lundi 28 avril 2014

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De l’exploitation de quelques ressources plastiques du médium photographique

, Bernard Gerboud † et Groupe Novembre

Le terme de photographie demeure si nébuleux qu’il ne va pas de soi même s’il semble faire communément consensus. Il évoque rarement à la fois les images et le procédé en dépit de la définition succincte et sibylline qu’en donne Potonniée en 1925 : « La photographie est l’art de rendre permanentes, par des moyens autres que ceux du dessin manuel, les images perçues dans la chambre noire ».


L’ouverture du champ des arts plastiques à la photographie s’amorce dès la fin des années 60, sous l’impulsion des performances réalisées par les artistes du mouvement Fluxus ou de ceux de l’Art corporel, ainsi de l’Art conceptuel. La photographie, seule trace durable de ces manifestations, de ces événements éphémères, commence alors à tisser d’intenses relations avec l’art contemporain. Apparaissent donc un métissage, une hybridation des pratiques puisqu’il s’agit de procéder à la représentation durable, lors de la monstration, de ce qui est éphémère. Les acceptions du mot photographie vont se diversifier au point qu’elles devront être distinguées les unes des autres : photo-action, photo-installation, photo-textes, photo-vidéo organisent alors de nouveau le réel, le dotent de nouveaux effets de sens. Aujourd’hui, le terme embrasse une pluralité de réalités.

Depuis qu’elle existe et bien qu’elle ait connu de nombreux perfectionnements, la photographie demeure néanmoins majoritairement un processus d’enregistrement. A la faveur de cette évolution d’un siècle et demi, selon les utilisations qui en sont faites, les expressions qu’elle permet sont cependant multiples, voire divergentes, et la photographie recouvre des images de toute nature.

En outre le temps a modifié notre perception des images : une histoire de l’évolution du regard mettrait en évidence la relativité de toute approche visuelle.

De cette modification, de cette diversification émerge, dans le courant des années 80, une nouvelle notion, celle de photographie plasticienne qui va accroître encore le registre de la photographie.

Mais comment définir cette photographie plasticienne sinon par ce qu’elle n’est pas, à savoir qu’elle n’est ni photographie documentaire, ni photographie de reportage, ni même, peut-être, ce que Jean-Claude Lemagny nomme « la photographie créative ». Les pratiques hybrides et décloisonnées qui l’inscrivent dans le champ des arts plastiques ne permettent pas son inscription dans l’histoire présumée pure du medium puisqu’elle ne cumule pas les trois aspects qui caractérisent l’image photographique selon Charles Sanders Pierce, Henri Van Lier et Philippe Dubois, pour qui elle est à la fois image, index et indice.

Les frontières esthétiques de la photographie n’en demeurent pas moins incertaines. Le clivage entre photographes et plasticiens n’est pas repérable avec évidence. Si les artistes pratiquant la photographie ne se prétendent pas photographes, les photographes souhaitent se faire reconnaître comme artistes tout en revendiquant la maîtrise technique de leur médium.

Le Groupe Novembre, quant à lui, comprend six « artistes réfléchissant sur de nouvelles approches de la photographie et de la représentation du monde », ainsi le groupe se présente-t-il dans la page d’accueil de son site. Mais il est écrit par ailleurs qu’il est composé de « six photographes [qui] travaillent sur une autre approche de la photographie dans une logique contemporaine et plasticienne ». Ces deux présentations du groupe prouvent à quel point les frontières esthétiques de la photographie sont incertaines même si, lorsque ses membres apparaissent comme photographes, c’est pour se différencier des autres photographes. Néanmoins chacun exploite une ou plusieurs ressources plastiques du médium photographique, en quoi ils sont donc tous photo-plasticiens.

Les artistes rassemblés au sein du Groupe Novembre sont Jae-Kyoo Chong, qui déstructure la photographie et la mêle parfois à la calligraphie, Xavier Lucchesi, qui a recours depuis plus de quinze ans au médium de la radiologie, Olivier Perrot, qui, ces dernières années, ne réalise plus que des photogrammes, Salvatore Puglia, dont le travail multiforme se présente souvent sous le mode de la phot-installation, Martial Verdier qui a choisi d’explorer l’espace entre l’une des techniques les plus anciennes de la photographie, le calotype, et le monde contemporain, et Monique Cabasso, qui intervient sur ses tirages qu’elle considère comme matière à sculpter.

Cette courte présentation montre la diversité des approches des membres du groupe qui permet ainsi à chacun de conserver son autonomie et à tous de se retrouver lors de manifestations, expositions ou rencontres. Comme le clame Jae-Kyoo Chong le groupe n’a pas adopté la formule des groupes qu’a vu fleurir la modernité et qui ont composé les avant-gardes et les successions de scandales et d’exclusions qui ont caractérisé les époques polémiques où les courants esthétiques se sont affronté. Le Groupe Novembre est une libre association.

Ce qui réunit les membres du groupe est donc les modalités par lesquelles chacun aborde la photographie, à savoir l’interrogation du médium à partir de ses matériaux, des divers moyens techniques et physico-chimiques qui les caractérisent et des hybridations qu’ils supportent. Le référent n’est ainsi souvent plus guère que prétexte et s’efface derrière la plasticité processuelle mise en œuvre.

Cependant les membres du Groupe Novembre n’ont pas la présomption d’innover au sens où les artistes des avant-gardes le prétendaient. Leurs créations font donc écho à des œuvres antérieures ou contemporaines aux leurs sans que pour autant ils passent pour les épigones d’artistes qui peuvent sembler plus illustres.

Chong Jae-Kyoo

Par exemple, le processus de déstructuration auquel a recours Jae-Kyoo Chong, lorsqu’il découpe puis tisse ses images, peut évoquer l’une des méthodes radicales d’expression inventées par Jirí Kolár dans les années 60, et qui a produit ce qu’il a nommé les rollages (images redécoupées et redistribuées par bandes parallèles). Jae-Kyoo Chong traite la photographie comme un matériau et comme un geste (assembler, découper, coller...) avec une puissance qui destitue le référent. Sa pratique peut être qualifiée de déconstructive.

Xavier Lucchesi

Xavier Lucchesi quant à lui procède à un double détournement, celui du dispositif technique de l’imagerie médicale et celui de la tradition photographique, et donne ainsi à voir ce que cachent les stéréotypes, surprenant le regard dans ses habitudes banales. Dans ses « inventaires » systématiques et dans ses protocoles de cadrages il est proche de l’Ecole allemande de Düsseldorf et des Becher. Il impose en effet une autre forme de réalité dans la saisie aux rayons X de ce que cache, dans un hors temps, l’enveloppe des objets qu’il représente.

Olivier Perrot

Olivier Perrot renoue avec le procédé simple et archaïque, déjà utilisé par William Henry Fox Talbot et Hippolyte Bayard, et qui n’a recours ni à appareil photographique ni à un objectif pour créer exclusivement des photogrammes, terme qui est à comprendre non pas dans son acception cinématographique ou scientifique, d’où László Mohoy-Naguy l’a tirée en 1921, mais dans son acception photographique. Tout en conservant leur spécificité les œuvres de Pierre Savatier pourraient aussi être évoquées dans une relation fraternelle avec celles d’Olivier Perrot.

Salvatore Puglia

Les créations de Salvatore Puglia sont protéiformes. Elles passent de l’archive à l’installation, de la sculpture à l’écriture, de la photographie à la radiographie. La majeure partie de ces créations est travaillée par la disparition, par une société livrée aux fantômes, à l’immémorial. Ainsi Salvatore Puglia semble enregistrer la disparition. Si les photographes ont toujours eu cette conscience de travailler pour ce qui va disparaître, ce qui peut être fortement opposé dans la production de Salvatore Puglia c’est le disparaître et l’apparaître.

Martial Verdier

Martial Verdier a lui aussi majoritairement recours à un procédé inventé par William Henry Fox Talbot, le calotype (du grec kalos, beau) qui désigne généralement une technique de photographie caractérisée par l’élaboration d’un négatif sur papier. Le calotype présente un avantage majeur sur le procédé concurrent inventé vers la même époque, il est reproductible. Si Martial Verdier privilégie le calotype, ce n’est pas uniquement par goût pour les rendus que permet ce procédé mais c’est aussi parce que les œuvres hybrides qu’il crée sont propices à évoquer la disparition en introduisant un rapport au temps bien moins fugace que celui de l’appareil. Ce qu’Eric Rondepierre exhume pour donner à voir les destructions du temps, Martial Verdier, par un processus inverse, le met en œuvre.

Monique Cabasso

L’étrangeté des œuvres de Monique Cabasso tient au fait que la photographie est à la fois collage et sculpture. Le résultat procure une sensation de mouvement proche de celle que l’on peut ressentir face aux roto-reliefs de Marcel Duchamp. La matière qui supporte l’image est si triturée qu’elle en est décomposée et, bien que l’image originelle puisse encore demeurer partiellement visible, tout comme les images que Tom Drahos créait au début des années 90 et qu’il malaxait pour les réduire à l’état de jus conservé dans des bocaux, ces photographies sont aussi travaillées par leur propre fin.

Comme ces descriptions le font apparaître, les œuvres de chacun des membres du Groupe Novembre ne présentent pas les caractéristiques qui correspondent à la définition de Potonniée, si ambiguë soit-elle. Par contre toutes exploitent des ressources plastiques du médium photographique et traversent la majeure partie des tendances en lesquelles la photographie plasticienne est parfois fonctionnellement subdivisée. Ce qui semble néanmoins fédérer les individus qui composent ce groupe, c’est à la fois un détournement des grands genres communs aux arts visuels où ils catégorisent la classe ou la nature du sujet traité par un artiste, par exemple le portrait, le paysage, la nature morte (excepté portant le nu qui n’est pas un genre), et une esthétique de la disparition rendue d’autant plus pertinente que le champ photographique est éclaté, qu’il est parcouru de nombreuses différences et fractures, exprimant ainsi notre adhésion au monde, imprévisible et complexe, produisant un réel divers, feuilleté et parfois contradictoire. La fin du leurre référentiel signifié par la photographie plasticienne en témoigne, en particulier par l’élargissement des vecteurs de création qui l’animent.