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III - Images, médias et mensonge chez Hannah Arendt
Séminaire du 7 décembre 2011
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Avec cette séance, nous allons entamer une série de plusieurs séminaires autour des relations complexes qui unissent la politique aux images.
Dans ce cadre nous allons devoir recourir à plusieurs définitions ou à plusieurs acceptions du mot image et à l’évidence, le pluriel sera de mise.
I. Introduction
En cette période politique intense qui s’ouvre pour nous, en France, mais aussi aux États-Unis, déteint sur le monde méditerranéen, et en un sens qui s’étend sur la planète entière, c’est à un problème récurrent, au moins depuis les temps lointains des grandes cités sumériennes et babyloniennes, de la Grèce antique, de la Rome impériale et enfin de la Rome chrétienne, que nous allons nous confronter. En effet, les liens entre image et pouvoir sont aussi anciens que les images et que le pouvoir.
C’est, à l’évidence, la question posée aux images de leur légitimité à véhiculer de manière efficace le message de la foi, ou les messages du pouvoir, qui constituent en grande partie pour nous, l’arrière-plan de notre questionnement.
Le XXe siècle constitue cependant un moment majeur relativement à un changement de statut des images, puisque ce siècle voit le déploiement de la photographie comme pratique sociale généralisée et démocratique, celui du cinéma comme vecteur de domination culturelle, et cela sans équivoque à Hollywood comme à Moscou, l’invention de la télévision, de la vidéo et de l’ordinateur personnel, portatif, appareil d’une puissance sans égale pour la consommation et la production d’images.
Singulièrement, peu de penseurs se sont intéressés de près à ces nouvelles images. Pas à celles du cinéma, bien sûr, qui a d’emblée fait l’objet d’une attention intense. Mais à celles de la télévision, et à ce que leur diffusion massive, portée par un devenir planétaire qui était évident à prévoir, ont entraîné comme effet dans notre rapport au monde, à la réalité politique en particulier.
Hannah Arendt va dans l’ensemble de textes regroupés sous le titre français de La crise de la culture publier des réflexions sur les principaux éléments qui composent ce que l’on nomme en effet culture, l’éducation, la liberté, la politique, l’histoire, la tradition. Il faut noter aussi que le dernier texte de ce recueil a été publié en 1968, un an avant que le premier homme pose son pied sur la lune. Cela indique avec clarté la « perspective » dans laquelle se situe Hannah Arendt, celle de l’homme moderne, c’est-à-dire celui qui doit faire face à une triple révolution, dans la physique et plus globalement dans l’ensemble des sciences du vivant, dans l’art et dans l’ensemble de ses pratiques culturelles et dans l’information, c’est-à-dire dans tout ce qui assure le lien entre pratiques individuelles et collectives, histoire et pouvoir.
Dans Vérité et politique, Hannah Arendt met au centre de sa réflexion l’existence et les modes d’existence ou de manifestation de ce que l’on appelle le mensonge.
Les liens entre pouvoir et mensonge semblent faire partie du paysage depuis les origines et les liens entre mensonge et raisons d’état ont été théorisés par Guichardin et Machiavel depuis quelques siècles. Si certes, ces liens semblent presque organiques, il n’en reste pas moins que des pans entiers, tant de la société que des pratiques humaines, pouvaient se développer hors de la sphère du mensonge.
Vers la fin de son texte Hannah Arendt établit un lien entre mensonge et image. C’est à partir de l’existence d’un certain régime d’images que quelque chose comme une forme absolue du mensonge a pu, pour elle, commencer à exister, c’est-à-dire à partir du moment ou les images ont pu être à la fois, produites en masse, et organisées de telle manière qu’elles pouvaient permettre de « réarranger » l’ensemble des faits constituant l’histoire.
C’est à Jacques Derrida et à son Histoire du mensonge, que je dois d’avoir attiré mon attention sur cet aspect du texte d’Hannah Arendt. Histoire du mensonge, prolégomènes, dans son titre complet, est une conférence de 1997, issue des notes d’un séminaire de 1994-95, intitulé, Questions de responsabilité, et publié originairement dans le Cahier de L’Herne qui lui a été consacré.
Le troisième ouvrage, qui lui va nous servir d’appui pour les séminaires à venir et que nous étudierons avec attention dans les prochaines séances, est de W.J.T. Mitchell, Cloning terror ou la guerre des images du 11 septembre au présent ; il va nous permettre d’affiner notre approche de l’image et en particulier nous aider à appréhender l’image comme élément dynamique, porteur d’une dynamique propre, élément déterminant des dynamiques plus larges et créateur d’effets d’amplifications inédits.
C’est donc flanqués de ces trois ouvrages que nous allons nous avancer dans l’arène des images et tenter de faire face, si ce terme a encore un sens, à cette possibilité évoquée par Hannah Arendt de l’existence d’un mensonge absolu, d’un mensonge qui affecterait donc la totalité du monde en transformant notre relation au monde.
Si un tel mensonge absolu se révèle, ne serait-ce que simplement possible, en quoi l’existence des images techniques et leur production et diffusion massives y jouent-elles un rôle ?
Voilà l’une des questions à laquelle nous allons tenter de donner une certaine consistance. Imaginer que cette hypothèse, celle de l’existence d’un mensonge absolu, c’est-à-dire d’un ré-agencement global et sans faille de l’histoire et donc de la possibilité de la dire comme de la faire, se révèle exacte, n’est-ce pas tenter de penser l’impensable même ?
Nous l’avons évoqué maintes fois. Il y a dans les images, mais aussi dans les mots, même si ceux-ci nous semblent plus familiers et faire en quelque sorte plus partie de notre chair que les images, une puissance d’étrangeté si incontournable que nous ne cessons de tenter de la contourner.
Essayons, pour une fois, de ne pas nous voiler la face, de ne pas espérer, même secrètement, voir s’imprimer sur ce voile, notre image d’éternité. Essayons, par contre, de découvrir un angle de vue nous permettant de voir à la fois ce qui est, ce qui pourrait être, et ce qui existe, mais d’une manière incernable voire indécidable, parce que nous avons décrété que cela n’existait pas ou ne devait pas exister.
Dès que l’on parle des images une sorte de rengaine vient nous envelopper de son voile transparent. Je veux parler de la croyance. Nous tenterons, au fil des séances, de donner à ce mot la place qu’il mérite dans un monde qui semble bien trop vite avoir cru qu’il pouvait se passer d’elle.
II. Retour arrière : qu’est-ce qu’une image ?
Il me semble important, à ce stade, de tenter modestement de faire le point sur ce que nous avons appris ces six dernières années sur l’image et sur les images.
Et peut-être faudrait-il commencer par déplacer la question et au lieu de se demander ce qu’est l’image, il faudrait mieux se demander où et quand « il y a » image. Peut-être faudrait-il aussi dire où et quand il y a de l’image ou des images ? Mais aussi se demander comment elles fonctionnent ? En effet, leur multiplication exponentielle tend à révéler certains aspects des possibilités dont elles sont porteuses et qui étaient restés jusqu’ici non activés. En particulier, la puissance dynamique des images, ou plus exactement le fait que les images soient à la fois prises dans une relation particulière au vivant et se comportent comme des êtres vivants, des êtres vivants du genre des clones et des virus comme le démontre efficacement W.J.T. Mitchell.
Ce glissement est important si l’on veut, entre autres choses, tenter de dégager l’image de sa gangue ontologique, chose qui permettra de penser l’image en relation avec le flux, le flot, le vivant et d’en faire le vecteur d’une approche renouvelée de la pensée et du vivant.
On pourrait aborder ce point comme une sorte de scénario, un scénario un peu délirant peut-être mais qui passerait en revue, de manière très libre, les niches dans lesquelles quelque chose comme de l’image ou des images trouve refuge ou se manifeste.
Je voudrais dresser ici une sorte de liste des images, liste qui, si jamais cela s’avérait nécessaire, pourrait nous conduire à une typologie voire à une classification. Alors, regardons défiler comme un court-métrage, certains des « lieux » dans lesquels « il y a de l’image », comme on dirait qu’il y a de la lumière !
Il y a des images dans les « Carambar », enfin, sur le papier qui les enveloppe, évidemment. Il y a donc des images qui sont des inscriptions sur des supports. La manière dont elles s’y inscrivent est une question qui a tellement fait couler d’encre et même de sang que nous la laissons, non pas de côté, mais à côté de nous, rappelant seulement ceci qu’en plus des images faites par l’homme, il y aurait des images non-faites de main d’homme. Ces images achéiropoïètes, vous le savez, ont bien été inventées par l’homme, pas comme image, mais comme histoire, comme un récit permettant de mettre en scène et en œuvre les failles évidentes qui hantent notre système de perception-réception des images.
Les images sont un des éléments actifs de ce système et pas seulement comme élément matériel extérieur, comme objet perçu, mais comme élément « intérieur », comme objet mental, que ce soit sous la forme d’images verbales, oniriques ou d’images de pensée, ou si l’on veut de concepts.
Pour compenser notre faiblesse apocalyptique, qui tient au fait que nous désirons activement pouvoir croire aux images, mais qu’elles deviennent une source d’angoisse quand elles se « réalisent », nous avons inventé la peinture, la grande et la petite, la glorieuse et la vulgaire, celle du dimanche et celle des autres jours de la semaine. Il suffit de poser des traits, des couleurs, sur n’importe quel support, et voilà une image. À la différence des images sur les « Carambar », ces images-là sont perçues comme des manifestations d’un sujet particulier.
Pour nous dont les corps ne sont apparemment pas comme celui du Christ, capables de s’imprimer d’eux-mêmes sur un linge ou sur une surface quelconque, il y a ces suaires du pauvre, qu’on appelle les miroirs.
Eux sont tout entiers voués aux images, ou plutôt à l’image. Ils peuvent transformer n’importe quel mur en gouffre ou en cinémascope. Mais, on sait, en gros, ce qu’on va y voir, puisqu’on se place ou se déplace devant lui ou on le déplace devant nous.
Mais on n’a pas attendu l’invention des miroirs pour cela. Les murs de grottes, déjà, étaient des surfaces qui permettaient d’animer des visions. Ces visions, par contre, pour savoir d’où elles venaient, il fallait sans doute se lever de bonne heure. En tout cas, les grottes tendent à nous montrer que les hommes n’ont pas attendu le scanner pour savoir que c’est dans le crâne que naissent, se forment ou aboutissent les images.
Grotte et crâne, voilà des réceptacles à images qui existent encore aujourd’hui. Nous leur avons inventé des cousins par millions que nous appelons cinémas. Aussitôt éteint, ça s’allume. Aussitôt rallumé, ça s’éteint. Comme notre tête avec les rêves.
Plus petites, il y a aussi les boîtes noires qui ont hanté nos maisons. Elles se sont aplaties comme des soles limandes au point de se confondre à nouveau avec les murs. Ce sont aussi des lieux d’images. Enfin pas des lieux, car les images qu’elles émettent, ces boîtes, ou qu’ils émettent, ces écrans, ne se trouvent pas dans un lieu. Elles circulent, sous forme d’ondes, à travers le ciel, les nuages, les océans, les villes, les murs, les verres de lunettes, jusqu’à nos yeux. Elles traversent l’espace et le temps, les murs et les paupières, parce que quand elles voyagent, elle sont en quelque sorte invisibles, comme des virus qu’on attrape sans savoir comment et qu’on ne « voit » que quand ils se manifestent en nous, à travers diverses manifestations physiologiques.
Au fond, il y a des images partout, même et surtout là où l’on n’en voit pas, là où l’on ne les attend pas. Par exemple, en haut des immeubles dans les mégapoles. Mais à y regarder de près il n’y a parfois même pas d’écran, juste des lignes de leds qui, quand on les allument, se mettent à produire des images.
Sur un grain de riz, on peut mettre une image, ou en trouver une. Elle n’est pas équivalente à l’image du grain de riz lui-même, évidemment. Sur les lunettes aussi, on en trouve, qui n’ont rien à voir avec celles qui traversent les lunettes. Mais aussi sur le chemin, à chaque pas, il y a des images qui se forment, en nous, et sans lesquelles nous ne pourrions pas nous orienter.
Non, décidément, si l’on cherche des images ou de l’image, il n’y a que ça, partout, à tout instant. Le monde est image, un faisceau permanent d’images que nous composons décomposons, recomposons au gré de nos humeurs et autres élucubrations.
Alors quoi ? Disons qu’il y aurait finalement trois sortes d’images qui se distingueraient moins par leurs supports que par leur position dans le réseau fonctionnel d’émission-réception qui fait qu’il y a image.
1. Il y a les images qui sont émises par tout ce qui existe en tant que corps exposé à la lumière. Elles supposent, pour exister, un récepteur. Agencement de fonctions liées au vivant, appareil simple ou complexe, ou mixte des deux, un récepteur produit ses propres images à partir des autres images ou si l’on veut des images des autres.
2. Il y a les images qui ne semblent émises par personne et qui errent, ne reposant nulle part, semblant ne jamais devoir faire autre chose que de passer. Ces images sont des projections, mais il est souvent difficile de dire de qui ou de quoi elles le sont réellement.
3. Il y a les images qui restent, dans un lieu comme dans la mémoire. Leur consistance diffère à cause de la matérialité des supports mais aussi parce qu’elles nous renvoient très vite au premier point, puis au deuxième et ainsi de suite.
Il y a donc image à différents niveaux ou, si l’on préfère, il y a différents niveaux de l’image, mais rien qui ne tienne vraiment. Même fixe, l’image ne cesse de circuler, de filer à toute allure, de nourrir le grand cinémascope de la vie, mais pas comme point fixe, comme élément porteur de variations et soumis à celles-ci.
Image changeante, produite par ce qui existe, image incernable qui danse dans le cerveau du rêve ou sur les écrans du monde, image figée sur un support, il n’y a image que là où est en marche un processus complexe de circulation.
Nous avons eu tendance, pas nous ici, mais nous humanité, depuis que nous « pensons » l’image, à en faire le support de nos peurs. L’image, si elle fait peur, ce n’est pas à cause de ce qu’elle peut véhiculer, mais parce qu’elle est, par essence pourrait-on dire avec un sourire, du côté du non-être ou du quasi-être. Rien en elle n’est fixe. Mais est-ce qu’il n’en va pas ainsi parce que rien dans le dispositif de la perception ne l’est, fixe !
L’image est en quelque sorte le contraire de ce qui a été théorisé précisément comme « théorie », c’est-à-dire comme ce qui est digne d’être regardé, contemplé, et qui a constitué jusqu’à aujourd’hui la mesure de toutes choses, car elle n’est regardable qu’à certaines conditions. Et aucune de ces conditions ne répond totalement à ce que l’on attend, ou plus exactement au programme que l’on a assigné à la connaissance, produire des données fiables, c’est-à-dire en gros immuables ou en tout cas que l’on peut prévoir et dont on peut contrôler les transformations et ainsi répondre aux attentes supposées de l’esprit, telles qu’elles ont été définies par la pensée platonicienne.
L’image n’existe pas, a-t-on pu dire, ici, il y a déjà longtemps. Ce n’est pas pour nier l’évidence, mais au sens où le singulier ne lui sied pas, à l’image. Il faudrait donc plutôt que de parler d’image, parler de l’image ou des images. Car les images, comment le nier ou l’oublier, non seulement on en parle, mais elles font parler. Elles sont reliées, par des chemins qu’il va falloir précisément tenter de repérer, à la grande machine de narratisation qui nous hante comme nous hantent les fantômes des ancêtres ou des souvenirs inaccessibles et pourtant agissants.
De toutes les fonctions qui composent la conscience, l’image en active une plus que les autres, la reconnaissance. Si reconnaître, c’est faire exister quelque chose dans un espace virtuel, alors les images le font avec une efficacité qui peut sembler supérieure à celles des mots. En fait tout l’enjeu est là et reste accroché à cela, à cette distinction entre mots et images, et à la présentation de leurs relations à tel ou tel moment de l’histoire des hommes et de l’histoire de la pensée. On pourrait dire, en ironisant un peu, qu’un des enjeux d’une nouvelle définition de l’image ou plus exactement d’une approche renouvelée des fonctions de l’image ou des images, passerait pas la mise ne place de nouvelles métaphores. Comme on va le voir, c’est sensiblement plus complexe que ça en a l’air.
Disons, pour l’instant que l’image est une eau qui coule et qui, s’écoulant de partout, collerait à même la peau des choses. Une peau à la fois sensible et faite de quelque chose qu’on ne pourrait pas retenir. C’est pourquoi l’image ne devrait guère être dite au singulier mais bien au pluriel.
Si l’on veut les distinguer, il faudrait dire que l’image est « images », au pluriel donc, alors que « l’image » au singulier est, théoriquement et techniquement, le but que se propose implicitement ou explicitement la conscience comme dispositif de capture. L’image au singulier est alors un autre nom du concept. C’est la réponse à un appel que la conscience croit entendre en elle-même, ou se lance à elle-même afin de retenir ou fixer des éléments du flux dans des représentations « fixes », susceptibles d’être réutilisées, de devenir connaissance. L’image devient ainsi un vecteur d’orientation pour la pensée.
Rapportée aux mots qui permettent de la dire, l’image apparaît comme le fruit de l’extraction mentale, de ce « geste » de la conscience qui arrache et expose au flux de la conscience un moment de ce flux, la renvoyant alors, inévitablement au flux des mots qui la portent, la traversent et la prolongent.
III. Vérité, mensonge, un certain partage du pouvoir
Aujourd’hui, c’est à des images d’un genre particulier qu’il va falloir nous confronter, celles qui sont à la fois matérielles et mentales, construites et hasardeuses, produites par la pensée et reproduites par les appareils et qui sont à la fois la forme de nos opinions, de nos croyances et de nos peurs et le moteur qui les fait croître ou diminuer. C’est aux images en tant qu’elles sont des éléments agissants dans la société qu’il va nous falloir faire face. Il y a là un enjeu majeur, qui va nous permettre de prolonger nos réflexions. Nous avons à la fois approché l’image dans sa dimension iconique et à travers les divers aspects qui la constituent tant matériellement et techniquement que psychiquement et mentalement. Le moment semble venu de prendre en compte le fait que toutes les images sont parties prenantes des champs sociaux dans lesquels elles se manifestent et donc de les appréhender dans leur dimension heuristique.
Les images, nous ne le savons que trop, jouent un rôle majeur dans l’espace social et dans le champ politique au sens large du terme, c’est-à-dire dans le jeu de nos croyances, de nos connaissances et de nos motivations. D’entrée, il apparaît que l’image, ici, ne peut être réduite à sa matérialité et doit être pensée comme élément dynamique. Mais de quelles images s’agit-il ? Ou plus exactement de quel régime de l’image s’agit-il ?
C’est ce que le texte d’Hannah Arendt, Vérité et politique, un texte de 1967 publié en France dans le recueil La crise de la culture, va nous permettre d’approcher.
Remarquons d’entrée de jeu que le terme d’image n’apparaît dans ce texte d’une quarantaine de pages, que dans le dernier quart. Sans être le véritable sujet du texte, qui tente de nous dire ce qu’il en est des relations qu’entretiennent dans notre culture, la vérité d’une part et « la » politique d’autre part, au sens concret de celle dans laquelle on s’engage pour la faire, l’ensemble des actions humaines qui visent à agir sur les choses pour les transformer, que ce soit ou non en fonction d’un projet, l’image est le nom d’un opérateur majeur dans la mise en place d’un nouveau paradigme.
« Nous devons maintenant tourner notre attention vers le phénomène relativement récent de la manipulation de masse du fait et de l’opinion tel qu’il est devenu évident dans la réécriture de l’histoire, dans la fabrication d’images, et dans la politique des gouvernements. » (op. cit., p. 321).
Avant d’en revenir à l’image ou aux images, il nous fait revenir sur les questions qui portent ce texte.
Les relations entre vérité et politique y sont abordées à partir de la relation conflictuelle, mais inévitable, qui existe entre vérité et mensonge.
Il ne peut en aller autrement puisque le fonctionnement même de la conscience suppose cette possibilité fondamentale qui découle de la théorie de l’esprit, non seulement d’imiter et donc de pouvoir tromper autrui, mais aussi, puisqu’il nous est possible de penser une chose et d’en énoncer une autre, de nous tromper nous-mêmes, et donc, pourrait-on dire, de le faire « volontairement ». (op. cit., p.312).
En fait le terme d’image apparaît dès les premières pages du texte, à un moment où Hannah Arendt évoque le mythe de la caverne de Platon, mais moins pour évoquer la dimension possiblement trompeuse des images et bien plus cette différence entre deux types de mode de vie, entre deux types de rapport au monde. Il y a d’une part ceux qui prétendent agir sur le monde, en vue de le changer et le font à partir de l’échange d’opinions dans l’arène politique, c’est-à-dire en public, au milieu et avec d’autres semblables, et d’autre part ceux qui tentent de faire « ce qu’Hérodote fut le premier à entreprendre consciemment - à savoir, legein ta eonta, dire ce qui est. Aucune permanence, aucune persistance dans l’être ne peut même être imaginée sans l’existence d’hommes voulant témoigner de ce qui est et leur apparaît parce que cela est. » (op. cit., p. 292).
Mais les uns et les autres ne font pas bon ménage, les citoyens, n’aiment guère ces diseurs de vérité et « s’il leur était possible de mettre la main sur un tel homme […] ils le tueraient » dit Platon à la fin de l’allégorie de la caverne. (op. cit., p. 292).
Ainsi, c’est dans une manière de vivre qu’Hannah Arendt fait consister la différence fondamentale et fondatrice qui sépare et relie le domaine public du partage des opinions, du domaine sensiblement plus solitaire de l’examen et de l’établissement de ce qui peut être considéré comme vrai ou comme véridique. Ce n’est pas tant de risquer sa vie qui motive le diseur de vérité que le fait de tendre, non seulement dans ses énoncés mais dans sa vie même vers cette vérité. Il tend non seulement à montrer qu’il y a pour lui quelque chose comme des valeurs, mais quelque chose qui mérite qu’on lui consacre sa vie et de cela il témoigne par sa vie même.
Cependant, cette vérité semble, on le sait, impuissante depuis toujours face à la violence que les tenants de l’opinion dominante peuvent exercer contre elle en tant que vérité si elle dérange leurs plans et contre celui ou ceux qui les déterminent et les énoncent, sachant que ces vérités ne sont pas des opinions mais des choses qui sont plus durables voire même « éternelles » au sens où sont éternelles les théorèmes d’Euclide par exemple.
La question que pose Hannah Arendt est donc la suivante :
« Est-il de l’essence même de la vérité d’être impuissante et de l’essence même du pouvoir d’être trompeur ? Et quelle espèce de réalité possède-t-elle, si elle est sans pouvoir dans le domaine public, lequel, plus qu’aucune autre sphère de la vie humaine, garantit la réalité de l’existence aux hommes qui naissent et meurent — c’est-à-dire à des êtres qui savent qu’ils ont surgi du non-être et qu’ils y retournent après un court moment ? Finalement la vérité impuissante n’est-elle pas aussi méprisable que le pouvoir insoucieux de la vérité ? » (op. cit., p. 290).
Nous connaissons tous cette question qui est sans doute l’une des plus célèbres rengaines de l’histoire de la pensée, et néanmoins l’un des problèmes qui nous taraude de la manière la plus insistante. Ce qui rend ce problème d’une acuité constante, c’est qu’il y a, au moins depuis Leibniz, deux types de vérité, les vérités de raison et les vérités de fait. S’appuyant sur cette distinction, qu’elle choisit de ne pas mettre en question dans ce texte, Hannah Arendt va déployer et croiser les deux aspects les plus essentiels qui se nouent autour de cette question.
D’une part, elle note que certaines vérités de type philosophique se soutiennent du mode de vie même de ceux qui les énoncent et que ce mode de vie est lié au lien existant entre ces vérités et les vérités rationnelles qui relèvent ou manifestent leur lien avec une forme d’éternité.
En effet, le mode du vie du philosophe n’est pas celui du citoyen :
« Aux opinions toujours changeantes du citoyen sur les affaires humaines,, qui sont elles-mêmes dans un état de flux constant, le philosophe opposa la vérité sur les choses qui sont dans leur nature même éternelles et d’où par conséquent l’on peut dériver des principes pour stabiliser les affaires humaines. » (op. cit., p. 296).
D’autre part, elle constate que, plongée dans la discussion commune, toute vérité semble soluble non pas tant dans le mensonge, que dans l’opinion. Sauf ces vérités qu’elle nomme les vérités de fait, ou si l’on veut les vérités liées à des faits avérés historiquement, les vérités rationnelles pouvant, jusqu’à un certain point, être discutées par l’opinion.
Ces vérités de fait semblaient devoir constituer une sorte de fond commun, non en tant que telles mais en tant que fondant une catégorie sur laquelle il n’était pas envisageable de revenir.
Si l’on s’en réfère à « l’éternité », la distinction entre vérités rationnelles, les théorèmes d’Euclide par exemple, et les vérités de fait, par exemple que « dans la nuit du 4 août 1914 les troupes allemandes franchirent la frontière belge » (op. cit., p. 304) pouvait apparaître aussi comme peu fondée, les unes comme les autres étant en quelque sorte démontrables ou prouvables et susceptibles d’une reconnaissance sans partage.
Or, il n’en est rien. L’idée la plus raisonnable concernant les vérités rationnelles consisterait à dire qu’elles sont acceptées par tous et permettent de constituer le terrain d’accord entre les humains en vue du déploiement de leur avenir commun. Et ce n’est pas le cas, on le sait. Il suffit de mentionner l’existence des créationnistes aujourd’hui. Ce qui s’oppose, à la vérité rationnelle, comme à la vérité de fait, ce n’est donc pas l’erreur, ni le mensonge, mais l’opinion.
Au-delà de la question d’un droit qui autorise ou non l’expression de toutes les opinions, l’opinion a été théorisée dès la Grèce antique comme ce qui constitue la base de tout pouvoir politique.
On a pu croire à l’époque des Lumières que le temps était venu d’une sorte de fusion entre ces « deux facultés contraires, “le raisonnement solide” et “l’éloquence puissante”, la première étant fondée sur des principes de vérité, l’autre sur des opinions et sur les passions et les intérêts humains qui sont différents et variables » (op. cit., p. 297).
La suite a prouvé que rien de tel n’avait eu lieu qui aurait été de l’ordre d’une inscription dans la mémoire ou dans le cortex des hommes de cette « avancée » ou de ce « progrès ».
L’ancien antagonisme est à peine gommé qu’il resurgit, là même où l’on aurait pu croire qu’il avait été radicalement aboli, en France par exemple, par la révolution.
Car c’est dans le jeu entre les facultés humaines que ce conflit persiste, et ces facultés n’ont pas, loin s’en faut, fusionné. Bien au contraire, le débat public, devenu norme dans la conduite des affaires de l’état et du peuple, a plutôt eu l’effet inverse.
C’est l’opinion qui est revenue en force, et plus qu’en force, en maîtresse du domaine pourrait-on dire. C’est elle qui a pris le pouvoir, mais à un degré tel, que ce pouvoir qu’elle a toujours eu dans la direction des affaires humaines, va s’étendre sur le contrôle des affaires dans lesquelles régnait la vérité.
Le conflit n’a donc pas disparu, il a changé et de modalité et d’échelle.
Une double cause détermine ce phénomène qui, si l’on s’en tient encore une fois à une sorte de logique des apparences, ne devrait pas exister. Nous devrions tous reconnaître les lois de la physique et de la biologie, être einsteiniens et darwiniens, pour le moins, mais nous ne le sommes pas. Ou si nous le sommes, nous le sommes individuellement. Dans le débat public, ces « vérités » se transforment immédiatement en opinions et peuvent être plongées dans la grande marmite qui mélange tout et n’importe quoi et compare tout et n’importe quoi, sans souci aucun d’une quelconque recherche de vérité.
La raison fait face ici à ce qui advient d’elle quand elle est partagée entre tous dans le débat public. Car les hommes savent aussi que la raison est faillible et qu’elle a besoin du débat public pour être énoncée et partagée. Simplement les règles ne sont pas les mêmes qui gouvernent les débats entre scientifiques et les débats entre citoyens.
Dans un cas, c’est la vérité qui reste le critère et elle est encadrée par des protocoles nombreux et contraignants. Dans l’autre, c’est la puissance de conviction qui l’emporte. Et dans ce cas, la vérité n’a plus de rôle à jouer, sinon d’éclairer des gens qui ne veulent pas l’être, pas par elle en tout cas.
Dans tout cela, pensez-vous, il n’y a rien que vous ne sachiez déjà. C’est exact. Mais ce rappel était nécessaire pour marquer le changement qui s’opère finalement depuis à peine un siècle, sous nos yeux donc, dans nos vies et qui concerne les relations que la politique entretient non seulement avec les vérités rationnelles mais avec les vérités de fait.
IV. Glissement de terrain et perte des repères
Dans le monde d’hier pour reprendre l’expression de Stefan Zweig les choses fonctionnaient donc ainsi.
Il y avait bien une tension entre philosophe et citoyen ou philosophe et homme politique, mais ils habitaient le même monde. La capacité de mensonge des hommes politiques se concentrait, en quelque sorte, sur les choses de ce monde. La politique se servait bien de l’église pour gouverner les âmes, mais elle ne prétendait pas intervenir sur les vérités et si elle y risquait, sa puissance de déformation de la réalité restait absolument limitée. Les réemplois de stèles ou le changement de noms sur des statues n’a jamais permis d’effacer complètement de l’histoire ceux qui étaient visés.
Les vérités de fait étaient quant à elles plus respectées que les vérités rationnelles et encore une fois si le mensonge pouvait être reconnu comme nécessaire au fait de gouverner, s’il avait été théorisé par Botero, Machiavel et Guichardin entre la fin du XVe et le début du XVIIe siècle, il n’en restait pas moins, d’une importance moindre face à la vérité que l’erreur ou l’ignorance.
Le savant ou le philosophe et le politique ou le citoyen vivaient dans le même monde et s’opposaient moins sur le fond de leurs valeurs communes que dans un combat reconnaissant à chacun sa place et sa fonction.
Quelque chose a lieu au cours du XXe siècle qui modifie radicalement la donne.
Le statut de l’opinion mute. De partage collectif d’opinions individuelles pouvant être en effet manipulées par les meilleurs orateurs et affectées par des mensonges, elle devient, en relation avec les médias de masse, une sorte de machine à produire des assertions en tout genre. Ces assertions et ceux qui le formulent découvrent qu’elles peuvent non seulement se suffire à elles-mêmes et se délier de tout lien avec une quelconque forme de vérité, ce qui a toujours été le cas, mais qu’elles peuvent permettre de nier, d’effacer, d’abolir des vérités de fait.
L’enjeu est d’importance.
C’est d’une part le statut de l’individu qui se trouve balayé et avec lui, la relation entre individu, mode de vie et preuve qui s’efface, et d’autre part le statut même du dicible et du visible qui se trouve remis en cause.
Hannah Arendt le précise avec vigueur. Ce qui s’efface, c’est la nécessité de convaincre qui est remplacée par une possibilité nouvelle de tromper. Ce n’est plus pas une conjonction entre manque de connaissance et fascination pour un orateur que l’on est trompé, c’est par l’impossibilité devenue concrète et réelle d’accéder à des vérités de fait, à la fois parce qu’elles sont cachée, c’est le mensonge lié au secret traditionnel, mais parce qu’elles sont effacées, gommées, éradiquées, rendues tout simplement inaccessibles, parce qu’elles sont littéralement interdites. Tout débat, dans la mesure même où il ne porte plus sur des vérités et en particulier sur des vérités de fait, porte donc sur des entités verbales ou visuelles qui ne relèvent d’aucune forme de vérité, mais d’une forme tout à fait singulière de « fictionnalité ».
Au-delà du fait que « le soupçon naît qu’il est peut-être de la nature du domaine politique de nier ou de pervertir toute espèce de vérité » (op. cit., p. 302), c’est quelque chose de plus essentiel qui est remis en cause. « Les faits que j’ai en vue sont connus du public, et pourtant ce même public qui les connaît peut avec succès et souvent spontanément en interdire la discussion publique et les traiter comme s’ils étaient ce qu’ils ne sont pas – à savoir des secrets. » (op. cit., p. 300).
De quoi parle Hannah Arendt ? de rien d’autre que du fait que par exemple « (même dans l’Allemagne hitlérienne et la Russie stalinienne, il était plus dangereux de parler des camps de concentration et d’extermination dont l’existence n’était pas un secret, que d’avoir et d’exprimer des vues hérétiques sur l’antisémitisme, le racisme ou le communisme) » (op. cit., p. 301).
C’est ce devenir fictif, mais pas au sens littéraire de fictionnel, au sens concret de « n’ayant pas d’existence légale, dicible, exprimable, visible » qui constitue le cœur de notre propos et le centre de la question du statut ou plus exactement de la fonction des images aujourd’hui, de leur fonction métapolitique si l’on veut.
Hannah Arendt précise :
« La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les fais eux-mêmes qui font l’objet du débat. » (op. cit., p. 303).
V. Un certain devenir fictif
Ce devenir fictif non pas du réel en tant que tel, mais des faits et des vérités de fait comme fondement du débat politique et donc comme terrain commun aux hommes, ce devenir fictif se produit au croisement de deux phénomènes.
Le premier est la puissance propre de la vérité, celle des vérités rationnelles comme des vérités de fait, à savoir leur puissance de coercition ou le caractère despotique de la vérité comme le dit Hannah Arendt.
En effet, on doit se soumettre à la vérité ou à une vérité, non par un impératif moral, mais parce que la reconnaître, c’est l’accepter. Cette puissance propre est en fait celle à laquelle précisément, en tant qu’homme, en général, on peut chercher à échapper. La liberté est non pas à ce prix mais à cette condition que l’on puisse en effet échapper à une contrainte, fut-ce celle de la vérité. Cela restait quelque chose certes de déterminant, mais qui n’avait pas d’impact sur la perception commune de la réalité.
Ce qui se produit avec les pouvoirs tyranniques se produit avec ceux qui leur succèdent et que nous nommons, faute de leur avoir trouvé un nom qui leur convienne réellement, démocratiques, mais d’une autre manière. Dans les régimes démocratiques cette soumission à la vérité a été posée en quelque sorte comme étant légitimement insupportable ou si l’on préfère comme pouvant être remise en question dans son fondement même parce que coercitive, ou si l’on veut portant atteinte à la liberté.
« Quand on la considère du point de vue de la politique, la vérité a un caractère despotique. Elle est donc haïe des tyrans, qui craignent à juste titre la concurrence d’une force coercitive qu’ils ne peuvent monopoliser, et elle jouit d’un statut plutôt précaire aux yeux des gouvernements qui reposent sur le consensus et qui abhorrent la coercition. » (op. cit., pp. 306-307).
La puissance de l’opinion change donc de statut dans un système de masses et de mass médias. Il y a d’une part le fait de mettre quelque chose sur la place publique et de le discuter qui le transforme en opinion. Mais cette transformation est aussi une transmutation, celle d’une vérité par le jeu de la libre discussion non seulement en opinion, mais en quelque chose de fictif, un fictif qui relève de la catégorie du mensonge et non de la fiction.
Comment s’opère cette transmutation à laquelle nous participons de manière active et qui a lieu non seulement sous nos yeux mais avec notre assentiment ?
Cette transmutation s’opère à partir d’un double phénomène, de désinhibition vis-à-vis de la puissance contraignante de la vérité et de conversion d’un événement réel, d’un fait ou d’une vérité de fait en non événement.
Ce principe de conversion ne tombe pas du ciel. Il existe dans les faits, dans les pratiques humaines, il est même lié à l’exigence la plus haute du point de vue du philosophe. Cette exigence consiste à témoigner de ses idées par ses actes, par son comportement, bref faire de sa vie une sorte de preuve irréfutable de la prégnance de ses convictions et donc à lui conférer une telle puissance aux yeux des autres, au moins potentiellement. C’est ce qui est en jeu en particulier avec Socrate dont la formule éthique, « il vaut mieux subir le mal que faire le mal » concerne à la fois la conduite humaine et a des implications politiques.
Cette puissance éthique des actes transforme une vérité philosophique discutable en vérité de fait. Cette vie devient de part en part témoignage. C’est ce qui fait de Socrate une figure si essentielle et qui a été, à l’instar d’autres par la suite, comme celle du Christ par exemple, largement imitée.
Si de son vivant ses thèses ont été largement discutées, il n’a pas souvent convaincu au moyen de ses arguments. Mais il fait de sa vie un moyen de persuasion radical en ceci qu’il « a joué sa vie sur cette vérité, pour donner l’exemple, non lorsqu’il a comparu devant le tribunal athénien, mais lorsqu’il a refusé d’échapper à la sentence de mort », comme le rappelle Hannah Arendt, qui ajoute, « cet enseignement par l’exemple est, en fait, la seule forme de “ persuasion ” dont la vérité philosophique soit capable sans perversion ni altération. » (op. cit., p. 315).
V. Image et mensonge, une nouvelle donne
La quatrième partie du texte d’Hannah Arendt, qui va nous occuper maintenant, met en place un renversement radical ou plus exactement une sorte de glissement de terrain qui emporte tout sur son passage, mais avec cette particularité que ce qui a été emporté se retrouve à la même place et que rien ne semble avoir changé. Les mêmes conditions d’exercice de la pensée ou de l’action politique vont aboutir à des résultats absolument différents, et en fait opposés à ceux auxquels ils conduisaient jusqu’ici.
Le point autour duquel Hannah Arendt fait tourner cette question est le rapport entre le statut de l’agir ou de l’action, de l’action politique qui a nécessairement en vue de changer le monde, et de l’agir théorique qui n’est pas action mais suppose un retrait par rapport au flux des choses en vue de déterminer les principes qui gouvernent leur apparition.
Jusqu’au XXe siècle, en gros, le partage du terrain quoique fluctuant, ne permettait pas de conclure à la victoire de l’action politique sur la quête de la vérité puisque des deux côtés on respectait malgré tout les vérités rationnelles comme les vérités de fait.
Pour le dire autrement, la puissance de transformation de la réalité par le mensonge restait toujours relative, dans la mesure même où il était impensable, littéralement impensable d’envisager quelque chose comme l’abolition pure et simple de la vérité de fait ou des faits. On pouvait les interpréter, les tordre, les minimiser, tenter de les recouvrir ou de les faire oublier, mais à travers les faits quelque chose d’indépassable n’a jamais cessé d’insister.
« Le signe le plus sûr de la faculté des faits et des événements est précisément cet être-là obstiné, dont la contingence intrinsèque défie en fin de compte toutes les tentatives d’explication définitive. Les images au contraire, peuvent toujours être expliquées et rendues plausibles — ce qui leur donne leur avantage du moment sur la vérité de fait — mais elles ne peuvent jamais rivaliser en stabilité avec ce qui est, simplement parce qu’il se trouve qu’il est ainsi et non autrement. C’est la raison pour laquelle le mensonge cohérent, métaphoriquement parlant, dérobe le sol sous nos pieds, sans fournir d’autre sol sur lequel se tenir. […] L’expérience du mouvement tremblant et d’un vacillement de tout ce sur quoi nous faisons fond pour notre sens de l’orientation et de la réalité compte au nombre des expériences les plus communes et les plus vives des hommes sous la domination totalitaire. » (op. cit., pp. 328-329).
Je vous laisse le soin de déterminer, ici, si notre mode de vie actuel est pris ou non dans les rets d’une forme de gouvernance totalitaire. Il me semble que nous pourrons revenir sur cette question plus tard, vers la fin de cette série d’études et qu’il nous faut pour l’instant tenter de présenter des éléments au sujet du statut et de la fonction des images dans ce glissement de terrain majeur dans lequel nos sommes emportés.
Quelque chose d’inédit vient donc se glisser entre ces deux plans, entre ces deux « modèles », entre ces deux manières de penser et de se situer par rapport à la réalité, celle qui s’appuie sur l’expérience directe et sur les vérités de fait et celle qui s’appuie sur le mensonge. Cette chose inédite n’est autre qu’une chose très connue, le mensonge. Le mensonge est connu dans ses relations avec le secret, et la direction des affaires politiques. Le XXe siècle a inventé un nouveau type de mensonge qui ne va plus tenter, pour des visées politiques, de cacher, masquer, ou détruire même des preuves, car là où il y a preuve, il y a en quelque sorte les supportant, des faits, mais qui va être en mesure de falsifier les faits eux-mêmes. Ainsi, l’absence du nom de Trotsky dans une histoire stalinienne de la révolution bolchevique est plus qu’une réécriture de l’histoire, c’est aussi l’énonciation d’un arrêt de mort.
Ce mensonge d’un nouveau genre dépasse à la fois quantitativement et qualitativement toutes les formes de mensonges qui ont précédé ces temps modernes. Il faut, pour que ce renversement soit possible, ou pour que cette extension maximale du mensonge à l’ensemble de la réalité soit effective et pensable, un double changement concomitant.
Le mensonge doit changer de statut non seulement pour les individus, mais « en » eux, et le mensonge doit pouvoir atteindre à une puissance technique ou concrète nouvelle qui précisément lui assure une forme de domination sans partage.
C’est là que l’image entre en jeu. Elle est l’opérateur majeur de cette double mutation, à la fois dans sa forme concrète celle des images, et dans sa forme abstraite celle de l’image.
Mais l’image n’est responsable ou coupable de rien. Ce qui rend possible ce changement de statut du mensonge, c’est précisément une donne factuelle, liée à ce que Hannah Arendt nomme l’action.
On se souvient de la différence entre philosophe et homme politique. Celui-ci est en effet porté à l’action et par l’action, mais il le fait à partir des faits car il sait aussi qu’agir c’est précisément donner lieu à des actes, à des faits.
Un double glissement s’opère qui va permettre à la fois aux vérités de fait d’être niées et étant niées d’être remplacées par des éléments, des fragments d’histoire recomposés, et à l’action de passer du domaine politique à celui qui habituellement est réservé aux diseurs de vérité.
Il est relativement simple jusqu’à un certain point, en tout cas pour nous aujourd’hui de constater l’existence de cette réécriture permanente de l’histoire au moment même où les événements ont lieu, il est plus difficile de comprendre en quoi cela est concomitant d’une mutation psychique à la fois individuelle et généralisée.
En fait, cette mutation se fait en parallèle dans la figure du menteur et dans le statut des faits ou des événements.
Dans le monde d’hier, celui qui réécrivait le monde le faisait en quelque sorte après coup, et il ne pouvait en rien attenter à la factualité du fait ou très peu, et seulement à ses diverses présentations, aux différentes formes d’histoires auxquelles ces faits avaient pu donner lieu.
Aujourd’hui, dans un monde qui accepte comme un principe absolu la possibilité de transformer n’importe quel énoncé en opinion, même une vérité de fait peut être prise dans le grand broyeur qui en fait quelque chose qui a pu ou aurait pu NE PAS exister ou exister autrement. Ce devenir opinion de tout est le premier pas de cette mutation.
Le second tient en cette faculté humaine qui si elle rend possible le fait de tromper rend aussi possible le fait d’être trompé. Mais ce qui caractérise le trompeur, le menteur, y compris dans le champ de la raison d’état, c’est qu’il sache lui qu’il mente, car le contrôle sur le mensonge qu’il instaure ou profère est en quelque sorte le moyen par lequel il assure son pouvoir.
Quelque chose de nouveau se produit à l’époque moderne. Le menteur est en quelque sorte obligé de croire à son mensonge ou si l’on veut, il doit accepter de finir par se mentir à lui-même s’il veut que son mensonge accède à l’efficacité qu’il vise. Il doit entrer dans la logique du mensonge comme on entre en religion et ne plus revenir en arrière, sous peine de voir non pas tant son mensonge dévoilé que de faire s’écrouler la totalité du réel tel qu’il est présenté et tel qu’il a réussi à le faire exister.
Le menteur est de facto du côté du politique car en changeant les faits, en les racontant autrement, en mentant, il agit sur la réalité. Il la modifie et la transforme concrètement, ce qui n’est pas le cas du diseur de vérité qui lui, même quand il ment ne le fait que dans le cadre de la connaissance et n’agit pas directement sur le monde.
C’est ce glissement de la possibilité contenue dans la conscience de mentir et de se mentir, associée à l’effacement de la limite entre mensonge lié à la connaissance et mensonge comme action sur le monde, que se joue la possibilité de mettre en place des groupes agissant sur la société capables de réécrire l’histoire au moment même où elle se fait et plus encore d’écrire une autre histoire que celle des faits, et donc de remplacer la réalité par une autre réalité entièrement fictive.
Il faut ici souligner la grande acuité du jugement d’Hannah Arendt en citant un long passage de ce texte :
« Nous devons maintenant tourner notre attention vers le phénomène relativement récent de la manipulation de masse du fait et de l’opinion tel qu’il est devenu évident dans la réécriture de l’histoire, dans la fabrication d’images et dans la politique des gouvernements. Le mensonge politique traditionnel, si manifeste dans l’histoire de la diplomatie et de l’habileté politique portait d’ordinaire sur des secrets authentiques — des données qui n’avaient jamais été rendues publiques – ou bien sur des intentions qui, de toute façon, ne possèdent pas le même degré de certitude que des faits accomplis. […] À l’opposé les mensonges politiques modernes traitent efficacement de choses qui ne sont aucunement des secrets mais sont connues de pratiquement tout le monde. Cela est évident dans le cas de la réécriture de l’histoire contemporaine sous les yeux de ceux qui en ont été les témoins, mais c’est également vrai dans la fabrication d’images de toutes sortes, où, de nouveau, tout fait connu et établi peut être nié ou négligé s’il est susceptible de porter atteinte à l’image ; car une image, à la différence d’un portrait à l’ancienne mode n’est pas censée flatter la réalité mais offrir d’elle un substitut complet. Et ce média, est , bien sûr, beaucoup plus en vue que ne le fut jamais l’original. […] Le mensonge organisé tend toujours à détruire tout ce qu’il a décidé de nier, bien que seuls les gouvernements totalitaires aient consciemment adopté le mensonge comme premier pas vers le meurtre. […] En d’autres termes, la différence entre le mensonge traditionnel et le mensonge moderne revient le plus souvent à la différence entre cacher et détruire. » (op. cit., pp. 320-322).
Ce qui nous importe ici c’est de relever qu’il y a un double sens ou une double fonction des images et de l’image dans ce passage.
La première est à entendre dans le sens global, me semble-t-il, des images matérielles, celles de la photographie, celles qui sont reproduites dans la presse, celles qui prennent la forme de films, bref, celles qui sont reproductibles, sans doute au sens de Walter Benjamin, encore que comme nous le verrons, il se peut qu’elle prenne une sorte de distance avec sa thèse.
La seconde forme d’image, qu’elle nomme l’image, est une forme symbolique de l’image, une forme sacrale pour ne pas dire sacralisée de l’image.
Et ce qui apparaît, c’est que cette forme sacralisée n’est plus à relier à un original mais à elle-même en tant qu’auto-produite. Sur cette autonomie supposée, Hannah Arendt n’est pas dupe. Elle ne cesse de dire que ce déploiement massif d’images dans le monde de l’opinion de masse est mis en place par des groupes d’intérêts qui ont accès à la puissance de réécriture de l’histoire contenue dans le fonctionnement des images et qui en hommes d’action n’hésitent pas à agir.
Au lieu d’agir seulement dans la réalité, sur la réalité, de produire donc de nouveaux faits, ils agissent sur les faits en les transformant, d’une part en leur doublure, c’est-à-dire en images, mais dans un second temps en agissant sur les faits au moyen de cette doublure qui a pris la place des faits afin d’interdire aux faits de se manifester en tant que tels. Il y a donc un double processus de découpage et de réécriture de l’histoire jusques, et y compris, au moment même où elle se produit, et un phénomène de substitution des faits et de leur remplacement par une réalité seconde dont on peut dire que sa forme est de faire image. Cette image au carré pourrait-on dire est à la fois un fait, le fait que la peau du réel est recouverte sans reste, par une peau d’images, et une image au sens d’objet mental que l’on constitue pour appréhender cette réalité comme globalité, dans son ensemble donc, chose qui n’est pas possible sans abstraire et synthétiser.
Cette image au singulier est donc à la fois une image en tant que schème et en tant qu’objet mental sacré parce qu’il tient ensemble la réalité, il est à la fois ce qui fait tenir et la forme que prend cet être-ensemble des éléments composant la réalité.
Pour que cela marche, il faut donc, outre la capacité matérielle et technique de le faire, ce qui est rendu possible par la reproductibilité générale des images techniques, mais aussi que cela ait une chance d’être accepté par les spectateurs citoyens que nous sommes. Il faut que cela puisse être pris pour ce que ce n’est pas, et donc pour une vérité, et pas pour un mensonge ou du mensonge. Il faut donc que parallèlement, à la fois comme une condition et comme une conséquence, se produise dans les mentalités une mutation.
Hannah Arendt l’évoque ainsi :
« Pourquoi la tromperie de soi-même est-elle devenue un outil indispensable dans l’entreprise de la fabrication d’images et pourquoi devrait-ce être pire, pour le monde aussi bien que pour le menteur lui-même, s’il est trompé par ses propres mensonges, que s’il se borne à tromper les autres ? » (op. cit,. p. 323).
Afin de bien faire comprendre ce qu’elle vise, et donc de préciser clairement que ce qu’elle évoque ce sont les conditions modernes d’existence dans des pays dits « démocratiques » et plus seulement les totalitarismes soviétique et hitlérien, elle prend en ligne de mire la publicité. Elle semble le dire à mots couverts :
« Des images fabriquées pour la consommation domestique, à la différence de mensonges qui s’adressent à un adversaire étranger, peuvent devenir une réalité pour chacun et avant tout pour les fabricateurs d’images eux-mêmes. » (op. cit., p. 325).
Pourtant l’attaque est grave. Elle évoque bien la possibilité d’un mensonge complet et définitif.
Les images pour elles ont recouvert sans reste la réalité, elles en sont non seulement le masque ou la seconde peau, mais elles forment la réalité, la seule qui compte, celle dans laquelle il va falloir trouver son chemin, s’orienter.
Mais de quoi s’agit-il lorsqu’elle parle page 325 de cette image qu’il faut sauver à tout prix qu’il faut empêcher de déchirer ?
« L’effort principal du groupe trompé et des trompeurs eux-mêmes visera à la conservation intacte de l’image de propagande, et cette image est menacée moins par l’ennemi et les intérêts véritablement hostiles que par ceux qui, à l’intérieur du groupe lui-même, sont parvenus à échapper à son influence et s’obstinent à parler des faits et des événements qui ne s’accordent pas avec l’image. » (op. cit., p. 325).
Nous faisons à nouveau face à la puissance magique des images, puissance qui se trouve ici déployée dans toute son ampleur, si l’on veut bien accepter que l’image à la fois capture l’esprit de celui qui lui fait face et retient prisonnier le regard dans le monde particulier qu’elle fait exister.
Mais cette image au carré est véritablement présentée comme une sorte d’idole, d’élément sacré, même si les mots ne sont pas prononcés par Hannah Arendt.
Cette image au carré est quelque chose qu’il ne faut pas toucher sous peine de voir l’ordre même du monde s’écrouler. Ce que ces images ayant donné existence à une image nous contraignent à vivre une sorte de noli me tangere. Nous ne savons rien d’autre que cela : si nous portons atteinte à l’intégrité de l’image, c’est l’ensemble qui va s’effondrer. Cette situation est nouvelle et portée par une angoisse implicite, pourrait-on dire, ou par une connaissance implicite de la situation. Comme si entre les images et l’image se jouait la même scène qui se joue entre nous et nous dès lors que nous savons que nous avons accepté sinon de mentir du moins le mensonge comme étant notre nouvelle demeure.
Mais savons nous vraiment ce que nous acceptons ?
Hannah Arendt écrit :
« On a fréquemment remarqué que le résultat à long terme le plus sûr du lavage de cerveau est une genre particulier de cynisme – un refus absolu de croire en la vérité d’aucune chose, si bien établie que puisse être cette vérité. En d’autres termes, le résultat d’une substitution cohérente et totale de mensonges à la vérité de fait n’est pas que les mensonges seront maintenant acceptés comme vérité, ni que la vérité sera diffamée comme mensonge, mais que le sens par lequel nous nous orientons dans le monde réel — et la catégorie de la vérité relativement à la fausseté compte parmi les moyens mentaux à cette fin — se trouve détruit. » (op. cit., pp. 327-328).
Cette perte des repères est devenue depuis longtemps une sorte de leitmotiv de nos existences. Pourtant nous n’en avons pas complètement pris la mesure, nous qui avons vécu le 11/09/01.
Une fois de plus nous avons changé sinon d’époque du moins de dimension. Le mensonge qui était absolu est devenu intégral, et de processus de substitution des faits il est devenu un processus de production des faits, ou plus exactement des faits sont produits dont la fonction est de servir à produire des images qui elles-mêmes serviront à produire cette image au carré qui est le seul élément auquel finalement nous sommes autorisés à nous référer pour nous orienter dans la vie dans le monde. C’est cette image-là qui est notre guide, notre dieu.
Nous reviendrons plus en détail la prochaine fois sur ces images et cette image au carré et sur le nouveau statu des images et de l’image au moment où se produit donc une mutation qui nous fait passer de l’image comme reproductible techniquement à l’image comme virus ou comme clone.
« À la fin du 20e siècle, la métaphore du clonage, l’idée de produire la copie vivante d’une chose vivante, est venue supplanter la notion moderniste de “reproduction mécanique”. Le vieux modèle de la ligne d’assemblage reproduite mécaniquement (dont le paradigme est la photographie) s’est vu supplanté avec l’avènement d’une ère nouvelle que j’appelle l’âge de la reproduction “biocybernétique” née de la synthèse des biotechnologies et des sciences de l’information. Son symbole iconique est le clone. » (W.J.T. Mitchell, Cloning terror, Éditions des Prairies ordinaires, p. 37).
Nous irons voir dans les prochaines séances, d’une part du côté de l’histoire du mensonge de Jacques Derrida, texte à partir duquel il sera possible d’interroger les pratiques artistiques du XXe siècle à l’aune du partage entre vérité et action.
Puis nous suivrons W.J.T. Mitchell et tenterons d’affiner les analyses que nous avons déjà faites des images contemporaines, en approchant de plus près la spécificité non plus seulement de la vidéo mais des images numériques et des appareils qui permettent de les produire, de les transformer et de les diffuser.