vendredi 31 décembre 2021

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Un échange officiel de courriers

entre le photographe Jean Rault et le bureau de Madame Roselyne Bachelot, Ministre de la culture

, Jean Rault

Censuré par des algorithmes de surveillance et de contrôle travaillant à nous protéger du mal au nom de la bonne moralité, Jean Rault, photographe, s’adresse à la Ministre de la culture pour s’enquérir du comment et du pourquoi de telles pratiques insidieuses et destructrices.

À Madame Roselyne Bachelot, Ministre de la Culture
Ministère de la Culture
rue de Valois 75001 Paris

Le 05 10 2021
Objet : Seulement l’un des sens !

Madame la Ministre,

J’ai l’honneur de vous adresser ce courrier pour vous alerter sur un phénomène apparemment anodin mais lourd de conséquences et symboliquement plus lourd encore.
Il s’agit des algorithmes et des « éboueurs du net » qui censurent aveuglément les sites qui peuvent potentiellement montrer « de la nudité », c’est dorénavant l’expression convenue chez les nouveaux censeurs !
Il y a quelques semaines, les images qui composent la page d’accueil de mon site web ont été remplacées par le titre de chaque série et une interview donnée il y a 6 ou 7 ans dans un centre d’art qui était en libre accès depuis toujours, a été transformée en video soumise à une condition d’âge par YouTube !
Certaines de mes photographies qui ont été « invisibilisées » sont dans des collections prestigieuses comme celle du musée national d’art moderne au Centre Pompidou ou dans les collections du musée d’art moderne de la ville de Paris ou d’autres tout aussi fameuses à l’étranger.
L’hébergeur de mon site (OVH) à qui j’ai fait part de ma stupeur a répondu de manière très hypocrite et complètement à côté des questions que je posais. Par chance, mon webmaster dont j’ai rémunéré la prestation a restitué l’accès à mon site en évitant qu’il ne soit nouvellement et mystérieusement classé en catégorie https ! le « s » avait rendu la page d’accueil de mon site exempte d’images à l’exception d’une seule, sans raisons et sans prévenir.
Tout est rentré dans l’ordre à la suite de l’intervention de mon webmaster et j’ai passé moi-même deux jours pleins à rajouter des étiquettes et de la typographie sur chacune des images qui composent ma page d’accueil.
Deux jours de travail de ma part et une prestation payée à mon webmaster, pas de quoi déranger une ministre, me direz-vous.
Pardonnez-moi d’insister, mais je pense que l’heure est grave.
Si je me permets d’insister auprès de vous et de vos services, c’est que dans la période de confusion généralisée que nous sommes en train de traverser, je pense que l’art est peut-être un des derniers bastions de la liberté et qu’il s’agit tout simplement de protéger les créateurs.
En abandonnant aux algorithmes et aux jeunes Philippins mineurs, catholiques et incultes (ci-jointe une référence d’émission de télévision en post-scriptum) la mission de surveiller les sites des artistes, nous risquons de tomber dans l’aveuglement et la prise en compte de seulement l’un des sens (l’un des sens dans lequel on entend : l’indécence, comme aurait dit Jacques Lacan !) alors que vous conviendrez sûrement que la richesse des œuvres d’art, c’est leur polysémie précisément. « De la nudité » sera appliquée aussi bien à la sculpture grecque ancienne, aux œuvres de la Renaissance ou du Baroque, aux œuvres des peintres et des photographes, aux portraits des Sadhus sur les bords du Gange ou encore à l’Origine du monde de Gustave Courbet qui se trouve au Musée d’Orsay et que l’on visite en famille !
Nous sommes en train d’assister à la disparition des corps dans l’art de Lascaux à nos jours !...
Au-delà des désagréments et de ce que cela m’a coûté en temps et en argent, je tenais à alerter vos services sur le manque de vigilance qui caractérise les responsables ou se disant tels des institutions culturelles qui préfèrent, comme on le fait sur le web, censurer, se pincer le nez ou simplement ignorer ces questions et regarder ailleurs. Il est de plus en plus difficile de montrer son travail s’il y a un quelconque lien avec la représentation du corps.
Je profite de ce courrier pour signaler que je ne suis plus invité à exposer depuis des années et que les rares dernières fois où cela est arrivé (2014), des panneaux étaient apposés pour mettre en garde sur le caractère osé de certaines de mes oeuvres. Ce que je suis prêt à comprendre et dans ce cas, je suis le premier à collaborer à toute clarification et toute précaution pour éviter les malentendus et pour éviter de choquer un public non averti ou mineur.
J’ai enseigné aux beaux-arts la sémiologie de l’image pendant une bonne trentaine d’années ; mes œuvres photographiques ont été accompagnées par certains de nos écrivains les plus brillants (Bernard Lamarche-Vadel, Marie-José Mondzain, Jean-Marie Schaeffer, Régis Durand, Jacques Henric, Serge Tisseron, Philippe Forest, Marc-Alain Ouaknin, Pierre Wat …et d’autres, la liste est longue).
Alors qu’on censure de plus en plus dans notre pays ce qui pourrait avoir du sens ou éveiller un peu de sens critique en même temps qu’esthétique, l’accès aux sites pornographiques marchands est d’une simplicité enfantine (!).
Jusqu’où laissera-t’on le lissage et le dressage des fonctionnaires culturels de notre pays poursuivre le travail des intégristes de la Silicon Valley qui trouvent dans les divers intégrismes religieux des relais inespérés dans cette entreprise de prophylaxie généralisée ?
Les méthodes changent à peine : ne sommes-nous pas revenus au temps du Braghettone, de son nom Daniele da Voltera, le disciple et « ami » de Michel-Ange que l’exemplaire cardinal Charles Boromée avait chargé après la mort du maître, de cacher les parties génitales des personnages de la voute de la Chapelle Sixtine, ce qui lui a valu le nom de « culottier », faiseur de culottes… Pas très loin de nous aujourd’hui, ce sont les femmes que l’on emmaillote pour les soustraire à la vue des hommes, les dessins que l’on interdit, la danse et la musique qui sont bannies et la culture Woke qui envahit nos campus.

Pardonnez mon emballement, mais après avoir été professeur d’esthétique aux beaux-arts pendant de longues années y compris artiste invité aux beaux-arts de Paris, et après avoir animé des workshops au Japon, après avoir porté le flambeau de notre culture à l’étranger (20 séjours aux USA et 47 séjours au Japon) ; à Hiroshima en particulier, dont j’ai facilité le jumelage entre l’université des arts et l’école des beaux-arts de Rouen ; après avoir été accompagné en tant qu’artiste par des plumes prestigieuses qui font la gloire de notre culture, je suis inquiet de constater le manque de réaction de nos élites à certaines formes d’effondrement et à la banalisation de la censure.

Dans l’espoir d’une écoute bienveillante et attentive, je vous prie de croire Madame la Ministre, en mes sentiments les plus respectueux.

Jean Rault

PS : Parmi plein d’autres, l’un des articles édifiants sur la question des éboueurs d’Internet :
https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-jetlag/20160510.RUE2849/aux-philippines-des-milliers-de-moderateurs-nettoient-l-internet-pour-nous.html
Adresse postale atelier (principale) : Jean Rault BP 937 –--- –-----
Adresse parisienne : Jean Rault ---------- -------- –----------
Site web : www.jeanrault.fr

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Le 30 novembre 2021

Référence :
P1/2021/A/XXXXX/XXX

À Monsieur ----- --------
Chef de Cabinet
de Madame la Ministre de la Culture
Ministère de la Culture
3, rue de Valois
75001 Paris

Monsieur,

Votre réponse à mon courrier cité en référence, m’est bien parvenue et je vous en remercie.
Je me permets de vous répondre directement pour préciser quelques éléments de vocabulaire qui en devenant des éléments de langage risquent de dénaturer la teneur de mon courrier et prêter à malentendu.

Ligne 3 de votre courrier, je ne me contente pas « d’évoquer la censure dans le domaine artistique, particulièrement sur le réseau internet », je dénonce avec vigueur une censure rampante qui se répand dans notre pays, dans l’indifférence quasi générale de la plupart des responsables culturels depuis des années.

Ligne 4 de votre courrier, il ne s’agit pas de « souhaiter de nouvelles occasions d’exposer mes œuvres », comme une compensation, comme un baume ou une récompense à la relégation dont mes œuvres sont l’objet.

Il s’agit bien plutôt de savoir si ce que je pointe, comme le font beaucoup d’autres artistes et de penseurs qui s’intéressent à la représentation des corps, fait l’objet d’une prise de conscience ou d’un déni chez les responsables culturels.
Ci-jointes deux références bibliographiques récentes qui éclairent mon propos.

Je ne quémande rien. J’alerte sur le tsunami qui déferle depuis quelques années et dont le préjudice subi par mon modeste cas particulier n’est qu’un symptôme.
Je fais part de ma tristesse et de mon inquiétude d’artiste qui essaie de réfléchir sur la situation d’effondrement, de confusion et de perte de liberté que nous traversons.

Je vous prie d’agréer, Monsieur le Chef de Cabinet, l’expression de mon profond respect et de mes salutations distinguées.

Jean Rault

PS : Bibliographie (très) succincte.
Carole Talon-Hugon. L’art sous contrôle. (PUF).
Isabelle Barbéris L’art du politiquement correct (PUF).

Site Jean Rault, après censure, ne s’ouvre pas
Site Jean Rault, Capture d’écran avant censure
Site Jean Rault, Page d’accueil, avant censure

Voir en ligne : Jean Rault

http://www.jeanrault.fr

© Jean Rault
© Jean Rault