jeudi 29 décembre 2022

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Trous noirs — métaphores au pluriel

Regards croisés : une conversation entre mère et fille.

, Ursula Kraft

Ursula Kraft, artiste plasticienne, navigue depuis les années 80 entre installations photographiques et/ou vidéos, méta-œuvres. Au fil de ses œuvres, elle plonge le spectateur dans un état physique et sensoriel total, re-définissant nos repères visuels, kinesthésiques, et sonores, afin de faire renaître l’expérience première.

Ursula Kraft, artiste plasticienne, navigue depuis les années 80 entre installations photographiques et/ou vidéos, méta-œuvres, en allemand « gesamt-kunst-werke », alliant comme dans TimeTunnel (1992) un espace architectural unique, site-specific, à une mise en scène de projections argentiques à 180°, mêlant micro au macro, dans un « espace tunnel » de 40m de long, pour une expérience immersive et existentielle. Ce schéma se transformant en un leitmotiv au fil de ses œuvres, Ursula plonge le spectateur.ice dans un état physique et sensoriel total, re-définissant nos repères visuels, kinesthésiques, et sonores, afin de faire renaître l’expérience première, autant fascinante que dérangeante, de notre relation au temps, au mouvement et à l’espace.

Ursula Kraft sonde dans son travail, dans des formats et accrochages aussi diversifiés que surprenants, notre relation à la mémoire, au passé — donc également au temps, dans ses différentes échelles de perceptions — mais également à la lisière subtile entre des mondes oniriques inconscients et la brutalité soudaine de la mort. Souvent, elle interroge le subtil différend entre un corps inanimé, semblant endormi, et l’« in-âme-imé » ; disons un corps abandonné, désincarné.
Ainsi, dans Nymphalis Antiopa (2008), une jeune fille semble endormie (ou bien est-elle dans un état comateux ?), entourée de papillons aussi attirants que repoussants. Elle amène le spectateur.ice à s’interroger sur la frontière entre le beau et le macabre, entre le symbolique et le réel.
Le parallèle avec Emerentia, série de triptyques photographiques réalisés entre 2008 et 2012, semble inévitable : quand est-ce que le beau devient terrifiant, quand est-ce que la magie du conte devient hantise ? C’est ainsi que ce qui, à première vue, semble attirant, intriguant, voire fascinant et beau, s’inverse soudainement quand il est observé de plus près, depuis un autre point de vue, dans un autre contexte. Alors, des récits investissant nos imaginaires collectifs et inter-générationnels, tels que Rose blanche, Rose rouge ou bien Alice au pays des merveilles, se confrontent à des expériences intimes, au sein d’un format défini selon un concept de transposition plastique spécifique. Des mythes y sont réincarnés, des contes ancestraux réinvestis, et leur transmission, historiquement orale, se traduit au sein de ce cadre-là, en une transmission iconographique – infusant dans nos imaginaires contemporains.

Or, Ursula Kraft est également ma mère, et cette fille inanimée ou endormie est également moi.
Notre lien intime (mère-fille/fille-mère) s’est très tôt vu mêlé à un autre lien, moins universel, celui d’une relation entre individus sensibles et réfléchis — soit l’échange d’une conscience subjective à une autre.

C’est pourquoi, mener aujourd’hui un entretien d’une « artiste en devenir » (moi, Meret, étudiante aux Beaux-Arts de Paris) avec une artiste épanouie (ma mère, Ursula) — entre mère et fille, fait sens. D’autant plus quand on se plonge de plus près dans son riche travail, qui depuis des décennies inclut différents membres de notre famille et de nos proches, non pas seulement en tant que sujets « modèles - interprètes » mais avant tout en tant que sujets « individus symboliques et universels » ; celui d’une enfant, fille, sœur, frère, mère, père…, dans leur propre perception vue la constellation familiale, et parfois plus largement, sociétale. Ainsi, en capter et immortaliser un lieu, une réflexion, un instant précis et choisi, quand la construction d’une mémoire (ou bien même d’une identité personnelle) se voit confrontée à la mémoire (certaine fois traumatique) de la famille et du collectif.

À la fois sujet de son travail, mais également alliée dans une réflexion critique et nuancée, nous nous sommes construites et avons évolué en parallèle, non pas l’une à l’image de l’autre, mais bien l’une en échange avec l’autre — tout en se croisant régulièrement, fusionnant le temps de la réalisation d’une de ses œuvres.

Décembre 2022, je retrouve Ursula dans son atelier de Bourgogne.

©Ursula Kraft, « Trous NOIRS 2.2_2019/2022 »
60x90 cm / Impression par jet d’encre pigmentaire sur papier coton mat, contrecollage sur Dibond 2mm. Courtesy de l’artiste

« Sagittarius A* est le trou noir le plus proche du centre de notre Voie Lactée,
à environ 26 500 années-lumière de la Terre. Pour illustrer l’immensité des trous noirs,
disons simplement que la Terre, à l’échelle inversée, peut se loger dans un trou de 1,8 cm »

MK : TROUS NOIRS, ta nouvelle production, exposée en ce moment pour la première fois à Auxerre, [Hors Cadre, jusqu’au 14 Janvier 2023] investit l’espace d’exposition sur différents niveaux de perceptions ; évidemment, avant tout de manière visuelle, avec ces grands tirages mats disposés soit au sol soit appuyés contre les murs, mais également avec un fond sonore et des lignes de texte, tous deux faisant écho à ce que l’image d’un trou noir peut évoquer.

©Ursula Kraft, Installation, vue d’ensemble
à l’espace d’art contemporain "Hors Cadre"/ Auxerre/ 2022/2023, Courtesy de l’artiste

En quoi cette installation est-elle à l’image même du sujet de l’exposition, les trous noirs cosmiques, que l’on ne peut réellement capter, alors que c’est bien eux qui captent tout ce qui s’en approche - soleils et autres trous noirs, lumière et matière ?

UK : La série des trous noirs s’est construite autour de l’envie d’une installation immersive, dans laquelle je pourrais amener le spectateur.ice dans un ressenti proche de celui qui m’a traversé tout au long de cette production. Le point de départ de ma réflexion fut effectivement les trous noirs cosmiques, qui m’ont permis de prêter une attention particulière, puis de nommer, tous les autres trous noirs métaphoriques ayant gravité autour de moi ces dernières années.

En 2017, un groupe de scientifiques a pu réaliser, aussi surprenant et incroyable que cela puisse paraître, la première image d’un trou noir cosmique. Vouloir photographier un trou noir est, comme tu l’as dit en préambule, hautement paradoxal ! Ce que je trouve si intéressant est que cette image (qui n’est pas une simulation) a pu exister grâce au phénomène que les astrophysiciens appellent l’« horizon des évènements » constitué de lumière gravitant autour du trou avant d’être engloutie à jamais. C’est ce contexte, ce bord permettant de rendre compte - et donc visible - le trou noir, que j’ai voulu transposer dans ce travail.

Finalement, le trou noir et son bord, cette dernière accroche avant le néant, sont devenus les métaphores d’expériences personnelles et de phénomènes sociétaux que j’ai pu traverser et observer. Le bord contextualise l’image ; le bord permet de rendre visible l’insondable. Cette lisière de lumière, du visible, nommé point of no return, rend compte de l’attirance irréversible et irrépressible vers le noir, le trou, l’inconnu.

©Ursula Kraft, Trous NOIRS /9.1 »
120 cm x 80 cm. Impression par jet d’encre pigmentaire sur papier coton mat, contrecollage sur Dibond 2mm. Courtesy de l’artiste

MK : Tu as alors cherché à montrer d’autres trous noirs, qui nous entourent à différentes échelles, physiquement ou psychiquement.

UK : Oui il s’agit bien d’analogies, allant d’espaces naturels, artificiels, physiques ou psychiques, dans lesquels on retrouve un interstice du vide ; une ouverture sombre attirant le regard dans ses tréfonds jusqu’à s’y perdre. Toutes ces analogies de trous noirs que je vis, qui existent tant dans l’infiniment grand que dans l’infiniment petit, ont fait émerger les différentes approches présentes dans l’exposition.

Le seul lien tangible vers le déclencheur de cette construction mentale et hybride (les trous noirs cosmiques) est finalement le son que j’ai pu obtenir de la NASA, à savoir une captation sonore de l’univers. Avec cette bande son et la création d’une black-box, j’ai tenté de plonger les spectateur.ices dans un état un peu flottant, une sensation de déséquilibre, où le sol / bord devient finalement le dernier repère, le dernier point d’accroche avant la chute dans les différents trous noirs de l’exposition.

MK : Il s’agit d’amener à travers ton accrochage et différents paramètres sensoriels, voire kinesthésiques, les spectateur.ices dans une situation d’inconfort ; dans une instabilité physique et peut-être même émotionnelle - où seul lui.elle sait jusqu’où lâcher prise dans sa tentative d’exploration de ces différents trous noirs ?

UK : Oui, cette black box avec une disposition hybride des tirages et l’accompagnement du son de l’univers, sont autant de paramètres qui poussent le spectateur.ice à se remémorer son accroche, son ancrage individuel. Quel est ce seuil, à l’image des lumières gravitationnelles, qu’il ne faut pas dépasser, pour ne pas se précipiter, perdre pied ? C’est bien cet équilibre fragile entre l’attraction vers le vide et la perte de soi qui m’intéresse dans ce travail.

D’ailleurs, je trouve très intriguant que dans l’idée d’attraction plane toujours l’ombre d’un danger. Il s’agit de s’approcher vers l’objet d’attraction tout en sondant constamment le seuil, afin de se préserver de la perte, de la chute, du black-out. L’attraction, tirée jusqu’à un extrême, devient dangereuse et peut se transformer en angoisse, en zone de non-contrôle. Elle éveille tant la curiosité, qu’elle peut soudain révéler nos peurs. Ce « point of no-return » est finalement bien présent dans nos vies, nos choix et nos perspectives d’avenir.

©Ursula Kraft, Installation immersive à l’espace d’art contemporain "Hors Cadre"
Auxerre/ 2022/2023, Courtesy de l’artiste

MK : On dirait presque qu’en jouant de cet interstice où tout peut basculer, tu souhaites impulser un dialogue avec l’abstrait. C’est bien l’invisible, demeurant au-delà de nos capacités de perceptions et de projections, qui éveille nos peurs ?

UK : J’aime mettre la lumière sur ces états d’« entre » – par exemple, entre la mort et le petit frère de la mort (le nom qu’on donne certaine fois au sommeil) ; entre le décès et la petite mort (appellation donnée à des syncopes ou encore pertes de consciences subites) ; entre le rêve et le cauchemar ; entre le visible et l’invisible… Ces états éveillent quelque chose d’enfoui dans notre inconscient collectif. S’engager dans un chemin sans pouvoir en voir le fond ; vouloir s’aventurer au-delà de nos limites pour comprendre l’envers des choses, sont autant de situations qui pointent l’ambiguïté de l’attirance pour l’inconnu.

« Tombe, tombe, tombe !
« Cette chute n’en finira donc pas !
Je suis curieuse de savoir combien de miles j’ai déjà faits » dit-elle tout haut.
« Je dois être bien près du centre de la terre.
Voyons donc, cela serait à quatre mille miles de profondeur, il me semble. »
Alice au pays des merveilles, Lewis Caroll

L’envie de capter quelque chose d’invisible à travers l’œil photographique à toujours été très présent dans mon travail. Se pose alors la question de l’échelle, du point de vue, de la distance. Créer des transpositions picturales à partir d’une représentation symbolique dans un espace immersif précis, c’est permettre à l’inconscient, ou bien à l’irrationnel, de subitement parler.

J’aime beaucoup le terme « verarbeiten » en allemand ; il s’agit d’un processus de résilience dans lequel on essaye de comprendre, nommer, exprimer et donc surpasser quelque chose. On « travaille » une émotion, un événement, un traumatisme. Re-transcrire un état émotionnel ; travailler une émotion en la traduisant / extériorisant, est un processus thérapeutique qui nous permet de survivre dans un monde empli de contradictions.

©Ursula Kraft Trous NOIRS
impression par jet d’encre pigmentaire sur papier coton mat, contrecollage sur Dibond 2mm
©Ursula Kraft Trous NOIRS
/6.1 » 60 cm x 40 cm. Courtesy de l’artiste

MK : Digérer, « verarbeiten », c’est donc in fine la recherche d’une forme de résilience ?

UK : Je pense, oui. A l’initial d’un nouveau travail se trouve chez moi toujours une expérience intime, ainsi qu’une observation extérieure. Il s’agit toujours d’une retranscription (Verarbeitung) d’un vécu personnel, autobiographique, dont je me rends compte qu’il est universel. Le travail pictural permet de faire apparaître, nommer cette chose, afin de se retrouver collectivement autour d’une émotion partagée, faire face ensemble à cette expérience universelle.

MK : Pourquoi avoir parsemé ces références écrites, très concrètes, telles des liens entre les différentes recherches iconographiques ?

UK : Il s’agit pour moi d’un moyen de mettre en lien ces univers très différents, de retracer cette construction mentale plurielle qui fait partie intégrante de cette recherche autour de la métaphore du trou noir. C’est une couche de lecture supplémentaire, un autre fil dans le tissage global de ce projet, qui permet (je l’espère !) un accès de plus vers les mondes et réflexions abordés.

MK : Comme nous l’avons déjà évoqué, un trou noir est bien l’image même du vide infini, d’un rien qui avale tout. On retrouve dans bon nombre de récits populaires, jusqu’à des œuvres cinématographiques et artistiques contemporaines, l’attraction vers ce qui pourrait exister de l’autre côté…

UK : …ou bien y a-t-il quelque chose de l’autre côté ? Certaines recherches récentes semblent montrer qu’il y a une forme de sortie « de l’autre côté » vers ce qui pourrait être d’autres univers. Les astrophysiciens l’ont décrit comme un trou de ver, une sorte de tunnel qui après le noir absolu amènerait à la lumière.

MK : Cette envie d’aller « de l’autre côté », même quand on sait que c’est intrinsèquement impossible selon la physique, étant donné que le passage à travers un trou noir amènerait à une condensation de la masse si puissante qui détruirait tout (même la lumière) sur son passage ; ce désir de traverser est très présent dans notre culture populaire. Il y a là également un parallèle avec la mort. On imagine depuis la nuit des temps ce qu’il y aurait après, de l’autre côté de ce « tunnel menant vers la lumière blanche », comme il a été décrit par des personnes ayant survécu à des expériences de mort imminente.

Pourquoi te semblait-il si important d’amener l’attention sur cette présence invisible immense (et si loin de nous) qui pourtant, un jour, pourrait bien engloutir notre système solaire ?

UK : C’est bien ce qui me fascine dans tous ces questionnements d’astrophysique sur le cosmos ; des calculs mathématiques renversent nos conceptions, il y a soudainement changement de paradigme, et notre conscience – jusqu’où nous nous permettons de spéculer / d’imaginer – s’étire, s’allonge et évolue.

MK : C’est l’envie irrationnelle de tenter de comprendre l’incompréhensible ? De dépasser ce qu’il est possible d’imaginer en se projetant dans d’autres échelles ; celles des années-lumière, des milliards et des milliards d’années, et donc quelque part de sortir d’une pensée à l’échelle humaine ?

UK : C’est ce que je souhaitais transposer dans cette série : jouer sur des échelles, sur des « zooms » diversifiés, et finalement remettre tout à un niveau similaire, sur une même surface mate en nuances de noirs et de blancs ; donc sur un même plan de perception. Cela permet de repenser notre environnement ; entre la photographie du gouffre d’un volcan en Afrique, Ol Doinvo Lengai (« Mountain of God », mont de dieu, situé au sud du lac Natron en Tanzanie), le noir sans fond d’un puits, l’orifice d’une oreille, ou encore l’iris cernant le noir d’une pupille.

Je me rends compte de notre besoin constant de nous positionner. Pourtant on reste souvent perplexe quand ces questionnements deviennent extrêmement concrets, comme face aux conséquences de l’Anthropocène.

MK : Qui est également un point of no return. D’où les analogies….

©Ursula Kraft “Trous NOIRS" 2.1_2019/2022
90x60 cm / jet d’encre pigmentaire sur papier coton mat / contrecollage sur Diabond 2mm. Courtesy de l’artiste

UK : Pourtant, à notre propre échelle, retranscrit dans une perception du réel plus immédiate au vu de nos limites planétaires, comme la destruction de l’équilibre des espèces, nous préférons regarder ailleurs, loin, vers l’espace.

MK : Proche d’une des analogies des trous noirs, on retrouve l’évocation de Kali, divinité hindouiste très présente et vénérée dans le Sud de l’Inde, qui évoque nos démons intérieurs mais également toutes les forces de changement, de création comme de destruction…

Le noir est la couleur attribuée au temps et au dieu Chronos (Saturne).
C’est aussi la couleur de la déesse hindoue Kali,
divinité suprême qui chapeaute toutes les autres.
Elle représente à elle seule la création et la destruction,
l’énergie cosmique d’un univers en mouvement perpétuel.
D’où sa référence au temps qui finit par tout détruire.
D’ailleurs le nom Kali dérive du mot Kâla qui signifie
« le temps » et « le noir ».

Chercher à faire apparaître l’essence même de la destruction la plus inéluctable de l’existence, au sens large ; non seulement de la vie, des cultures, de la nature, mais également de toute la matière et de l’infinité des systèmes solaires – n’est-ce pas également être renvoyé à la finitude, à l’extinction ?

UK : Kali représente la préservation, la transformation, la destruction, soit l’idée d’une traversée de différents états afin d’atteindre un renouveau, une renaissance ; il nous faut toujours les contraires d’une même chose, les deux faces d’une pièce, pour pouvoir la définir. Comme le blanc du big bang ou bien le noir des trous noirs…

MK : Mais ici le contraste n’est pas une simple opposition binaire mais bien plus une forme de cheminement à travers des états éphémères contraires permettant une forme de métamorphose ?

UK : Cette réflexion nécessite de sortir d’un regard purement anthropocentrique et de mettre de côté notre construction réflexive occidentale très cartésienne. Il s’agit dans cette série d’amener le spectateur.ice à penser l’autre, le différent, dans une approche plus holistique, telles différentes branches / formes d’expression d’un même tronc.

©Ursula Kraft, Installation immersive à l’espace d’art contemporain "Hors Cadre"
Auxerre/ 2022/2023, Courtesy de l’artiste

MK : Te connaissant plutôt bien [rire] et connaissant ton engagement dans des luttes, telle que la préservation de l’environnement et de la biodiversité, j’ai eu la sensation qu’évoquer à la fois des trous résultant de constructions, comme celle d’un puits ou bien des grottes de Bomarzo (le Sacro Bosco, aussi appelé Parc des monstres, un jardin sculptural datant de la renaissance italienne dans la province de Viterbe au nord de Rome), mais aussi des trous existant dans la nature, que ce soit le trou d’une bouche entrouverte, l’orifice/vestibule d’un vagin, est une manière d’évoquer ce que des penseurs et philosophes comme Bruno Latour, ont nommé Gaïa.

Très brièvement Gaïa, du grec ancien Γαῖα, signifiant Terre, est à la fois un mythe, une tentative de changement de cosmologie et un concept scientifique rendant compte du caractère auto-régulateur de la Terre, et plus précisément, comment celui-ci résulte de l’ingéniosité d’une toute petite surface à l’échelle cosmique qu’est l’atmosphère, à se maintenir dans un équilibre qui permet la vie au sens biologique. La dépendance de l’évolution, de la survie, et de la régénération des espèces à cette couche atmosphérique justifie qu’elle soit appelée zone critique. D’une épaisseur d’à peine 15 km, ses réactions chimiques permettent l’Existence au sens large.

Quel regard portes-tu sur cette tension entre les concepts d’Anthropocène, de zone critique et de Gaïa ? Et comment ton processus créatif permet-il de mettre au même niveau de lecture, de re-niveler en quelque sorte la hiérarchisation habituelle de nos regards et échelle de valeurs, à travers la taille et le point de vue de ces différents « sujets/objets », qu’ils soient naturels ou bien culturels, aléatoires ou construits ?

UK : Cette question de la limite planétaire, donc cette notion même de Gaïa, est évidemment très présente dans ce travail. L’une des analogies est la photographie en vol d’oiseau lors d’un réel cataclysme ; le trou de 50 m de profondeur, résultant d’une réaction chimique entre une bulle de méthane avec l’oxygène, due à la fonte du permafrost, qui déchira le sol dans une étendue de terre en Sibérie. Le sol implose et nous ouvre son gouffre.

On retrouve également à une toute autre échelle de grandeur, le trou noir, net et béant, dans la surface boisée d’un tronc d’arbre. Ici, je souhaitais évoquer l’acte récent, accompli par des bûcherons dans leur frénésie de déforestation de la forêt amazonienne, pourtant si importante pour la conservation et la régénération de la zone critique ! Comme on peut le lire sur une référence textuelle de la série, je cite le chef de la tribu locale Matsé. Ce dernier lance un ultime appel au secours en nous alertant que l’acte « accidentel » des bûcherons nous a coûté l’esprit Mère de la forêt tropicale, dans cette réserve dense et interconnectée qu’est la forêt Amazonienne. L’abattage de l’arbre le plus ancien à notre échelle temporelle humaine résonne tel un cri d’alarme quant au passage dans une nouvelle ère planétaire : l’Anthropocène.

©Ursula Kraft “Trous NOIRS 8.2_2019/2022
jet d’encre pigmentaire sur papier coton mat / contrecollage sur Diabond 2mm. Courtesy de l’artiste

Le premier renvoie frontalement à la destruction d’un espace, concrétisant le concept même de l’Anthropocène ; l’autre matérialise des trous plus souterrains, « sous-conscients », peut-être volontairement ignorés par une partie de notre société occidentale, mais bien nommés ici dans des récits de cultures autochtones d’Amazonie.

L’anthropologue Philippe Descola attire notre attention sur le fait qu’il n’y a pas d’opposition nature/culture, mais que nous, Homo Sapiens Sapiens sommes partie intégrante de la nature en tant que système de vie et (espérons le !) de résilience. Il n’y a donc pas de différenciation.

MK : Cette série de trous noirs, souhaite donc à travers ses analogies et échelles de perceptions, nous faire revoir nos définitions au vu de la compréhension actuelle des limites planétaires ?

UK : Oui, je me souviens très bien comment l’exposition au musée Zentrum für Kunst und Wissenschaft (ZKM, centre culturel d’art et de sciences), à Karlsruhe, 2022 m’a chamboulée. Bruno Latour y avait conçu avec Peter Weibel une exposition intitulée Critical Zones (zones critiques) où, au lieu de détourner le regard vers un ailleurs, l’idée était de recentrer notre focus sur la Terre. Rediriger le regard sur les problématiques extrêmement complexes dont nous sommes l’élément « parasite », cette espèce qui se sécurise et se reproduit, en prenant le dessus sur toutes les autres espèces. Ce déséquilibre drastique (et peut-être bien une implosion ?) nous amène depuis l’industrialisation au sein de cette zone critique. J’aimerais faire ressentir dans leur corps cette même perplexité aux visiteur.euses ; les pousser à dépasser leurs mécanismes de protection émotionnels pour ressentir le danger de la limite ; leur faire comprendre que nous ne sommes pas au-dessus, mais bien l’un des éléments interconnectés qui a pu rendre possible la vie et l’évolution des espèces sur Terre.

©Ursula Kraft “Trous NOIRS" 1.2_2019/2022
jet d’encre pigmentaire sur papier coton mat / contrecollage sur Diabond 2mm. Courtesy de l’artiste

MK : Bruno Latour parle également de cette posture de « regarder ailleurs », caractéristique du XIXe siècle. Les avancées technologiques et scientifiques ont permis de se projeter jusqu’aux trous noirs, à des milliers d’années-lumière, à une échelle où, nous, individus, sommes moins qu’une poussière, afin de les comprendre – ou bien même permettre d’en faire une image… Pourtant l’immédiateté de la chute dans l’inconnu est-il ce qui nous attend probablement dans les années à venir !

UK : Alice aux pays des merveilles, comme tu l’avais évoqué, revient régulièrement dans mon travail. Cette œuvre fondatrice de ce qui a pu par la suite être appelé l’inconscient, fut à une époque un grand miroir de ce que notre société traversait. Tel un point d’interrogation surréaliste, l’image du puits, mais aussi du trou dans un tronc d’arbre, sont tant de connotations de l’idée d’une traversée d’un monde onirique où les rêves deviennent surface de projection de notre existence. Alice, tombée dans l’inconnu et le noir, se voit au début du récit confrontée au changement d’échelle et de perception de son corps, et détient ainsi la clé vers un monde parallèle, étranger. Ce récit, comme tant d’autres contes, nous a ouvert un nouveau champ des possibles, ainsi qu’un monde iconographique autre, matérialisant nos réflexions. Le puits, l’entrée dans le monde obscur des grottes, est très présent dans la série des trous noirs. Tels des gosiers amenant à une possible chute, par conséquent à une perte des repères, ils évoquent l’idée d’une disparition de nos sens premiers, primitifs. Reprendre conscience du monde sous un autre point de vue est ce que certaines personnes vivent dans des états de conscience modifiée. La chute d’Alice nous rapproche du centre de la terre, de ce qui se passe subconsciemment, dans les mondes souterrains de nos vies quotidiennes.

« Ama-no-Iwato » signifie littéralement « grotte de la déesse du Soleil »
Dans la mythologie japonaise, telle que présentée dans le Kojiki,
la mauvaise conduite de Susanoo, le dieu japonais des tempêtes,
amène sa sœur Amaterasu à se cacher dans la grotte Ame-no-Iwato.
La terre est alors privée de lumière.

MK : Le black-out, la perte de conscience subite, tel des syncopes, est également évoqué dans ce travail. L’œil, à l’instar d’une ouverture vers l’âme, est également ton œil. Que j’écrive cet entretien fait sens, au vu d’un des déclencheurs de ta réflexion sur les trous noir. Ces dernières années, tu as très fréquemment été confrontée aux pertes de consciences subites dont je souffre. Comme si la vie m’était soudainement, mais heureusement temporairement, ôtée ; tu as été témoin des syncopes liées à ma maladie. Voir mon corps inanimé, qui régulièrement chute, a été une expérience forte avec laquelle tu as dû apprendre à vivre et à t’adapter. Cette maladie neuro-fonctionnelle a pour origine un traumatisme ancien, une sorte de trou noir qui absorbe tout ce qui gravite autour de lui ; mon corps, mes capacités physiques et sensorielles, et aussi dans une certaine mesure, ma mémoire. Après une longue amnésie traumatique, nous avons pu dénouer les fils de ce traumatisme ces dernières années en tant que famille. Pourtant les chutes et les black-out demeurent… Et bien souvent tu te retrouves avec un sentiment d’impuissance, face à ma bouche entrouverte, qui ne répond plus.

©Ursula Kraft, Installation immersive à l’espace d’art contemporain "Hors Cadre"
Auxerre/ 2022/2023, Courtesy de l’artiste

En quoi était-il important de travailler “verarbeiten” ta perception de ce que j’ai subi - et de ce que je subis encore - à travers ce travail ? Et finalement, pourquoi, tel un miroitement, il te semble important que nous puissions avoir un échange ouvert et consenti sur cette question – tel un aboutissement de ce processus créatif, une boucle qui se boucle ?

UK : Comme tu viens de le dire, le trou noir fait donc aussi office de transposition du black-out. L’amnésie traumatique, la perte de conscience, l’expérience de mort imminente, ou bien la perte de mémoire, sont autant d’états qui nous confrontent, tôt ou tard, directement au néant, à la perte, au vide. Certains ont été très présents dans notre famille ces dernières années. Comme on le sait, l’intime est aussi toujours politique. J’aborde donc ici une expérience hautement intime, qui pourtant est largement répandue dans nos sociétés. Il s’agit bien de mon point de vue et de mon vécu, et l’habitacle de l’oreille, lui aussi, entend et intègre, absorbe.

Selon Dante, le gosier est une porte vers l’enfer, la bouche est grande ouverte. Le cri exprime la douleur de nature physique ou psychique. Un peu plus loin dans l’exposition, l’autre bouche, entrouverte, représente plutôt ce moment où le contrôle du corps diminue ; ce mystérieux « hors de soi » où l’esprit s’absente et où le corps semble inhabité.

©Ursula Kraft, Installation immersive à l’espace d’art contemporain "Hors Cadre"
Auxerre/ 2022/2023, Courtesy de l’artiste

 

MK : La question du traumatisme est un sujet qui a toujours été très présent dans ton travail, pourtant cette fois-ci ton approche est entièrement différente ; moins frontale, passant par des analogies et offrant aux spectateur.ices les références t’ayant accompagnées tout le long de cette production. En quoi penses-tu avoir réussi à susciter un intérêt plus direct des visteur.euses ? Je veux dire, des retours que j’ai pu avoir, les spectateur.ices n’ont finalement pas tant ressenti un malaise, disons répulsif, mais plutôt une attirance vers ces noirs profonds, une attraction pour le saut dans l’inconnu, et ainsi une envie de mieux comprendre, se renseigner, rechercher ce qu’est par exemple l’amnésie traumatique.

UK : Sur un des murs, on peut lire au-dessus du tirage le plus petit de l’exposition, et pourtant celui qui semble avoir le plus intrigué de personnes, de par son altérité : « Lors de la disjonction, l’hippocampe ne peut pas faire son travail d’encodage et de stockage de la mémoire, celle-ci reste alors dans l’amygdale sans être traitée, ni transformée en mémoire autobiographique. Cette mémoire émotionnelle, « boîte noire des violences », piégée hors du temps et de la conscience, est la mémoire traumatique. » Cette citation est tirée d’un ouvrage d’une experte des violences sexistes et sexuelles, Muriel Salmona, qui y ouvre un champ de réflexion que nous avons dû traverser, comprendre, et que je souhaitais finalement partager au plus grand nombre.

C’est très gratifiant car l’exposition a reçu un retour très positif du public. Finalement les trous noirs n’ont pas tant créé une réaction de distanciation de par la peur, mais bien plus une curiosité. J’ai pu observer comment les visiteur.euses ont laissé les évocations émerger.

Vue extérieure de l’exposition dUrsula Kraft “Trous NOIRS”, à l’espace d’art contemporain “Hors Cadre” à Auxerre
©Ursula Kraft. Courtesy de l’artiste

MK : Le trou noir est finalement le point d’accroche, le point commun, où toutes ces réflexions se croisent. C’est ainsi que le vide nous renseigne sur ce qui nous entoure, mais aussi sur ce qui nous échappe. Cet échange, à mon échelle individuelle, m’a permis de mettre en lumière, par ton éclaircissement, une certaine réflexion sur le monde, les mondes, et le soi dans le monde. Comme si un rayon, certes éphémère, nous offrait une ouverture vers un état de sensibilité exacerbée et vers de futures perceptions, le temps de cette exposition. Merci.

Écrit par Meret Kraft

Bibliographie :

ARTE [en ligne]. [réf. du 10 octobre 2022]. Disponible sur : <https://www.arte.tv/fr/videos/10673...>

BECKMANN, Angelika. MOHAL, Anna. PAGES, Estelle. Ursula Kraft : Travaux 1988-2008. Verlag der Galerie der Stadt Sindelfingen, 2008.

BLAST [en ligne]. [réf. du 10 octobre 2022]. Disponible sur : <https://www.blast-info.fr/emissions...>

DANTE, Alighieri, La Comédie Divine, « Inferno, Canto III », Penguin Group, 2013.

JAMET, Stéphanie, Syncopes et Extases., Vertiges du Temps, FRAC Bourgogne Franche-Comté, 2020.

LATOUR, Bruno, WEIBEL, Peter, Critical Zones : The Science and Politics of Landing on Earth. ZKM | Center for Art and Media Karlsruhe/ MIT Press, 2021.

LATOUR, Bruno, Face à Gaïa : Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Éditions La Découverte, 2015.

LUMINET, Jean-Pierre, Les trous noirs en 100 questions. Éditions Tallandier, 2022.

SALMONA, Muriel, L’amnésie traumatique : un mécanisme dissociatif pour survivre. Dunod, 2018.

TROUS NOIRS – Exposition d’Ursula Kraft à l’espace d’art contemporain Hors Cadre à Auxerre.
du 19/11/22 au 14/01/23

[photo logo BH 9_2 / bouche large]
©Ursula Kraft, « Trous NOIRS 9.2_2019/2022 / 120x80 cm / Impression par jet d’encre pigmentaire sur papier coton mat, contrecollage sur Dibond 2mm. Courtesy de l’artiste
18 décembre 2022