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LaRevue n°109/110


Éditorial


Correction manuscrite de Charles Baudelaire en marge d’une épreuve de 1857, « Les fleurs du mal », poème « Au lecteur ».

Pour son numéro double d’été, le N° 109-110, TK-21 LaRevue développe deux thèmes. Un voyage multi-directionnel et un focus sur la création pendant les semaines du confinement.

 

Voyage multi-directionnel

Rien de mieux qu’un petit tour dans l’un de ces grands temples-supermarchés de l’art pour commencer ce voyage dans le numéro double d’été de TK-21 LaRevue.
Nous suivons, toujours de dos, Aldo Caredda qui religieusement vient déposer dans un endroit situé à la fois dans le ventre de la « bête » et « hors » de toute visibilité, l’une de ses empreintes, marquant ainsi le lien singulier et intime que la marchandise est parvenue à imposer entre la part la plus individuelle de chacun et son engloutissement dans le flux général des échanges symboliques. Dans ce #6 nous faisons nos premiers pas à la fondation Louis Vuitton.

Avec La sonde, Thierry Fournier a conçu, pour sa participation de cette année à L’art dans les chapelles, une installation d’une richesse rare. « Un dispositif robotisé semblable à un projecteur tourne sur lui-même, lentement, explorant l’espace autour de lui. Il projette un rectangle très intense de lumière blanche qu’il déplace sur toutes les parois et les objets. Il porte aussi une caméra, qui filme exactement ce qu’il éclaire. Son image est retransmise sur un grand écran, posé à proximité contre un mur, comme une peinture : on voit ce qu’il voit. » Et, ici, le dispositif technique sert un propos à la fois plastique, philosophique et théologique qui traverse des interrogations à la fois parmi les plus actuelles et trop rarement posées avec une telle justesse.

Bernard Perrine nous propose aujourd’hui un texte permettant de faire une mise au point théorique et en image des relations compliquées entre photographie et danse. « Comme le remarque Dominique Fourcade "quand la danse moderne est arrivée, son alter ego (la photographie) l’attendait pour la signifier…" Malgré cela, malgré les nombreux essais qui viennent théoriser leurs rapports, la photographie de danse n’occupe aucun chapitre dans les nombreuses histoires consacrées à la photographie, bien qu’il soit plus aisé d’énumérer les photographes qui n’ont pas croisé la chorégraphie ou la danse, que l’inverse. » Un vent de liberté passe, ici, qui de la danse à l’image nous emporte au loin.

TK-21 LaRevue fête, grâce au travail minutieux de Herbert Holl et Kza Han, le retour dans ses colonnes, d’Alexander Kluge. Ce texte nous entraîne dans l’analyse du livre filmique La Puissance des sentiments (1984). « Parmi les ”Nouvelles histoires” d’Éros et de Thanatos, d’inimitié et d’inquiétance du cahier 5, un plongeur va vivre de nos jours le désastre de l’amour courtois, véritable échange marchand. » Car Kluge n’est pas seulement un écrivain mais un cinéaste prolixe dont l’œuvre reste à découvrir en France.

Nous terminons la publication intégrale de Spiritualité païenne, l’essai de Pedro Alzuru, philosophe vénézuélien réfugié en France, portant sur les derniers cours de Michel Foucault au Collège de France. Et nous serons confrontés à ce fait que « depuis l’origine de la philosophie jusqu’à aujourd’hui, l’Occident a admis que la philosophie n’est pas dissociable d’une vie philosophique, cette philosophie se distinguant de la science, mais qu’il a progressivement négligé cette question de la vie philosophique. » D’une actualité brûlante !

Jean-Louis Poitevin poursuit, dans cette Logiconochronie XLIX, son exploration du statut des images à travers les siècles. Dans ce chapitre, consacré à la fin du Moyen Âge, il interroge l’ambiguïté de l’image censée la faire servir aux buts que l’on se propose d’atteindre.
« Le but est l’éducation du peuple, mais le mouvement qui part des cours et de l’Église, des lettrés et des gens de pouvoir donc, va inévitablement poser d’autres questions. »
Et à cette époque, parler d’image, c’est aborder les rives de la mystique.

Laetitia Bischoff, dans un texte poétique et précis nous présente le travail de Laurent Millet, un travail « sur papier salé, tirage aux encres grasses et tirage numérique » dans lequel « sa figure oscille, son corps n’est qu’ombre. Et des mesures nettes et fixes viennent jouer avec cette micro-présence. Pour une fois, ce sont elles qui créent une envolée et il revient au flou de donner l’assise. » Ce texte fait écho à L’inscription corporelle de l’esprit, le célèbre livre de Varela, Thompson et Rosch.

Elissa Marchal est une peintre qui n’utilise pas le pinceau. Elle distribue avec dextérité la couleur sur la surface en la laissant couler. Pourtant le geste n’est en rien visible dans le résultat. Au contraire. De plus elle a inventé une grammaire picturale tout à fait singulière qui joue la fois sur la vibration lumineuse, dans des œuvres où par exemple c’est un cadre vide aux bords peints qui produit une émanation colorée et vibratile intense. François Jeune remarque dans le texte qu’il lui consacre que « la dernière série Horizons reprend l’effet d’étendue, mais par des aplats « sans cadre ». Une ligne d’horizon se crée par la rencontre de deux plans colorés. Un passage par une déperdition colorée qui vient de la coulée, un halo lumineux à la frontière entre les deux surfaces engage la perception du spectateur. »

Silvère Jarrosson est aussi un peintre qui n’utilise pas de pinceaux. Danseur classique de formation, il entretient avec la toile une relation physique intense dans laquelle la musique peut jouer un rôle important. Dans ce texte, il déploie une réflexion sur le concerto comme analogon à certains aspects de la création picturale. « Dans un concerto, musical ou pictural, la spontanéité se concentre dans la figure centrale, qui est une émanation directe de la virtuosité de l’artiste. Le fond, en revanche, ne distingue aucune particularité individuelle. » Et il tisse un rapprochement entre peinture sans motif apparent et peinture avec figure, comme celle de Bacon, entre les « plis de la viande et ceux de l’esprit. »

Joël Roussiez nous entraîne dans un voyage au milieu du désert où se rencontrent des hommes et se racontent des histoires. « Je dis : je suis parti, oui, j’ai fui le malheur et le bonheur également, personne derrière moi qui chercherait vengeance, dépit et chagrin m’ont mené jusqu’ici. Désert hostile, fleuve sans rive, comme qui s’accroche aux branches d’un arbre en dérive, ma route sans issue. »
Et toujours le désir est là qui croise l’angoisse, et anime le fil des récits au rythme du vent qui recouvre de sable les limites de l’horizon.

 

Confinement créatif

« L’ordi est "tombé en panne" ... dès le 31 mars. Alors que / quoi faire ? … J’ai - alors eu l’idée d’ouvrir un CAHIER : carnet de confinement : J’ai noté au jour le jour NOTRE VIE durant cette VIE RECLUSE IMPOSEE : 17 Mars - 11 Mai... » et c’est ainsi que nous pénétrons dans l’intimité de Phan Kim Dien, poète "fabricant de sens".

Dans un texte sensible, Yann Steven analyse les images que Francesca Dal Chele a réalisées de sa fenêtre durant le confinement. « Le temps covidesque agit comme la lenteur d’exposition naguère, il a confiné nos rues et seules ne paraissent que les silhouettes de ceux qui font que la vie malgré tout est possible. [...] Et la mémoire songe à cette photographie de Louis Daguerre prise Boulevard du Temple d’un Paris tumultueux qui disparaît par son trop plein de vitesse... » C’est l’une de ces boucles que le temps soi-disant linéaire parfois invente qui est ici le véritable objet de ces images secrètement « apocalyptiques ».

Pol Lujan a « vu », lui, dans les rues de ce Paris déserté, « ce » qui reste quand le vide a pris le pouvoir, c’est-à-dire ceux qui hantent les grandes plages vides des rues abandonnées. Et non seulement il les voit, mais il les transporte jusqu’à nous. Capable qu’il est de faire remonter à la surface de l’image la rugosité de détails apparemment infimes, c’est la qualité même de la durée qui vibre en chaque instant qu’il nous permet de percevoir, celle qui porte non pas l’invisible, mais ceux qui généralement, dans ces mêmes rues, y vivent hors des regards.

Jean-Christophe Ballot, grâce à une carte de presse idoine, a déambulé librement dans le Paris déserté par les humains contraints à la retraite forcée dans les lieux dits « intérieurs ». Et ce qu’il a découvert, c’est, certes, l’immense présence des œuvres humaines abandonnées, mais surtout le fait que photographier l’espace de la ville dans ces conditions, « c’est œuvrer sur le vide. » L’expérience sociale est venue frôler l’expérience mystique.

Jean-Daniel Berclaz connu pour son Musée du Point de Vue, une œuvre à géométrie variable et déploiement planétaire, a été comme tout le monde pris au piège. Il en a profité pour revenir à ses amours anciennes. « Exerzierstrasse 21, c’est là où j’habite en ce moment, depuis 13 ans, je viens régulièrement dans cet appartement du 3e étage avec balcon, dans le quartier de Wedding au nord de Berlin. Depuis que je m’y confine avec ma tasse de café du matin et mes « objets de nécessité » je regarde et repense à ce souhait de mes enfants et aussi de quelques amis très proches qui se souviennent de cette période des années 80 où mes peintures et mes dessins à tendance expressionniste animaient les murs des galeries. »

Dans une démarche de résistance quotidienne au tsunami invisible du silence et de l’enfermement, Elzevir dès le début du confinement a décidé de tenir un journal quotidien, qu’il s’appliquait à mettre en page chaque soir. Il l’a publié chaque semaine sur le net, tous les lundis pendant 8 semaines. Il en propose une présentation particulière pour ce numéro 109-110 de TK-21 LaRevue .

Nous présentons le travail de Claude-Maurice Gagnon. Il y décline à travers ces autoportraits, un questionnement anti-narcissique primaire, car ce n’est pas son « moi » qu’il traque ainsi, mais la possibilité infinie qui naît de l’échange entre les regards, de « cette « parlure » où se conjuguent ce que je connais de moi et ce qui se joue, au moment de la création, qui m’est inconnu, mais qui advient. »

 

« Et puis, et puis encore ? »

TK-21 LaRevue poursuit sa publication des recherches photographiques d’Ibn El Farouk. Avec Palimpseste, il poursuit sa quête de l’image « absolue » celle qui naîtrait en quelque sorte de l’envers de l’image telle que nous la concevons, celle qui parlerait la langue de l’ambivalence et de l’ambiguïté mêlées, celle qui frôlant en permanence le moins que rien parviendrait à révéler et à prouver l’existence d’une image dans l’image éternellement non vue, éternellement à venir, éternellement active aussi dans les strates inaccessibles du rêve.

Dans le cadre de notre partenariat avec la revue Corridor Eléphant, nous présentons le travail singulier de Georges Dumas qui réalise des « paintographies ». « Le croisement des techniques comme l’importance accordée aux matières minérales qui remplacent la chair des modèles font des paintographies des œuvres inclassables, à la fois classiques et contemporaines, familières et étranges, aux confins de la peinture, de la sculpture et de la photographie, dans une esthétique du figement et de la pétrification. »

Daniela Quilici, une jeune artiste franco-vénézuélienne, poursuit son exploration des formes et de leurs variations, celles que la nature invente quand elle explose dans le visible et se déploie en trames vivantes et vibratiles. Carlos Pena Plaza analyse ses dessins mais aussi ses sculptures. Il remarque que « ses dernières œuvres sont de petites formes qui ressemblent à des coraux ou à des fossiles marins, et que ces œuvres semblent naître du fond d’un océan onirique qui est pour elle l’origine de la vie. »

Et pour clore ce numéro double spécial été 2020, nous revenons faire un second tour dans les pas d’Aldo Caredda et de son #7, pour assister à une nouvelle déposition d’offrande d’empreinte dans le ventre de la Fondation Louis Vuitton.

 


Photo de couverture : Pigale Moulin Rouge, Paris confiné - Jean-Christophe Ballot

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