vendredi 28 novembre 2014

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Un autre monde

Prolégomènes à l’interprétation des signes sociaux !

, Jean-Francis Fernandès et Jean-Louis Poitevin

Les jeunes du Centre familial de Vitry-sur-Seine préparent leurs vacances d’été dans un village riche et pittoresque de la Normandie : ils interrogent les habitants sur la délinquance juvénile. Vous ne verrez pas seulement Monsieur le Maire, mais aussi bien d’autres citoyens du cru dans leur vie de tous les jours.
« Enquête Sociale » a été réalisé en 1978 à La Haye du Puits et sélectionné en 1980 pour le Festival International du film Ethnographique et Sociologique Cinéma du Réel au Centre Georges Pompidou.
Réalisation : J.F. Fernandès, Couleur, Son magnétique, Durée : 17’3O’’


Enquete sociale -17'16- JF Fernandes par tk-21

Jean Francis Fernandès est un photographe à l’œuvre dense, mais il a aussi été un réalisateur précoce. Nous avons déjà présenté son premier film, Et après, tourné en 1969 alors qu’il n’avait que seize ans. Aujourd’hui TK-21 LaRevue poursuit son travail de décryptage de l’évolution sociale telle qu’elle peut être perçue à travers le prisme des images en présentant un film Enquête sociale. Ce film Jean Francis Fernandès l’a réalisé en 1978. Le sujet en est simple :
Ce qui cependant importe lorsqu’on le regarde aujourd’hui c’est l’articulation entre les plans qui constituent pour nous la réalité de ce film.

Le premier plan est celui du film même, de son déroulement. Celui-ci se révèle lui-même composé de plusieurs strates, celle du sujet, un reportage sur une situation singulière un été de 1978 dans un village français, celle des situations filmées qui font de ce film une singulière galerie de portraits et enfin l’ensemble des éléments que capte la caméra et qui se passent en arrière plan inscrivant chacune des personnes interrogées dans son cadre de vie. Le travail de l’image, la précision des images, l’attention aux détails tout amplifie les discours tenus par les interlocuteurs.
Le second plan est interne au film. Les deux jeunes qui jouent les journalistes se trouvent aussi en position de témoins, mais de témoins dont la présence, souvent drôle et décalée, est ambiguë. Ils nous permettent de percevoir les discours tenus par les différentes personnes comme autant de production verbales à la fois ancrées dans la réalité de chacun mais aussi comme relevant d’une situation quasi « onirique » ou si l’on veut imaginaire ou phantasmatique.

En effet, au moment où ils sont interrogés, les jeunes du Centre familial ne sont pas encore arrivés dans le village. Nous sommes donc au cœur d’une fiction. Cette fiction n’est pas à comprendre ici au sens d’un récit linéaire, mais de la description anticipée d’une situation à venir. La situation va devenir bientôt réelle, mais elle n’est à ce moment que fictive, les jeunes n’étant pas encore arrivés dans le village pour y passer l’été. C’est donc à la fois dans la matrice même d’un récit à venir et dans la fabrication de nos projections mentales que nous plonge Jean Francis Fernandès. Et c’est ce qui fait la force et l’actualité de ce film que l’on (re)découvre aujourd’hui.
Le troisième plan est celui qui se constitue en nous lorsque l’on compare le contenu des discours et donc l’image qu’ils donnent à la fois de ce que pensent les personnes interrogées et de ce qu’elles pensent d’une certaine jeunesse de leur époque, et ce qu’est devenue la réalité sociale aujourd’hui. Les choses ont bien sûr changé, mais ce qui apparaît, c’est que le film nous parle d’un monde disparu. À l’inévitable décalage temporel succède en nous spectateurs d’aujourd’hui la perception d’un trou dans le cœur même du temps.

En mettant en scène une situation réelle-fictive, en faisant de chacun un acteur du récit en train de se constituer, ou si l’on veut de la constitution de l’image que se forge une société, fut-elle une micro-socitété comme ce village français des années soixante-dix, à la fois de ce qui pourrait la menacer mais aussi la constitue et la cimente, Enquête sociale apparaît comme un film d’une grande puissance.
Dans sa structure propre, il met en scène la matrice du récit comme un entrelacement de projections mentales et donc de fictions. Dans sa relation avec notre époque, il révèle à la fois que ce que l’on nomme récit, c’est-à-dire organisation supposée ordonnée et logique des faits, n’est qu’une illusion et que ce qui rend possible toute tentative de ce genre n’est qu’une sorte de vide, ou si l’on veut de trou ou de faille qui est en même temps le cœur vivant à partir duquel s’élabore l’invention du réel.
Ainsi en regardant ces images, nous faisons non seulement un voyage dans le temps mais dans la matrice du temps, c’est-à-dire dans cette zone confuse où se mêlent mots et images et qui, quoique « fondée » sur la vie réelle, devient réelle, puisqu’elle consiste en leur articulation censée produire sinon du sens du moins de l’ordre.
Et rappelons que le sujet réel de cette Enquête sociale n’est autre que d’anticiper sur la réaction d’un milieu rural dans lequel règne un certain ordre lorsqu’on lui raconte qu’on va lui inoculer des « éléments viraux » porteurs de désordre.

La fiction est toujours une histoire non linéaire du conflit récurrent entre équilibre et déséquilibre, entre absorption d’éléments étrangers et capacité à les digérer, à les intégrer ou nécessité de les rejeter. À sa manière cette œuvre de Jean Francis Fernandès constitue une méditation d’une actualité rare sur la question de l’auto-immunité dans notre société. Il nous dit que des distinctions comme celle inévitable entre mots et images ne devrait pas être tenue pour fondatrice. Elle n’est que le fruit d’une situation existentielle de l’homme qui, pour vivre, a besoin de distinguer. Percevoir c’est tenter de distinguer entre ce qui est dangereux et ce qui ne l’est pas. Une fois cette distinction faite, on risque encore de se tromper, en particulier lorsque l’on passe de la lecture de ce qui relève d’une impulsion vitale, la « lecture » d’un signal à l’interprétation des signes.

Entre ces deux moments, avant d’entrer dans le champ de l’interprétation, il y a eu des moments durant lesquels la grande machine virale qu’est notre cerveau a fonctionné en « mode délire ». On appelle cela pudiquement les rêves. Le rêve social qui fut celui de ces années soixante et soixante-dix a débouché sur un cauchemar. Jean Francis Fernandès, avec ce film, nous permet de comprendre que le drame n’est pas logé dans l’homme mais dans la difficulté où l’homme se trouve de réguler en lui même la réception des signaux de dangers et l’interprétation des signes liés à un possible bonheur.
Ce que nous voyons dans les arrières plans de ce film n’est-ce pas cela, des images à la fois banales et exactes de ce qui malgré tout constituait alors le bonheur et que nous avons, avec détermination, transformé en cauchemar ? Dans les deux cas, nous n’avons pas cessé de rêver.