassasier par ceux de l’identification.
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Mais inévitablement, ce sur quoi ces images, quel que soit l’adjectif dont on les affuble, photo de nu, photo érotique, photo pornographique, photo grivoise ou libertine, c’est quelque chose qui à la fois nous touche et nous effraye, nous attire et nous repousse, nous fige de stupeur et met en mouvement toutes les fibres de notre corps-pensée. Le nom que l’on accepte de donner à cette chose détermine sans aucun doute la lecture que l’on peut faire de ces images, même si sans doute il n’y en a qu’un : l’énigme de l’origine sexuée.

D’autre scène, il n’y a point. C’est la seule qui vaille pour chacun dans la mesure même où c’est celle dont à la fois il est exclu, puisqu’il n’est pas encore conçu, et dans laquelle il est inclus, puisque sans elle il ne serait pas là. Les autres images nous y reconduiraient inévitablement, si ne s’accumulaient en elles des strates trop évidemment diverses, peuplées d’histoires et de fantasmes, de fantômes et d’angoisses et semblant être éloignées de cet enjeu.
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Les images liées à Éros ont cette « singularité universelle » de nous maintenir sans l’ombre d’un doute dans l’orbe de cette énigme même si, parfois, elles nous font faire tant de rotations mentales, fantasmatiques ou incarnées, que nous en perdons la tête.

Mais notre corps-pensée ne s’y trompe pas. Il y a dans de telles images plus qu’un aveu, une ambition : donner à l’impensable, à l’irreprésentable, une consistance sensible à travers une représentation que l’on rêve ou que l’on fantasme surtout. Littérale ou frontale elle est cependant inévitablement dérivée, allégorique ou métaphorique.

Toutes participent, directement ou non, à une dramatisation érotique des choses, seul moyen de maintenir le lien entre affects et pensée, entre les modalités de l’existence sensible et les investigations paralogiques au sujet du commencement et de la fin de toute chose. Car il est question des modalités de l’engendrement et de la fin des corps, de leur naissance et de leur mort mais plus encore de ce pourquoi ils existent. Et cela est en quelque sorte toujours en train de se produire, actuellement pour le regard et donc pour le sujet qui regarde, et par conséquent dans ces images se rejoue, dans une diffraction infinie, la passe d’arme de l’union charnelle qui est le support physique et psychique, littéral, littéraire et visuel, de ce que l’on nomme par défaut érotisme.
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Toucher avec les yeux

On apprend cela dans l’enfance, qu’il est préférable le plus souvent de toucher avec les yeux plutôt qu’avec les mains, installant ainsi les objets du désir dans cette distance que seule la vue peut parcourir, que seul le regard peut combler et qui inscrit les gestes, lorsque l’on s’autorise à renouer avec eux, dans un processus de réappropriation complexe dont l’image, au sens ici de ce qui s’inscrit dans cette distance inévitable due à la mise en place par la fonction apprise du regard, est le véritable vecteur.

Il en va de même pour les choses qui ne semblent pas relever directement de ces problèmes enfantins mais des mystères et des questions qui ne cessent de hanter les hommes : elles ne peuvent être approchées que par les mots ou par les images, qui comme le dit par exemple Saint Augustin, s’adressent elles aussi à la pensée. Mais à quel aspect de la pensée ?
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Ces aspects sont nombreux et vont en quelque sorte par deux, contiguïté et séparation, continuité et discontinuité, proximité et distance, saisie verbale et saisie imaginale, et tous semblent ne jamais pouvoir être séparés sinon pour permettre à la raison d’organiser un temps son territoire, avant que d’être reprise par la prégnance des affects qui la contraignent à revoir encore et encore ses prétentions à l’objectivité.

Pourtant une autre séparation guette, qui porte et enveloppe toutes les autres, celle à partir de laquelle les hommes ont appris à distinguer entre vision extérieure et vision intérieure.

Là, précisément dans l’univers des images liées à Éros, ne règnerait que la vision extérieure, entendons la vision liée à la perception immédiate d’une réalité ou de la représentation directe de cette réalité. C’est même à ce type de visions, engendrées par les sensations mais aussi engendrant des sensations que seraient vouées les images érotiques, à une vision tout entière orientée vers cette action, celle de l’éveil de désirs, de sensations, dans le corps-pensée à partir de suggestions liées à l’apparition du corps, entier ou morcelé. Ce qui importe aussi ici, c’est que ce corps doit être tenu pour disponible afin de pouvoir être perçu comme étant à disposition en vue de la copulation. Le corps érotique est supposé réellement ou fantasmatiquement être toujours disponible, offert, c’est-à-dire absolument présent, à lui-même et à l’autre, comme si le soi et l’autre s’effaçaient dans l’offrande de cette exhibition.
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Il importe peu ici que cette copulation débouche sur un acte vécu ou sur un scénario imaginaire, ce que nous cherchons à comprendre, c’est en quoi les images érotiques sont liées à cet irreprésentable de manière incompressible et en quoi elles permettent de comprendre un peu de quoi cet irreprésentable est composé.

Le paradoxe des images érotiques est donc le suivant : en tant qu’images du corps elles éveillent désir et autres affects, en tant qu’images, elles reconduisent à la question centrale que posent les images, toutes les images, celle de la relation entre deux niveaux ou deux types de vision, une vision extérieure et une vision intérieure, étant entendu que la vision intérieure, mise en place par la théologie chrétienne mais existant déjà chez Platon, est liée, elle, à la saisie de cet autre irreprésentable ou imprésentable qu’est Dieu, le dieu ou un dieu.

Lui en effet, quoique étant en quelque sorte l’objet le plus désirable qui soit, il n’est pas question de le toucher avec les mains, mais uniquement avec les yeux, avec les yeux de la pensée, avec les yeux du cœur.
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Partout, tout le temps, le secret

Disons le simplement : en faisant des nus, on évoque directement ou indirectement Adam et Ève c’est-à-dire qu’on tente de dire quelque chose au sujet du premier homme et de la première femme, c’est-à-dire qu’on tente de représenter l’humain au plus près de ce qui est supposé être son origine, ici son origine supposée divine, alors qu’en faisant des images mettant en jeu ou en scène le sexe, orifice divers ou phallus variés, ou bien une copulation, suggérée ou en acte, on tente cette fois de poser la même question, mais du point de vue de l’espèce et de sa reproduction et donc de son évolution darwinienne.

Dans le premier cas on suggère supposant partagée par le regardeur la référence implicite. Dans le second, sous couvert d’émancipation vis-à-vis de cette trame religieuse, et au nom d’une potentielle émancipation, on n’efface cependant pas la première strate et la seconde strate reste explicitement dépendante d’une vision darwinienne de l’engendrement.

En d’autres termes, le regard porté sur les corps implique qu’un « autre regard » soit mis en action et qui porte ou se dirige, lui, sur une forme ou une autre d’irreprésentable, inévitablement.
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Dans les images dites érotiques, et d’ailleurs dans beaucoup d’autres, la prégnance mais en fait l’existence de l’autre scène à l’intérieur même de la scène représentée est ce qu’il y a de plus essentiel. Cela modèle et module non seulement le visible mais surtout la lecture que l’on en fait, son interprétation dans la mesure même où, au-delà des références culturelles de chacun, non seulement le cadre culturel général est actif et prégnant, mais le questionnement individuel est inévitable.

Nous ne sommes pas à proprement parler du côté de l’inconscient mais bien du fait que personne n’échappe à cela, être travaillé intérieurement par cette interrogation sur les modalités de sa genèse.

« Il y a un lieu connu de tout homme et inconnu : le ventre maternel. Il y a pour tout homme un lieu et un temps interdits qui furent ceux du désir absolu. Le désir absolu est ceci : l’existence de ce désir qui n’était pas le nôtre mais dont notre désir résulte. Il y a pour tout homme une utopie et une uchronie…/… Il y a toujours dans son van un objet atopique et anachronique qui fascine des « enfants » et qui se dissimule toujours sous le voile du langage humain. C’est en quoi le fascinus est toujours le secret. L’objet sexuel reste toujours le maître du jeu érotique. Le sujet sexuel, surtout le sujet masculin perd tout (l’érection dans la voluptas, l’élation dans le taedium, le désir dans le sommeil). Ce qui est plus caché que le caché, c’est le secret. » (Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi, p. 336-337)

C’est cette relation complexe entre secret, énigme et image dont parlent les images érotiques.

Ces images font se lever dans l’esprit de chacun, tout en éveillant ses papilles, tendant ses reins, exorbitant ses yeux, à travers le désir de posséder ce qui est représenté sur l’image, celui, si l’on peut ici parler de désir, de faire face, tous sens dehors, à l’appel du secret. C’est pourquoi il est difficile de faire une taxinomie précise des images érotiques.

Ce secret, qui l’ignore, ne cesse de parler en nous, de nous interpeller, de nous parler, de nous appeler. Il est la voix qui murmure ou crie, c’est selon, mais qui porte avec elle une force singulière qui s’insinue entre soi et soi, entre moi et je, entre moi et l’autre et qui me fait douter sinon de moi, du moins de la légitimité de certaines inventions du moi.

Le secret est la voix du mystère dans l’évidence de la connaissance.
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Chemins : vivre l’expérience et se confronter à l’énigme

Il n’est pas temps ici de gloser sur le statut des images érotiques ou non d’ailleurs au sens d’interroger leur matérialité ou leur lien évident avec la double peau qu’aime à évoquer Didier Anzieu.

La part du corps, sexes ouverts et sexes tendus compris, est si manifeste que cette peau de papier que l’on pèle avec les yeux envahit l’esprit sans que rien ne s’y oppose, les jeux de cache-cache entre peau nue et vêtements plus ou moins envahissants étant suffisamment présents pour qu’il n’y ait rien de plus facile que d’éveiller chez le regardeur les linéaments infinis de déshabillages mentaux inchoatifs et répétitifs.

« La peau, première fonction, c’est le sac qui contient et retient l’intérieur…/… La peau, seconde fonction c’est l’interface qui marque la limite avec le dehors et maintient celui-ci à l’extérieur…/… La peau enfin, troisième fonction, en même temps que la bouche et au moins autant qu’elle, est un lieu et un moyen primaire de communication avec autrui, d’établissement de relations signifiantes ; elle est de plus une surface d’inscription des traces laissées par ceux-ci. » (Didier Anzieu, Le moi peau, p. 61-62)

Promettant en les mettant en scène un jeu qui écartèle les deux facettes du moi, et visant à travers les deux peaux que sont les vêtements et la nudité, les deux peaux psychiques intérieures, les images érotiques, travaillées au corps par les yeux, sont moins déshabillées par le regard que fouillées par la curiosité, portées par la question et supportées par l’angoisse. L’angoisse sert ici de moteur, mais un moteur qui est occulté comme moteur par le désir, la concupiscence ou l’envie. Et ce regard qui fouille, s’avance entre ces bords écartelés du moi comme le ferait un sexe s’engouffrant entre les chairs ouvertes d’un sexe féminin, écartelant les bords pour mieux s’envelopper d’eux et plonger dans la nuit du ventre, dans la nuit du secret : un éclair puis la nuit….
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« La rue assourdissante autour de moi hurlait.
Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.
Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais ! »

Ce poème tiré des Fleurs du mal et intitulé À une passante, est un poème où pointe cet érotisme urbain que nous connaissons tous. Il nous dit à sa manière que regarder, que voir, que capturer ou plutôt rêver et inventer une image dans la rue, c’est déjà vivre pleinement une relation. Car cette passante n’est pas autre chose qu’une image, une image de femme qui laisse deviner un peu de son corps par un bâillement du vêtement, fut-elle pour le reste très couverte.
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Ce bâillement dans sa tenue de ville constitue un appel à plonger dans la nuit, dans la nuit du corps, éclairé un instant par la lumière du désir.

Ce n’est pas l’image en tant qu’image, mais l’image érotique qu’elle soit matériellement une image ou un corps vivant, c’est-à-dire ce qui est littéralement entrevu dans cet écart et qui n’est pas le corps même mais la promesse dont il est porteur qui constitue en tant que tel l’appel auquel le corps-pensée va répondre.

En effet celui ou celle qui regarde, aperçoit ou voit un corps auquel il ou elle ne peut pas ne pas répondre, car déjà mentalement le eyes wide open est doublé d’un eyes wide shut le seul qui permette de s’introduire entre peau et peau, de plonger entre les plis, de parcourir le trajet impossible qui conduit à la nuit de l’engendrement, à la nuit qui le précède et dans laquelle, sperme jaillissant dans un vagin par exemple, un éclair de réminiscence inventée explose.

La découverte ou plus exactement l’immersion psychique dans le secret, dans un vécu réel donc, et la sidération qui en résulte, sont concomitants. Baudelaire l’avait compris.

La distinction entre expérience vécue et expérience vue est donc en quelque sorte non pertinente dans cette question de l’image érotique. Ici, voir c’est vivre, c’est expérimenter au plus profond de soi et c’est faire la même expérience que celle que l’on fait en copulant, car le regard, la vision externe ou extérieure rejoint ou plus exactement déclenche quelque chose qui est de l’ordre de ce que l’on peut appeler sans crainte une vision intérieure.

L’une rejoint l’autre à ce point de jonction où le visible, quelle qu’en soit la forme suggérée ou massivement surexposée, éveille et mobilise de manière efficace les affects et les jette en pâture à l’imagination.

Il est ici possible de dépasser la prégnance de l’image perçue, c’est-à-dire portée par l’actualité de la sensation, car sont mis en branle de manière efficace les divers niveaux actifs dans la formation des images mentales.

Il est aussi possible de donner naissance à des images qui ne relèvent plus directement du représentable, voire du réel, du physiquement possible et qui pourtant, en tant qu’images, existent et vivent en nous en mobilisant, en capturant, en fixant des combinaisons d’affects et en leur donnant une consistance qui sans cela serait restée inconnue. C’est ce qu’a montré magistralement Hans Bellmer dans son petit livre, Petite anatomie de l’image, ouvrage qui donne à l’autre scène liée à l’image érotique une consistance indubitable.
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Le secret et l’énigme : les formes de la vision

Le christianisme a inventé quelque chose qui reste aujourd’hui encore porteur d’une puissance de scandale active et efficace, si l’on s’accorde avec René Girard à donner au mot « skandalon » le sens de « pierre d’achoppement mimétique, quelque chose qui déclenche la rivalité mimétique ». (Les origines de la culture , p. 139)

La levée possible de cette pierre d’achoppement source de l’engendrement infini des vengeances dans le cycle de l’existence des hommes à travers les générations, se double d’une promesse, qui dépasse l’entendement et assure une focalisation des projections sur l’élément sans lequel l’existence ne serait pas le corps.

Ce n’est pourtant pas du corps dans ses fonctions régaliennes, se nourrir, se reproduire, survivre ou mourir, dont il est question dans cette promesse, mais d’un autre corps, d’un corps autre. Il s’agit, on le sait d’un corps libéré de ces tâches, de son enracinement charnel, du corps d’après la vie et la mort, du corps ressuscité, du corps rendu à l’innocence adamique dont on suppose qu’il s’est privé ou a été privé par la chute c’est-à-dire précisément par la consommation de l’acte charnel, d’un corps glorieux, celui qui est au centre de ce que l’érotisme et les images érotiques tendent à faire exister.

Dans sa lettre 147 à Pauline, datant de 413-414, intitulée De Videndo Deo, De la vision de dieu, Saint Augustin évoque de manière tout à fait précise les liens qui existent entre états du corps et possibilité de voir.
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Quel est l’enjeu ? Affirmer qu’il existe un état du corps qui permet de croire qu’il est possible de voir Dieu, si l’on s’accorde ici à entendre par Dieu le principe même de toute existence et donc de tout engendrement. Autrement dit, l’enjeu est d’articuler la possibilité de l’existence et la légitimité d’une vision qui sera nommée intérieure, par opposition à la vision extérieure qui reste elle prisonnière des sensations, c’est-à-dire de la matérialité et de la réalité des corps et de leurs perceptions.

Croire pour pouvoir voir, vivre dans l’espérance d’accéder à la vision de Dieu, et croire enfin qu’après la mort, enfin parvenu à un autre état de son corps, il sera possible d’être « comme » Dieu et donc de pouvoir enfin le voir tel qu’il est vraiment lui qui dépasse l’être parce qu’il le rend possible, voilà l’enjeu, la remontée post-mortem vers la source de l’engendrement. Mais l’accès cet autre état se prépare et il est possible de le vivre en amont, il est possible d’accéder à cette vision ou du moins à ses prémisses de son vivant. On voit alors non par les yeux du corps mais par ceux de la pensée.

« Ce qui est produit par la pensée est vu par la pensée ; ainsi, notre foi est visible par notre pensée. Mais l’objet de cette même foi est absent du regard de notre corps – comme l’est le corps du Christ ressuscité -, et du regard de la pensée d’un autre – …/… En effet « personne ne sait ce qui se passe en l’homme, si ce n’est l’esprit de l’homme qui est en lui (1 co 2,11) jusqu’à ce que le Seigneur vienne et illumine les secrets des ténèbres et manifeste les représentations du cœur, pour que chacun voie les siennes propres mais aussi celle d’autrui. » (op. cit., p. 52-53)
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L’enjeu est de déterminer l’existence d’une pensée par l’image ou d’une image qui soit pure pensée, car « le fils unique, qui est dans le sein du père révèle comment il est aussi le verbe, non en faisant résonner un son aux oreilles, mais en tant qu’image en se faisant connaître aux pensées. Ainsi, il éclaire d’une lumière intérieure et ineffable cette parole : « Qui me voit, voit aussi le père » (Jn 14,9) parole adressée à Philippe, puisqu’il voyait sans voir. Ambroise, qui aspirait tout particulièrement à cette vision, poursuit par ces mots : « On le croit absent, on le voit ; il est présent et on ne le voit pas. » (op. cit. p. 86-87)

Secret, énigme, vision : cette trinité de la révélation vivante est au cœur de la question de la vision de Dieu et pour nous de la question de savoir ce qu’il y a à voir dans les images érotiques dans, par et à travers ce qu’elles montrent tout autant que dans, par et à travers ce qu’elles ne montrent pas ou ne peuvent de toute façon pas montrer.

Saint augustin, qui fut, comme il l’avoue lui-même, un grand pêcheur avant que de devenir un grand intellectuel et un grand saint, conclut cette lettre en expliquant l’enjeu qui se trouve concentré autour de cette question de la vision possible du corps transfiguré du Christ, c’est-à-dire de Dieu lui-même dans ce corps transfiguré ou ressuscité, et donc la possibilité de connaître le mystère de la génération en ceci que ce corps ressuscité peut aussi se voir lui-même comme il voit Dieu puisqu’il a atteint le même état que lui.
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Ce corps absolument autre est un corps érotisé au maximum, non en ce qu’il ne cesserait de prendre des postures lascives et de rêver à des scénarios pleins de concupiscence, mais parce qu’il n’est plus que tension et repos, que regard coïncidant avec lui-même dans la vision.

Le corps transfiguré est un corps devenu pure vision, porté par un regard exorbité, un corps devenu œil, un corps portant en lui la résolution de l’énigme par son exhibition et sa réception en tant qu’image. Cette image est double. Dans cette vie, elle est appréhendable d’une part comme pure image de pensée, image à laquelle la foi permet d’accéder, au moins dans sa possibilité d’existence, et d’autre part comme image vivante dans l’au-delà de mort, image dans laquelle ce qui est à voir n’est autre que l’union du visible et de l’invisible. Cette image porte en elle la résolution des stigmates de l’énigme puisqu’elle est son incarnation ou plus exactement sa manifestation.

En tout cas, « en attendant de trouver, dans une quête attentive et avec l’aide du Seigneur, la thèse la plus probable au sujet du corps spirituel promis par les Écritures lors de la résurrection, qu’il nous suffise pour l’instant de savoir que le fils unique et en même temps médiateur de Dieu et des hommes, l’homme Jésus-Christ (1 Tm, 2,5), voit le père comme il est vu par le père. Ne cherchons pas à élever de ce monde-ci la concupiscence de nos yeux jusqu’à cette vision de Dieu qui nous est promise à la résurrection (cf, Jn 3,2) ; mais veillons bien, dans la piété et l’amour, à purifier nos corps, et ne nous figurons pas une apparence corporelle, car, l’apôtre le dit : « À présent nous voyons à travers un miroir en énigme ; alors ce sera face à face » (1 Co 13,12), surtout qu’il précise encore plus : « À présent je le connais partiellement, alors, je le connaîtrais comme je suis connu de lui » ( 1 Co, 13,12)…/… C’est pourquoi qui ne comprend pas qu’il a voulu donner ici à notre visage cette même signification exposée ailleurs : « Nous qui contemplons la gloire du Seigneur, le voile ôté du visage, nous sommes transformés en cette même image, cheminant de gloire en gloire, comme par l’esprit du Seigneur » (2 Co 3,18) – comprenons de la gloire de la foi à la gloire de la contemplation éternelle ?…/… « Un voile a été mis sur le cœur » (2 Cor 3,18). C’est donc bien là, dans le cœur, que se fera la vision : aujourd’hui, la foi fait tomber le voile, même si c’est dans un miroir en énigme, mais alors ce sera face à face (1 Cor 13,12). » » (op. cit. p. 124-125)

Il y a un secret de la chair, dans la chair, pour la chair, entendons qu’il y a pour la subjectivité troublée par l’inquiétude, par l’inquiétante étrangeté de sa naissance et des modalités de son engendrement, une autre possibilité, celle de conduire l’interrogation du côté du secret, c’est-à-dire de la trame vécue et des généalogies innombrables, à travers le questionnement de la mécanique des corps ou de la mécanique des femmes pour parler avec Louis Calaferte. Dans ce cas, domine ce que D.H. Lawrence nomma « le sale petit secret. »

Mais il y a aussi la possibilité de tourner le regard du côté de l’énigme, c’est-à-dire de cette préconnaissance potentielle de la possibilité d’un autre regard, d’un regard qui se tiendrait face à face avec le mystère, avec la question de l’engendrement, avec la question de l’existence, mais en les rapportant alors à l’immensité du mystère et donc aux articulations entre connaissance et croyance, affects et raison et non à la seule nuit angoissée de la subjectivité.

Si l’on considère qu’entre ces deux options les images changent de statut, on comprend que celles-ci dépendent de l’articulation que l’on fait entre le jeu des ressemblances et des identifications et le jeu des évocations et des significations.

L’image érotique est le lieu privilégié de la manifestation de cette question qui, à travers la mise en scène du corps dans tous ses états, à travers son érotisation maximale, sa dramatisation érotique, concerne aussi bien le statut des images que celui de la pensée et plus encore le moment où la subjectivité telle que nous la connaissons se trouve renvoyée aux étapes et aux états qui ont présidés à sa constitution. L’établissement d’une différence entre secret et énigme en est la clé.
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Érotisme contre mélancolie

La tension entre le vrai-faux petit secret que le rideau levé permettrait de découvrir et l’énigme qui hante le réel et le sensible et dont témoigne un certain tremblement du corps entraînant à sa suite une vibration délictueuse des certitudes, de la connaissance, de la croyance même, voilà ce qui se joue dans le spectre élargi des images ayant trait à Éros. Ces images, muettes sont portées par un savant fond sonore implicite fait de « ho » et de « ha ». Elles oscillent entre une allégorie révélante reconduisant la levée du voile à la petitesse universelle du secret et une métaphore incarnée, qui reconduit l’acte de chair représenté ou suggéré, appelé, moins au secret de la copulation et de la génération, qu’à l’énigme du seuil franchi dont est porteuse l’image de la sortie du paradis.

Cette tension, qui est peut-être active au cœur de toute image, constitue la véritable forme de l’hystérie dont elle est porteuse. En effet, le véritable enjeu est de déterminer si une image, au sens d’image singulière, mais aussi en tant qu’elle est image, est la traduction d’une idée abstraite qui lui préexiste ou si elle constitue un véritable moyen de transport nous conduisant au seuil de la connaissance de vérités fondamentales.

Les images érotiques se situent, quelle que soit leur qualité ou leur sujet, fragment de corps offert à notre concupiscence ou corps en tant que totalité et ainsi désigné comme porteur de questions essentielles et partant porte-parole du diable, entre la déclinaison d’une intention signifiante, une pratique allégorique donc, et la mise en branle de nos processus d’inférence par la mise en scène inévitable du corps.
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Reprenons les choses autrement. Les images érotiques sont des dramatisations du corps liées à l’intenable situation qui est la sienne d’être à la fois nature et symbole, résultat d’une nature incommensurable et fragment d’une histoire en cours.

Le corps nu est naturel, dit-on ici où là, et en ce sens il est porteur de la situation préadmaique censée être la sienne, car en tant que corps nu il est en quelque sorte sans histoire.

Mais en tant qu’élément vivant, corps singulier inscrit dans le temps des hommes, il est au contraire porteur de la situation post-adamique et donc témoin de l’incessante chute.

Dans les deux cas, ce corps est à la fois voilé et nu, offert au regard et inaccessible, non seulement en tant qu’image mais en tant que corps, comme nul ne l’ignore, sauf à faire entrer ce corps en le dissociant de celui ou celle qui l’habite, dans une relation d’objet. Mais même dans ce cas, « la signification règne en sultan farouche sur le sérail des choses. C’est bien le propre du sadique que d’humilier son objet pour ensuite – ou par là - le satisfaire. C’est aussi ce que fait l’allégoriste, en ce temps qui s’enivre d’atrocités inventées ou vécues. » (Walter benjamin, Origine du drame baroque, p. 253)

Mais la nature n’est pas sans histoire, une très longue histoire comme nous le savons désormais, et l’histoire, celle que les hommes s’inventent, l’histoire actuelle n’est pas sans fenêtre ouvrant directement sur la dimension anhistorique du hic et nunc de la présence.

Le corps qui est là est à la fois porteur de la totalité du temps, enchâssé dans l’histoire, abandonné en cet instant à sa présence même et livré ainsi à autrui.

Ce corps est donc mis à disposition, au sens où il se met à disposition non tant de lui-même que d’autrui parce qu’il se trouve à la disposition non tant d’autrui que de lui-même. C’est cette mise à disposition du corps que célèbre l’image érotique.

Mais au-delà des images érotiques, l’érotisme est le nom de la présence du corps en tant qu’elle se situe au seuil de cet abandon. Il serait en quelque sorte allégorique par nature si l’on s’en tient à cette remarque de Walter Benjamin : « L’allégorie a sa demeure la plus durable à l’endroit où l’éphémère et l’éternel se touchent au plus près. » (op. cit., p. 307)

Cette tension entre éphémère et éternité traverse et travaille la chair, le corps au point que l’on peut dire qu’elle le constitue. C’est de cette tension dont l’érotisme témoigne, c’est elle qu’il met en scène, c’est elle qu’il organise en jouant sur ces deux ressorts par lesquels nous sommes en proie à la fascination.

Il y a d’un côté une puissance hallucinatoire passant par l’agrandissement de détails ou la focalisation de l’œil sur des détails, sein, bouche, sexe en gros plan par exemple, et de l’autre, la jouissance provoquée par l’accès à un sens ou à une signification possible, une légitimation de la présence au monde, qui passe par la représentation du corps comme image d’une totalité et donc porteur d’une dimension symbolique.

En ce sens les images érotiques sont investies d’une efficacité signifiante due à notre situation culturelle. Elles sont en quelque sorte la véritable source de l’allégorie si l’on s’accorde à voir dans des images qui mettent en scène le désir et les figures de son assouvissement, des images qui au-delà de ce qu’elles montrent, un corps sinon transfiguré du moins promettant l’accès à la transfiguration par le plaisir, évoquent inévitablement la vanité de l’existence et la tristesse de l’animal après le coït, autrement dit la dépendance vis-à-vis de la tentation, cet autre nom du diable dans les tremblements de la chair.
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« L’origine de la vision allégorique est dans le conflit entre la physis accablée de péché, instituée par le christianisme, et une natura deorum plus pure, incarnée par le panthéon. » (Walter Benjamin, op. cit., p. 311)

Ainsi, il apparaît que l’on peut transposer, sans y changer un mot, ce que dit Benjamin du Trauerspiel baroque à ce que nous disons sur l’image érotique.

« Le mode d’existence par excellence du mal, c’est le savoir, et non l’action. Et par conséquent, la tentation physique, au sens strictement sensuel, sous la forme de la luxure, de la goinfrerie ou de la paresse, est loin d’être l’unique et même à proprement parler, l’exact et ultime fondement de son être. Celui-ci se révèle au contraire dans le mirage d’un royaume de la spiritualité absolue, c’est-à-dire sans Dieu, un royaume lié à la matière comme sa réplique symétrique, dont le mal seul permet de faire l’expérience concrète…/… La pure et simple matière et cette spiritualité absolue, tels sont les pôles du royaume de Satan : et la conscience en est la synthèse charlatanesque, qui singe la synthèse vraie, celle de la vie. » (op. cit., p. 316-317)
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Le paradoxe de l’allégorie, c’est qu’elle nous transporte, comme le ferait une métaphore, jusqu’à une forme de connaissance qui à la fois est à la source du sens et en dessine la limite. L’érotisme en ce sens, tout entier porté par l’allégorie, ne cesse de nous reconduire aux sources du sens, à ce point de rencontre entre les modes de la pensée que sont mots et images et les modes de la présence que mettent en œuvre à chaque instant les corps. Bien sûr ce sont ces mêmes corps qui parlent, voient, pensent, mais ce sont aussi eux qui éprouvent et sentent et eux encore qui ont besoin d’établir entre leur présence infondée et l’immensité de l’univers, une connexion qui leur permette de se tenir, debout, vivants, sentants, pensants. Et de lutter contre l’inquiétante étrangeté que fait monter en eux la connaissance précise de leur situation.

Écoutons encore un instant Walter Benjamin. « Nous avons semé dans les larmes sur un sol infertile et nous avons récolté dans la tristesse. » (dit Sigmund von Birken) L’allégorie reste les mains vides. Le mal par excellence qu’elle abritait comme une profondeur constante n’existe qu’en elle, il n’est rien qu’allégorie, il signifie autre chose que ce qu’il est. Et ce qu’il signifie, c’est précisément la non-existence de ce qu’il représente. Les vices absolus représentés par les tyrans et les intrigants sont des allégories. Ils ne sont pas réels, et ils n’ont l’apparence de ce qu’ils sont que sous le regard subjectif de la mélancolie ; ils sont ce regard, anéanti par ses propres productions, parce que celles-ci ne signifient que son aveuglement. Ils renvoient à la songerie profonde par excellence subjective, sans laquelle ils n’auraient pas d’existence. » (op. cit., p. 320-321)
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Ainsi l’on comprend la fonction de l’érotisme et des images qui l’accompagnent, qu’il génère et qui le nourrissent : constituer l’arme la plus efficace permettant de s’approcher à la fois au plus près de l’angoisse et de la mélancolie et, tout en la regardant face à face, de lui renvoyer l’image d’un corps glorieux.

La possibilité de cette gloire, vient de l’existence de ces images dont la vertu et la puissance est de réfléchir l’autre scène. Cela fait d’elles une arme. En nous plongeant dans les affres de l’allégorie, elles font de nous les vecteurs de la plus efficace des métaphores puisque ces images nous transportent littéralement sinon au seuil de ce royaume où sens et corps s’unissent et se consument l’un et l’autre, du moins au seuil de la pure vision de leur être transfiguré.

Voir en ligne : video de la conférence

Cette conférence a été prononcée dans le cadre de la manifestation
"J’ai horreur des dimanches / De l’érotisme aux pratiques extrêmes"
à la Galerie La Ralentie le 3 Février 2013
www.galerielaralentie.com