mercredi 1er avril 2020

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Vertigo, Hitchcock et l’art I/III

Première visite du musée

, Gaëtan Viaris de Lesegno et Jean-Claude Moineau

Une recherche photographique et philosophique de la vision de l’art dans l’œuvre d’Alfred Hitchcock à partir du film Vertigo.

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« Madeleine » semble absorbée dans la contemplation du portrait peint de Carlotta. Si l’absorbement signifie en principe l’autonomie, la non prise en considération de tout éventuel spectateur, « Madeleine » ici n’en est pas moins absorbée dans son propre rôle de spectatrice (comme Kim Novak l’est non seulement dans le rôle qu’elle interprète mais également dans son propre rôle, dans son rôle d’actrice). Scottie, lui, épie non pas tant sa proie que celle dont il est, sans le savoir, la proie, et qu’il prend pour Madeleine absorbée dans la contemplation du portrait de Carlotta. Le regardeur se croit toujours ingénument en position de maîtrise alors que c’est lui qui se trouve piégé par l’objet de son regard, quand même et surtout quand celui-ci refuse de lui retourner son regard. « Le » spectateur est lui-même « invité » à observer Scottie épiant celle qu’ils prennent l’un et l’autre pour Madeleine absorbée dans la contemplation du portrait de Carlotta (cependant que l’auteur — l’auteur de la machination comme l’auteur de la scène qui se joue —, comme toujours, se cache, se constitue en point aveugle — pour quelque instance que ce soit — bien qu’on ne voie en réalité que lui). La perspective paraît implacable, imparable. Consécution de « regards de dos » selon la terminologie avancée par Catherine Perret pour qui c’est le regard de dos et non le regard de face qui constitue le paradigme du « pur regard » dans la mesure où il demeure invisible et bien que lui-même soit comme aveugle. Tout comme, suggère Perret, dans la salle de cinéma le spectateur que je suis a beau voir l’image devant lui, elle lui parvient dans le dos. On me fait un enfant — une image — dans le dos. Ce qui entraîne que je fais écran, que l’observateur se trouve toujours observé à son tour contrairement à ce qu’il en est dans le cas du panoptique. Consécution des « lectures » de Vertigo. Vertige des interprétations. Exercice de style ?

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Cependant l’immobilité de Carlotta et de « Madeleine » contraste avec la mobilité qui est celle tant de Scottie que de la caméra (ainsi qu’avec la « mobilité sur place » qui est celle aussi bien des zooms que du spectateur). Faut-il opposer un regard masculin — celui entre autres « du » spectateur, celui-ci fût-il une spectatrice —, à la fois voyeur et exhibitionniste si tant est que l’on puisse parler d’un « regard exhibitionniste », à un regard féminin ou plutôt à une absence de regard féminin (quand même c’est le regard féminin que quête le regard masculin) ? Ou bien le regard de l’amateur d’art — « Madeleine » — (du moins de l’amateur d’art dans sa version la plus conservatrice, celle qu’ont continué à cautionner tant Heinrich Wölfflin que Michael Fried, qui postule un regard rigoureusement frontal, entièrement désincarné, par opposition déjà à la vision de toutes parts à la fois qu’est la vision baroque, laquelle ne s’en trouve pas moins davantage incorporée) à celui de l’enquêteur, du flic scientifique, « pur observateur », plus « pur spectateur » en quelque sorte que le spectateur des choses de l’art, même si — notre flic, soumis qu’il est sujet au vertige et à toutes sortes d’autres pulsions, n’est pas si bon flic que cela — c’est lui qui, outre qu’il commence déjà à se charger de désir, sombre dans l’illusion mystificatrice ? Faut-il opposer un regard objectal sinon objectif à un regard identificatoire (double identification de « Madeleine » à Carlotta et du spectateur à Scottie, identification qui, comme toujours dans les phénomènes de mimétisme, tendrait à rendre invisible) ?

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Mais,pour que le piège se referme, il faut que la boucle se referme elle-même quelque part, que l’objet de notre regard finisse par nous retourner notre regard (« nous », c’est-à-dire, indifféremment, « Madeleine », Scottie et le spectateur que je suis ou, du moins, dont j’occupe la place). Si le regard de « Madeleine » demeure désespérément absent, le regard de Carlotta sort du tableau pour nous faire face et nous dévisager, tranquillement, en toute indifférence. Regard qui n’est pas moins lui aussi « pur regard », à la fois aveugle et aveuglant, stupéfiant. Au premier rang « Madeleine », prise entre le double regard (de face) du portrait et (de dos) de Scottie, en est médusée, statufiée (c’est le double regard —double regard comme la vision elle-même est binoculaire— qui, ici, s’avère médusant, et non pas, comme le donne à penser le mythe, le seul regard de face, le seul —et double— faire face). « Madeleine » qui, en réalité (dans la fiction) ne se borne pas à regarder Carlotta mais joue son rôle à destination de Scottie (comme Scottie joue lui-même son rôle à destination du spectateur). Elle-même (et pas seulement Kim Novak) n’est pas seulement spectatrice mais est également actrice —bien que pétrifiée— et, comme toute bonne actrice, doit feindre de ne pas être regardée alors qu’elle se sait pertinemment regardée, doit éviter de regarder en direction du public. Interdiction du regard-caméra. La caméra doit demeurer invisible, ainsi que le spectateur. Interdiction de l’aura ? Le seul personnage auratique serait-il Carlotta ? Mais l’interdit relatif à « Madeleine » n’en est pas moins déjoué par son chignon qui est aussi celui de Carlotta et qui tient lieu d’œil qui aspire l’attention de Scottie.

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La perspective de la scène, au demeurant, n’est pas celle du tableau, relativement plan, mais celle du musée qui contribue lui-même à transformer le spectateur qu’est « Madeleine » en icône, en œuvre d’art (qu’est venu voir Scottie). Ce qui tendrait à venir accréditer la théorie institutionnelle de l’art si le contre-exemple ne nous en était pas également fourni en la personne de Scottie en dépit des jeux de cadres, d’encadrements, de cadrages et de décadrages dans lesquels celui-ci se trouve piégé : Scottie, quel que soit son trouble, n’en finit pas moins par sortir du cadre et par sortir du musée, sa visite achevée.

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« Visiter » vient de « visere », voir : visiter, c’est aller voir, quand même c’est l’invisible que l’on va voir (mais est-ce bien « Madeleine » qui rend visite à Carlotta ou bien est-ce « Madeleine » qui est visitée par le fantôme de Carlotta ?). La visite du musée suit celle du cimetière et le rapport du musée au cimetière a été souvent dénoncé. Carlotta est morte et « Madeleine » est comme morte ; Carlotta est morte et « Madeleine » va mourir, va mourir à deux reprises. Et c’est dans un autre musée, la mission espagnole transformée en musée, participant de la muséification du monde, où le vivant a dû laisser la place au simulacre de vivant, qu’aura lieu le crime, la mise à mort, la double mise à mort. La stigmatisation du musée comme lieu de violence, comme lieu et instrument de crime, mettant à mort ce qu’il est censé conserver, remonte à sa naissance, à l’aube de la modernité (Quatremère de Quincy). Tout au plus la modernité a-t-elle pu chercher à maquiller le crime en exigeant du musée que lui-même se fasse aussi discret, aussi invisible que possible.

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Cependant, ici, à l’encontre du dogme moderniste, le tableau ne s’en trouve pas moins désautonomisé, montré dans son espace — moderniste — de monstration — le musée —, montré dans le rapport qu’il entretient avec son spectateur. Le musée n’est pas seulement le lieu servant à indexer l’art ou à transformer — à transfigurer — (fût-ce au prix de sa mise à mort) ce qui s’y trouve en art, le musée n’est pas seulement le lieu servant à contenir, à canaliser l’art (servant en quelque sorte à faire barrage à la muséification généralisée), le musée n’est pas seulement le lieu servant à séparer l’art de la vie (à la façon dont les sociétés dites « primitives » doivent s’ingénier à écarter les morts du monde des vivants), il est aussi, à l’encontre des conceptions tant modernistes qu’avant-gardistes, le lieu de leur confrontation et de leur réunification. Tout comme la théorisation moderniste de l’autonomie s’est révélée incapable d’empêcher la contamination réciproque de l’art et du réel (ainsi que celle de l’art et de l’industrie, à commencer par celle du cinéma), le musée s’est lui-même révélé incapable d’empêcher la contamination réciproque de l’art et du réel. Le musée n’est pas tant une barrière que, dans tous les sens du terme, un lieu de passage. Le musée participe à la fois de la limite et de la transgression de la limite dans la mesure où poser la limite apparaît comme inséparable du fait de la transgresser.

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Le musée est, ici, le seul élément réel. Il s’agit du Musée de la Légion d’Honneur de San Francisco qui abrite une importante collection d’art français du dix-neuvième siècle mais dont, curieusement, l’œuvre la plus connue du public est le portrait de Carlotta qui n’est visible que dans le film ou, plus exactement, dans le musée tel qu’il apparaît dans le film, tel qu’il est visité par le film (à la façon d’un CD-ROM). C’est, en effet, le musée imaginaire — le musée sans murs — qui constitue le parachèvement du musée.