mardi 27 mai 2014

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Si près, si loin...

, Jean-Louis Poitevin et Jérôme Brézillon

Note sur On board, un livre de Jérôme Brézillon publié aux Éditions Textuel et une exposition de ses images à la Galerie Sit Down.

L’image mnésique pure

Si l’on prend acte du parti pris de départ, faire des images à travers la vitre des trains qu’il a pris pour traverser les États-Unis en tous sens, il faut alors dire que non seulement un premier cadre est déterminé par la fenêtre du wagon, mais que la distance par rapport à ce qui est photographié, l’est à son tour par celle qui relie le convoi au monde qui l’entoure. L’œil est parfois si près que l’on voit des gens comme si on était leurs voisins, et d’autres fois si loin, que l’on se croit alors dans une scène de western lorsque la cavalerie cherchait à voir passer des ombres, indiens ou bisons là-bas sur la ligne d’horizon.

Si près, si loin, tel est le battement du cœur, un seul et même cœur, du train-photographe-appareil, tout en un. Il a pour nom On board de Jérôme Brézillon. Il a pour mode d’existence d’être un interminable travelling. Il a pour fonction d’être une invitation, un appel, un désir, un rêve, une hallucination.

On board est une expérience. Embarqué dans le train fantôme du rêve, Jérôme Brézillon s’est laissé prendre dans la longue durée du rêve, un rêve ponctué par des images irradiant comme autant de visions.

Aujourd’hui nous savons que les rêves sont des successions d’images solitaires et que c’est notre cerveau qui, par peur du vide sans doute, s’ingénie à les relier afin de leur conférer la consistance d’une trame narrative, d’une sorte de récit.
La qualité intrinsèque de ce livre est de ne retenir que des images solitaires, et paradoxalement de nous mettre dans la position du rêveur au moment du rêve, juste avant que notre esprit se mette à narratiser, c’est-à-dire à associer entre elles les images qui viennent une à une dans le crâne de la nuit. Le mouvement du train fonctionne comme le ferait un appareil à flux continu. Mais dans ce dispositif, il y a aussi le mouvement répété du balayage incessant, usant, que provoquent les poteaux de toutes sortes qui scandent le déplacement de leur barre verticale. Entre les deux se loge le travail de récupération de la dimension picturale unique et solitaire des éléments du rêve, les photographies.

Appareil contre appareil, le dispositif train et le dispositif de prise de vue, conjuguent leurs effets contradictoires pour permettre de capter ce qui sinon est emporté par le flux, l’image mnésique pure.

Lignes et monde

Il faut tenter un instant de saisir la réalité de ces déplacements en train. Le train évolue sur une ligne continue qui reste invisible à celui qui l’emprunte et qui constitue à la fois une entaille, un lien, une déchirure et marque une direction. Rarement on aura pu saisir comme à travers l’ensemble des images de On board, ce phénomène qui constitue sans doute la forme même à partir de laquelle ce que l’on nomme paysage est possible : la ligne.

Regarder ces images encore et encore, comme on parcourt des yeux non pas une scène de crime mais le décor dans lequel se joue le film de la vie et voir qu’aucun de ces décors n’est indemne de cet élément absolument incontournable qu’est la ligne, celle de l’horizon ou l’un ou l’autre de ses doubles inventés par les hommes.
Il faut prendre au sérieux Jérôme Brézillon lorsqu’il déclare : « Je n’essaye pas de raconter quoi que ce soit ? J’évite juste les grosses villes et les gens, c’est à peu près tout. Mon but c’est un peu de me perdre. Ce qui m’intéresse, c’est d’être seul. » Cette solitude, c’est le train qui la lui offre, car ce qu’il s’agit de rejoindre, c’est la solitude du regard, la solitude qui seule permet de s’approcher de cette expérience originelle qui vibre en chacun, celle imaginaire certes, mais si exigeante, du premier regard sur le premier matin du monde. Et pour la faire cette expérience, il faut en effet être seul de cette solitude peuplée du silence des hommes. Ce qu’il y aurait à voir ? Le déterminer, tel est l’objet de cette quête, de ces voyages. Et seul le train le permet.

En effet, ce que nous font percevoir ces images, ce n’est pas le paysage en tant que tel, sa magie, sa beauté ou sa laideur, mais la manière dont ce que l’on doit appeler ici le monde, se donne à voir. Et, pour le dire sans détour, il se donne à voir comme ligne. Ou plutôt à travers des lignes. Ou encore comme étant essentiellement traversé de lignes, comme on dirait criblé de balles ou traversé de flèches.

Ces lignes, elles sont partout. Le monde, elles le forment, le formatent et surtout le font tenir. À chacune de ces fonctions, correspond en fait une ligne, un type de ligne. Et ce qui ne cesse de surprendre lorsqu’on regarde ce livre, c’est leur présence à la fois constante et multiple et leurs modes d’existence si divers. Ce qu’il découvre, ce qu’il montre, c’est le lien entre ces divers états de la ligne, leur intime connivence, leur essentielle unité, malgré la diversité de leurs manifestations.

C’est à nous que revient la question vaine sans doute mais inévitable ou plutôt l’observation de ce que l’une des lignes est absolue et fondatrice et les autres constituent à la fois la confirmation de son évidence et les manifestations d’un combat perdu d’avance pour en adoucir la prégnance.

L’homme et l’horizon

Il faut, ici, rappeler cette remarque faite par Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie au sujet de ce qu’ils nomment affects et percepts. « Les affects sont les devenirs non humains de l’homme, comme les percepts, y compris la ville, sont les paysages non humains de la nature [1]. »

Que peuvent être ces paysages non humains de la nature ? Bien sûr, on peut penser aux déserts, aux montagnes, aux canyons, à toutes ces manifestations d’une nature puissante et irascible dont les États-unis sont pleins. Jérôme Brézillon le fait comme tout le monde. Mais en choisissant de sillonner le pays en train, on comprend qu’il cherche quelque chose qui ne se résume pas aux clichés paysagers et même échappe à leur emprise.

Ce que chacune de ses images montre et met en scène, c’est une sorte de version épurée du percept. Elle prend la forme de l’insécable ligne de l’horizon. Cette ligne visible dans tant d’images, il la montre aussi à travers sa tendance à se multiplier, à se diviser, à se propager, à envahir l’espace et en particulier celui qui est construit par les hommes.

Ainsi trois niveaux de lignes sont présents dans les images qui composent ce livre. Celles qui disent l’horizon parce qu’elles le constituent. Ce sont le plus souvent des crêtes de montagne qui la dessinent, qui, vues de loin, constituent précisément le lointain comme cette distance permettant au percept de se constituer. C’est là l’expérience centrale, non méditative, active, voyageuse, que fait Jérôme Brézillon et à partir de laquelle les autres états de la ligne peuvent entrer en jeu. Ce que le voyage révèle en effet, c’est la multiplication des lignes. Certaines « copient » la ligne de crête, comme ce train qui s’étire et serpente comme au-delà de la crête des montagnes.

Il y a aussi parfois l’eau d’un lac ou la limite sable-mer-ciel du bord de mer. Mais le plus souvent ce sont d’immenses lignes presque droites, immenses fils électriques coupant la vue en deux ou s’associant entre eux entre pylônes et toits de maison pour découper le visible entre terre habitée par les hommes et ciel grillagé, route avec leurs lignes jaunes ou blanches, comme ce simple sillage laissé par des roues dans un paysage blanchi par la neige. Il y a enfin les lignes composites, traits divers, parfois épais comme des échangeurs à l’entrée d’une ville, qui rapportés à l’horizon ne sont que des petits morceaux de lignes qui s’agencent entre eux afin de former un rempart que les hommes ont créé. Ce sont aussi des lignes formées par les toits de maison, un mur de stade, une rambarde le long d’un parc, ou un fil électrique encore, comme celui qui va d’un maison vue de près à un poteau électrique et qui fait du jardin et de la femme en bleu et rouge qui s’y tient une figure extrahumaine. L’homme dans ces images est devenu élément du percept. Mais il existe en tant que producteur de lignes de forces qui tentent de s’opposer à l’horizon et aux lignes horizontales qui le redoublent. En effet, nombre d’images montrent aussi des lignes perpendiculaires à l’horizon, lignes sur la pelouse d’un stade, route menant à la mer, chemin tentant de contrer la puissance originelle de la montagne. Ces lignes « humaines » Jérôme Brézillon les voit aussi comme des manifestations du percept.

Faire revenir la ligne « oubliée », celle qui hante le regard sur un monde sans l’homme, telle est la puissance de ce livre. Les images qui le composent ravivent cette exigence qui vibre dans chaque regard, cette tentative impossible de voir avec des yeux autres, de voir comme si « on » n’était pas là. Ce rêve, c’est celui que la ville par ses enchevêtrements de lignes, interdit, oblitère, occulte et en même temps réalise.

C’est d’avoir perçu cette tension inhérente au paysage contemporain, d’avoir su en repérer l’émergence à la lisière des étendues sauvages et des villes qui a permis à Jérôme Brézillon de conférer à ses images la force étrangère des commencements.

Notes

[1Op. cit., p.160.

Voir en ligne : Éditions Textuel

Exposition à la Galerie Sit Down jusqu’au 15 juin 2014 : www.sitdown.fr
Le livre : On board
Éditions Textuel (5 mars 2014)
112 pages
ISBN : 978-2845974869
30,2 x 19,6 x 1,8 cm