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IX - Une lecture de Junkspace de Rem Koolhaas…
Prolégomènes à une esthétique de la post-histoire
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Les images sont sans aucun doute le vecteur privilégié permettant de mieux comprendre ce qui s’est produit au cours du XXe siècle et qui prend le nom de post-histoire. C’est un changement de paradigme, ou si l’on veut, c’est une mutation complète des bases sur lesquelles la pensée s’est établie depuis trois mille ans qui est en train de se produire sous nos yeux et avec nous, en nous.
Au terme de la sixième année de séminaire, il me semble que c’est le bon moment pour tenter une sorte de synthèse du travail effectué. La lecture de textes liés au statut des images ne doit pas cependant nous faire oublier la situation générale dans laquelle nous nous trouvons. Les images sont sans aucun doute le vecteur privilégié permettant de mieux comprendre ce qui s’est produit au cours du XXe siècle et qui prend le nom de post-histoire. C’est un changement de paradigme, ou si l’on veut, c’est une mutation complète des bases sur lesquelles la pensée s’est établie depuis trois mille ans qui est en train de se produire sous nos yeux et avec nous, en nous.
Je voudrais essayer ici de résumer à partir de quelques éléments essentiels ce qui caractérise cette mutation et tenter de proposer une sorte de programme de recherche pour l’an prochain. Nous avons déjà tenté de le faire en travaillant sur un livre qui n’avait guère à voir avec l’esthétique ou avec l’art, et qui était le livre de Günther Anders, Le temps de la fin.
Je voudrais cette fois reprendre cette méditation à partir du livre de Rem Koolhaas, Junkspace. Koolhaas est architecte, mais surtout un grand penseur de la mutation urbaine. Ce travail, il l’a initié avec son livre New York Délire et l’a prolongé à travers ses livres comme XXL. Junkspace rassemble trois textes parus entre 1995 et 2005 qui constituent la synthèse de sa vision de la mutation planétaire observée à partir et à travers le prisme de la big city.
Avant d’en venir à ces textes je voudrais refaire avec vous une traversée rapide du XXe siècle en prenant pour point de mire le statut de l’œuvre d’art et en le faisant à partir de l’articulation ou plutôt de la déchirure qui s’est produite au début du XXe siècle entre mots et images. C’est à suivre cette ligne brisée au long de laquelle s’établit cette déchirure qui désormais nous constitue que je voudrais m’employer aujourd’hui. Ensuite, j’aimerais dessiner les contours de la réflexion qu’il me semble important de mener l’an prochain.
I - Dessiner la déchirure
1 - Science et pornographie
En un raccourci violent formulé dans La Foire aux atrocités par le personnage de Traven, précurseur du Vaugham de Crash, J.G. Ballard écrit ceci : « Il faut bien comprendre que pour Traven la science constitue la pornographie ultime, une activité analytique dont le but primordial est d’isoler les objets ou les événements de leur contexte spatio-temporel. Cette obsession de l’activité spécifique des fonctions quantifiées, voilà ce que la science partage avec la pornographie. Comme nous sommes loin de Lautréamont qui unissait la machine à coudre et le parapluie sur une table de dissection, assimilant ainsi les génitoires du tapis avec la trame du cadavre. » (p. 66, Éditions Tristram)
Ce que Ballard souligne, c’est le fait que les sciences deviennent l’acteur majeur de la séparation entre nature et culture et donc qu’elles révèlent et rendent lisibles les forces essentielles à partir desquelles tout existant se voit isolé et transformé en objet. La pornographie n’est que la mise en œuvre de cette séparation des rapports qu’entretiennent entre eux hommes et femmes, mais surtout une sorte de métaphore de la séparation entre le vécu, les affects et leur représentation à travers la mise en scène de certains aspects de la mécanique des corps.
Car, remarque Ballard, c’est de leur cadre spatio-temporel, c’est-à-dire de leur inscription dans une histoire, qu’elle soit personnelle ou collective, privée ou publique que se trouvent séparés objets ou événements.
En d’autres termes, c’est le cadre de référence historique et logique qui perd ici toute légitimité. À la source de ce que nous appellerons plus tard la magie, se trouve paradoxalement cet effet singulier induit par la relation qu’entretiennent les sciences avec leurs objets.
Le point le plus important concerne en fait notre conception même de la science ou des sciences. Cette conception a basculé au cours du XXe siècle de manière radicale. Ce que la science classique nous proposait c’était de pouvoir contrôler le réel dans son ensemble puisque la nature obéissait à des lois et surtout à une loi, celle de la causalité linéaire.
« Il faut entendre par causalité linéaire le principe selon lequel un effet a toujours une cause : si l’on connaît la cause, on peut déterminer l’effet et, si l’on connaît l’effet, on peut en retrouver la cause. On peut ainsi remonter d’effets en causes pour comprendre et connaître l’ensemble des successions causales qui déterminent le réel actuel.
Vers le futur, on peut imaginer que notre capacité de prédiction n’est limitée que par l’insuffisance de nos connaissances, mais que le principe de causalité permettrait de prévoir tout ce qui peut arriver si nous connaissions tous les mécanismes de la nature.
Ce mécanicisme ou ce réductionnisme est aujourd’hui abandonné dans les sciences physiques : la théorie du chaos, en particulier, a permis de montrer qu’au bout d’un certain nombre d’itérations d’opérations simples un système physique était susceptible de perdre la “mémoire” de ses conditions initiales, et qu’on ne pouvait plus prédire son évolution. Néanmoins, et telle est la puissance de ces théories, de tels systèmes, dominants dans la nature, ne cessent d’obéir à des lois déterministes que nous pouvons connaître et faire fonctionner.
La complexité qui en résulte rend obsolète la vision causaliste traditionnelle puisqu’on peut agir sur le réel sans en connaître les "causes", et à l’inverse on peut utiliser les lois de la nature sans pouvoir en prédire précisément les effets » (Jean de Maillard, L’avenir du Crime, Éditions Flammarion, 1997, p. 76).
Ce que nous montre ici Jean de Maillard, c’est le double aveuglement au cœur duquel nous nous trouvons aujourd’hui. D’un côté, il y a celui qu’impose ce qu’il appelle la perte de la mémoire des conditions initiales et de l’autre, celui qui résulte de notre incapacité à prédire l’avenir ou plus exactement les conséquences de nos décisions et de nos actes. Ce double aveuglement constitue le cœur battant de la machine infernale qui anime notre conception du monde et dont refusons de prendre la mesure de la démesure.
Cela certes n’empêche en rien que nous soyons démunis face à la mutation du savoir, parce que ces connaissances nouvelles contredisent radicalement ce qui constitue notre croyance globale, à savoir que la science ou les sciences nous permettent de mieux nous orienter dans l’existence, dans la mesure où nous persistons à penser leurs effets à partir de notre croyance en la causalité linéaire.
Cette situation de crise qui voit donc nos connaissances sur le monde ne plus correspondre à l‘image, rassurante, que nous nous faisions des progrès apportés par les sciences et les techniques, va trouver dans le champ des pratiques artistiques à la fois un écho, un miroir et un champ d’effectuation.
2 - Trois manières de faire l’art
Le XXe siècle aura globalement mis en place trois manières de faire l’art. Elles vont bien sûr se développer à partir de pratiques antérieures, mais elles vont surtout prendre en charge la mutation qui a commencé de saper les bases de la toute-puissante raison dès la guerre de 14.
La première de ces manières est basée sur la croyance en la validité des moyens traditionnels de l’art, et en la puissance d’une main rusée et créatrice. L’œuvre est tableau ou sculpture et en tout cas objet matériel. Le créateur imprègne l’œuvre de ses affects ou de ses idées ou d’un mélange subtil des deux et cette œuvre devient, par ces manipulations diverses, un objet de type magique devant lequel en tout cas, lorsqu’on le contemple comme il se doit, on s’incline comme devant la statue d’un dieu.
La deuxième prend en charge les médiations nouvelles introduites par l’apparition des appareils et en particulier de l’appareil photo, avant que ne viennent s’imposer le film, la vidéo et les ordinateurs. L’œuvre peut prendre diverses apparences, mais l’image est finalement ce à travers quoi elle devient visible, ce en quoi, fondamentalement, elle s’incarne. Les images aujourd’hui constituent une doublure du monde qui à la fois contribue à l’éloignement que l’on vient d’évoquer entre sujet et monde et fait de lui par un renversement singulier non plus le modèle mais le double de cette doublure.
La virtualité des images, leur dimension magique, au sens de Flusser, est devenue une vertu puissante qui renverse l’ordre des choses en faisant du réel un moment du virtuel.
La troisième tend par une mise entre parenthèses de toutes les médiations, que ce soit celle de l’objet ou celle des appareils, à permettre un recours au corps comme à un moyen et un champ d’expérimentation. Les œuvres ainsi produites trouvent dans leur statut d’événement éphémère leur légitimité. Ceci tient au fait que le corps peut être dit porteur ou traversé par des puissances qui ressemblent de près ou de loin à celles qui relèvent du numineux ou du moins qui peuvent, par leur possible connexion à des forces non contrôlées par la conscience, contredire l’ordre des choses.
Finalement, il n’y a guère de différence entre ce corps performant et le corps qui travaille pinceau ou caméra en main. Il est vrai que le corps est alors appréhendé comme surface d’inscription, mais plus généralement il reste le vecteur d’une trace qui vient se déposer hors de lui. On revient ainsi à la première manière de faire de l’art. Il n’en reste pas moins que cette mise en jeu du corps est en fait un moyen de questionner l’ensemble des médiations que la pensée a instaurées pour rendre possible une saisie du monde.
La première manière lie l’œuvre à la question du Beau, même si depuis le début du XXe siècle, c’est à une mise en abîme du beau qu’elle s’attache.
La deuxième manière lie l’œuvre à la question de l’imitation. Mais c’est à déchirer cette ressemblance qu’elle travaille en secret, comme si dans la saisie potentielle de la réalité par les images c’est en fait à un travail d’épuisement de la réalité que l’on assistait.
La troisième manière lie l’œuvre à la question de l’incarnation. Mais cette incarnation est comme déchirée entre une infinité de reflets ou de doublures engendrés par les images des corps produites nécessairement, car il est devenu impossible de se passer d’une sorte de transcription de l’expérience sur un support matériel quelconque, l’image en étant un, le papier ou tout autre support possible capable de recevoir une trace quelconque en étant un autre. Simplement, ce travail de la trace aboutit au résultat inverse de celui qui est espéré. La trace, mémoire ou souvenir, est en fait le moyen par lequel le corps continue d’être déchiré, divisé et la contrainte est ainsi accrue de devoir tenter une recollection de morceaux par la conscience, conscience qui est pourtant dans l’impossibilité de produire cette recollection tant elle est, elle-même, engagée dans un processus de division à l’infini.
3 - Dada
Ce que Dada apporte au XXe siècle, et qu’on ne lui pardonnera pas, c’est d’avoir à la fois analysé les liens entre mot et image, montré la dimension magique qui leur est propre, compris que les liens entre mots et images passaient par une acceptation de l’existence du numineux ou du non ratioïde, compris que l’image allait prendre le dessus sur les mots en tant que moyen généralisé de prescription des comportements, en tant que nouveau « dieu » en quelque sorte.
En fait, Dada analyse les forces actives dans les éléments que nous utilisons pour communiquer. Il renvoie ces éléments non aux significations qu’ils véhiculent mais aux forces qui les font naître. Et ces forces sont la fascination et la conviction, « le saisissement qui rend l’âme muette » comme disait Rudolf Otto.
La langue et surtout le mot comme vecteur de signification, sont donc pensés comme des obstacles à l’émergence de ce qui dans le mot constitue sa puissance propre, le fait de pouvoir rendre compte ou en tout cas être le vecteur de ces expériences que Musil nommait non ratioïdes et qui constituent l’essentiel de l’expérience humaine.
Il en va de même pour les images. Dada est, dans les pratiques picturales de ses membres fondateurs, du côté de l’abstraction, c’est-à-dire du côté d’une remise en cause de la dimension symbolique et signifiante des éléments picturaux, afin de les rendre à leur dimension plastique et a-signifiante.
L’enjeu se situe donc dans le rôle respectif du mot et de l’image, dans la capacité propre à chacun de faire émerger une puissance qui pourrait être celle du Numineux et que Hugo Ball nomme magie.
« L’ultime conséquence de l’individualisme, c’est la magie » écrit-il le 28 février 1917 (p.107) et le 7 Avril, il note que « La création artistique est un processus de conjuration dont l’effet est la magie ». Ce qu’il nomme magie, c’est le phénomène qui apparaît là où la relation texte image se déchire, là où derrière les images idéologiques et artistiques classiques se révèle la puissance de fascination propre à l’image et où, par-delà la destruction de la signification des mots, se révèle, par la voix et le rythme, le son, la puissance propre du mot comme sonorité qui est de faire exister les mondes que le piège du sens a fini par occulter.
Ce qui apparaît ici clairement, c’est bien la ligne de fracture qui va traverser tout le siècle. Elle se manifeste là où mots et images luttent pour le pouvoir, là où deux croyances s’opposent, celle qui voit dans les mots la puissance même qui confère à l’existence sa dimension ontologique et celle qui considère que ce sont les images qui capturent, retiennent et expriment l’essence des choses.
Cette fracture va se propager à partir de Dada et conduire au développement de positions plastiques à forte tendance iconoclaste et de positions artistiques et critiques usant des mots en liberté pour reprendre l’expression de Marinetti, les seuls véritables moyens permettant de se positionner et d’agir.
Hugo Ball dessine donc bien le cadre dans lequel les pratiques artistiques, mais aussi les questions, vont se déployer au cours du XXe siècle lorsqu’il note le 12 mars 1916, « Changeons chaque jour l’écriture de la vie » et le 27 mars 1917, « On ne saurait être un artiste et croire à l’histoire. » (p. 24 et 110)
3 - Vilém Flusser
Un tel changement s‘est imposé à cause de la photographie, mais il n’affecte pas seulement les objets d’art, il affecte la vie en général, le système général des valeurs et surtout la signification et la fonction même de l’art.
En effet, si l’on considère, comme le dit de manière radicale Flusser, que « pour le photographe, c’est justement le noir de la boîte qui constitue le motif à photographier » (p. 29), il n’en reste pas moins que les images qui sont produites par les appareils conditionnent aussi nos comportements. En effet, si les images permettent à l’homme de lui rendre le monde représentable, elles témoignent aussi de ce que l’appareil et les codes qui permettent son fonctionnement s’interposent entre lui et le monde, un peu comme on peut aujourd’hui considérer que la grille analytique de la perspective s’est interposée pendant des siècles entre nous et le réel dans l’espace de la représentation.
Mais « l’homme oublie que c’est lui qui a créé les images afin de s’orienter grâce à elles dans le monde. Il n’est plus en mesure de les déchiffrer, il vit désormais en fonction de ses propres images : l’imagination s’est changée en hallucination. » (p.11)
4 - Résumons
Si les images photographiques n’imitent pas la réalité mais la transforment parce qu’elles agissent sur sa signification,
si elles remplacent le texte qui permettait d’articuler l’explicable en fonction de liens temporels successifs,
si elles conditionnent l’existence de toutes les autres pratiques et des pratiques artistiques en particulier,
si elles instaurent la magie comme mode d’appréhension et de lecture du monde,
si elles recouvrent les textes qu’elles mettent en image et les codes des programmes qui les font exister…
... alors les pratiques artistiques doivent elles aussi faire face à une situation de crise. Elles se retrouvent inévitablement parmi les activités qui vont tenter de répondre à ce défi. Mais elles sont prises dans le même piège dont il semble qu’il est impossible de sortir.
D’une part, certains vont tenter de contrer cette prise de pouvoir tyrannique des images techniques sur nos vies, mais ils ne pourront pas se passer pour cela des images, bien au contraire, et d’autre part, d’autres vont, eux, prendre le parti des images, s’appuyer sur elles et accepter leur injonction afin de participer à la transformation en cours.
Dans les deux cas ce qui a lieu est une accentuation de la schize qui nous traverse et qui désormais nous constitue. C’est à un examen plus approfondi de cette déchirure que nous allons procéder aujourd’hui en nous appuyant pour cela sur les trois textes de Rem Koolhaas regroupés dans le livre Junkspace.
II - Les formes d’une mutation
1 - Réseaux et substance
Nous constatons chaque jour que notre vie a changé, mais nous avons du mal à identifier ce qui arrive et ce qui nous arrive. Nous n’osons pas tenir pour vrai des éléments qui certes peuvent nous paraître nouveaux ou différents de ce que nous connaissions, mais qui nous semblent trop récents pour être interprétés autrement que comme de véritables symptômes. Il nous est difficile sinon impossible d’y voir l’esquisse de nouvelles lois.
S’il y a un élément qui correspond à cela, dans nos vies, c’est bien l’existence des réseaux. Ces réseaux sont ceux des ordinateurs connectés entre eux par le net. C’est un truisme que de dire qu’ils ont envahi nos vies. En fait, ils ont transformé non seulement nos vies mais notre manière de penser, c’est-à-dire notre psychisme même. Pour le dire autrement, l’ensemble des éléments sur lesquels s’appuyait la pensée pour construire une image cohérente du monde se trouve réduit à néant ou en tout cas a perdu toute pertinence.
Et cela se manifeste d’une manière simple qui est la même quels que soient les niveaux de l’analyse ou les objets que nous analysons. Ce qui constituait jusqu’ici le socle de l’identification de la valeur, que ce soit celle d’une pensée ou d’un individu, d’une action ou d’un objet, qu’il soit marchandise ou objet d’art, c’était le couplage entre deux notions clés, celle de substance et celle d’être. Et tout ce qui constituait le lien entre ces deux plans ou ces deux niveaux d’articulation comme les liens entre les objets et les individus qui les créaient ou les utilisaient, était considéré comme n’ayant aucune valeur déterminante. En d’autres termes, être et substance étaient associés dans une relation forte à la fois réelle et symbolique, portée par la langue et inscrite dans l’histoire et les histoires, et tout ce qui était de l’ordre du lien ou de la connexion, de la médiation ou du parergon pour reprendre le terme utilisé par Derrida, ne pouvait prétendre à la puissance déterminante du symbole ou de l’être.
Ce que le monde de la connexion généralisée a imposé en l’espace de quelques décennies, c’est un renversement complet de cette position. Comme le remarque Peter Cook d’Archigram en 1967 dans Architecture : action and plan, « dans un lieu complexe où il y a trop d’éléments pour que chacun d’entre eux puisse revêtir une valeur symbolique, le réseau qui les tient ensemble devient aussi important comme symbole que comme mécanisme. » (op. cit., p. 22)
Ce qu’il faut entendre ici c’est que, s’il y a encore des éléments qui peuvent avoir puissance de symbole, cette puissance est d’un autre type que celle que nous attribuions jusqu’ici au symbole. Le symbole est engendré par le nombre, c’est un effet du règne de la quantité, et non par l’exemplarité.
D’une certaine manière l’ensemble du propos qui va suivre, mais aussi celui de Koolhaas sur lequel il s’appuie, est la tentative de redessiner notre image du monde en fonction de cette constatation.
Si l’on accepte cette prémisse, le reste devient en quelque sorte évident. Il y a un double mouvement à l’œuvre dans la société, sur toute la planète, et qui affecte l’ensemble des populations. Il y a d’une part l’émergence du grand nombre qui affecte chaque strate de la réalité et dont l’effet majeur est d’interdire à quelque élément existant que ce soit de prétendre pourvoir devenir, même à travers le système médiatico-politique, le représentant de l’ensemble.
La puissance du symbolique a quitté la sphère de l’exemplarité et de la posture de type divin pour investir ce qui assure à un ensemble sa cohérence aujourd’hui, à savoir ce qui assure précisément le lien entre cette infinité d’éléments, identiques, semblables ou dissemblables, qui ne sont pensables dans leur efficacité même qu’en fonction de leurs liens avec d’autres éléments.
2 - Puissance des appareils
À l’évidence, les appareils sont les éléments essentiels de ce nouveau dispositif puisqu’ils supposent pour fonctionner la réduction préalable de tout, absolument tout, à l’unité de base à partir de laquelle on recomposera chaque strate du réel. On la recomposera à la fois pour elle-même et dans sa relation avec les autres. Ceci se fera à partir de l’élément de base de tout programme, le 0 et le 1, et pour les images du pixel.
Koolhaas prend en compte cette nouvelle donne lorsqu’il dit que « la substance aujourd’hui est prénumérisée » (p. 89). Il n’y a pas alors à réfléchir sur le fait qu’il pourrait en aller autrement, c’est en quelque sorte trop tard. Il faut par contre tenter de prendre en compte et en charge cette nouvelle donne. Et cela suffit à mettre en œuvre un renversement de toutes les valeurs qu’une certaine philosophie a appelé de ses vœux. Cela s’accomplit paradoxalement à partir de la technologie et prend corps dans tous les champs de la réalité et de la pensée, même si en général, il est difficile d’accepter cette nouvelle donne dans ces domaines.
Bien sûr l’art, la production artistique dans son ensemble n’échappent pas à ce nouveau paradigme, mais refuser de le voir, c’est se condamner à penser un monde nouveau avec des concepts inadéquats (ou, si vous voulez, de tenter de fabriquer ou de désosser un ordinateur avec une clé à molette).
La conséquence « philosophique » est décisive. La substance n’est plus le nom de ce sur quoi réalité et pensée se fondent pour articuler leurs relations, comme ce sur quoi il est possible à la pensée de s’appuyer, de faire fond, de prendre pied. Toutes les métaphores de la stabilité trouvent ici leur limite, pour embrasser le monde et sa complexité.
Dans la pensée occidentale, la singularité se distingue de la norme, mais, potentiellement exemplaire, elle assure le lien entre l’être et ses manifestations. Cela semble une évidence car cela fait partie depuis longtemps de la réflexion philosophique en particulier, mais il apparaît désormais, et c’est là l’importance par exemple de ce livre de Koolhaas, que le retournement a « déjà » eu lieu. C’est pourquoi le monde « doit être pensé » à partir de l’unité de base standardisée et non plus à partir de la substance.
C’est pourquoi chaque chose existante n’exprime plus la substance. Elle est, par contre, une variation à partir d’éléments standardisés en quête d’une dimension symbolique susceptible de lui servir d’enveloppe.
« Comme le module devient de plus en plus petit, son statut devient celui d’un cryptopixel. Avec d’énormes difficultés – budgets, disputes, négociations, déformations — on construit de l’irrégulier et de l’unique à partir d’éléments identiques. Plutôt que d’essayer d’extraire l’ordre du chaos, le pittoresque est désormais extrait de l’homogénéisé, le singulier libéré du standardisé. » (op. cit., p. 89)
En d’autres termes, dans la mesure même où toute chose est aujourd’hui appréhendée à partir de sa forme numérisée, et donc standardisée, c’est cette unité de base qui la constitue. La construction complexe inventée au cours des trois derniers millénaires associait une conscience capable à la fois de narratiser et de calculer, d’imposer un lien entre ce qui existe dans une histoire et ce qui existe comme élément d’un calcul, à des « objets » censés être capables de répondre à la double injonction de s’intégrer dans une histoire et de prendre place dans une mémoire infinie. Aujourd’hui ni l’histoire ni la mémoire ne peuvent permettre de rendre compte de ce qui arrive. C’est même contre l’histoire et sur une certaine dynamique de l’oubli que les choses doivent être pensées.
3 - Conscience, histoire et appareil
On a souvent évoqué ici la conscience comme étant le dispositif général mis en place par l’homme dans sa relation au réel et aux autres, lui permettant de penser et de s’orienter. On a aussi souvent évoqué une sorte de dilution voire de dissolution de ce dispositif dans les formes actuelles de l’existence.
Évidemment, cela ne peut se faire d’un coup même si de nombreux éléments sont là qui indiquent que la conscience n’est plus le bon dispositif pour appréhender ce qui arrive. La donne ayant changé, le dispositif lui-même a été affecté et il faut donc à la fois penser autrement et concevoir autrement la pensée.
Le point est sensible, car la vitesse à laquelle évoluent les choses produit un double effet sur la conscience. D’une part, elle constate de manière indéniable qu’une mutation est en jeu, mais en même temps que prisonnière d’elle-même elle est en quelque sorte incapable de penser, à partir de ce qu’elle est, son « devenir autre » et a fortiori de le prendre en charge.
C’est là que se produit à la fois une torsion et une déchirure. Rien ne s’arrête, tout continue d’exister, mais la capacité à articuler encore une fois le réel et le pensable fait défaut, sauf à accepter de dire au moins que les éléments qui constituent la conscience sont en train soit de muter, soit de disparaître, et qu’ils sont sous nos yeux et en nous ou contre nous en train d’être remplacés par de nouveaux éléments, de nouvelles articulations. Le point de torsion et de rupture principal se joue dans notre relation au temps ou si l’on préfère à l’histoire.
Rem Koolhaas a recours à une métaphore très précise pour évoquer ce point. Il pose ainsi cette question page 90 : « Quand le temps a-t-il cessé d’avancer pour se dévider dans toutes les directions comme une cassette qui tourne sans contrôle ? »
L’histoire est en train de se dévider ainsi sous nos yeux, de se plier, de se déchirer. Devenue littéralement impensable, elle laisse place à la post-histoire, qui est la forme de déploiement du temps qui correspond à ce dévidement d’une bobine dans toutes les directions.
Plus de ligne directrice, plus de narratisation possible, plus d’ordre logique, plus de relation de cause à effet, rien que des quantités, qui imposent leur logique propre, une logique qui ne relève plus de lois déterministes, une logique qui s’appuie pour se développer sur l’oubli de ses conditions initiales.
Il me semble tout à fait légitime de prolonger cette réflexion et de l’étendre au champ global de la pensée. Les conditions initiales qui sont en quelque sorte « oubliées » par la mise en place d’un système général basé sur la connexion, l’élément de base standardisé et la gestion des effets quantitatifs dans une logique fractale, sont celles qui, dans le champ de la pensée, et non plus de la seule architecture, correspondent aux données de base de la conscience proprement dite.
« Les hybridations / proximités / frictions / chevauchements / superpositions de programmes qui sont possibles dans la Bigness – et en fait l’appareil complet de montage inventé au début du siècle pour organiser les relations entre des parties indépendantes — sont en train d’être défaits par une section de l’avant-garde du moment, dans des compositions d’une pédanterie et d’une rigidité presque risibles, malgré leur apparence sauvage. » (op. cit., p.36)
On se souvient des six points par lesquels Julian Jaynes définit la conscience. Il faut les rappeler une fois encore : la spatialisation, l’extraction, le Je analogue, le Moi métaphorique, la narratisation et la conciliation.
Mais plutôt que de revenir sur ces points, je voudrais aujourd’hui plutôt m’orienter vers des éléments qui composent la conscience dans le champ philosophique, chez Husserl en particulier.
Si l’on considère que la conscience est ce dispositif psychique et intellectuel par lequel nous pensons et le monde et nous-mêmes, séparément et dans leur relation, quatre éléments permettent d’en rendre compte : l’espace, le temps, l’identité et la distinction entre réalité et fiction, c’est-à-dire la possibilité de penser quelque chose de l’ordre de la vérité.
Ces éléments sont portés par l’histoire, ce que Jaynes nomme, lui, narratisation, et sont appréhendables à partir de l’horizon sur lequel, pour Husserl, la conscience doit pouvoir projeter et elle-même et les choses pour pouvoir les penser.
Nous avons déjà vu que la narratisation et l’histoire, bref la forme du temps, avaient changé de statut ou perdu leur fonction dans le monde tel qu’il est aujourd’hui.
4 - Une triple perte
Revenons à l’espace et à l’horizon. Ces deux éléments sont au cœur de la réflexion de Rem Koolhaas. L’architecture est bien le domaine à partir duquel une éventuelle mutation de ces éléments est appréhendable et pensable, d’autant que l’architecture a, de facto, des effets réels puisqu’elle est ce par quoi la ville évolue, et donc ce qui donne forme et consistance à la réalité aujourd’hui et modèle ou informe notre perception.
Dans des pages inspirées, Rem Koolhaas enchaîne les propositions brutales mais claires. Les voici : « Le sol n’est plus / Toute perspective est perdue, comme dans la forêt tropicale / L’espace est tiré du Junkspace, comme d’un bloc de crème glacée humide qui est resté trop longtemps au congélateur / Le plan est un écran radar où les pulsations individuelles survivent pendant des durées imprévisibles, dans une bacchanale en libre accès » (op. cit., p. 97-99).
Déplaçons sans effort ces propositions et essayons de comprendre en quoi elles témoignent d’une mutation qui a non seulement commencé, mais qui est déjà accomplie pour quelques milliards d’individus vivant dans les mégapoles. Car à l’évidence aujourd’hui, ce qui grève la majorité des approches philosophiques, psychologiques et même sociologiques, c’est qu’elles s’appuient pour produire leur discours sur des schémas antérieurs. Aujourd’hui, la seule manière de penser qui ait quelque chance d’être valide c’est celle qui part du perçu, de ce qui existe, de ce qui se manifeste. Il est vrai qu’il est impossible de penser sans passer par des modèles, mais l’enjeu véritable aujourd’hui n’est pas de construire des modèles mais de décrire ce qui est avec le moins de malhonnêteté possible. Dans son introduction à l’ouvrage, Gabriele Mastrigli rappelle une phrase issue d’un manifeste du mouvement Nul, un mouvement hollandais, qui est une variante du mouvement allemand Zéro, dont Rem Koolhaas a été proche dans sa prime jeunesse alors qu’il rédigeait des chroniques pour un journal libéral : « Ne pas faire la morale, ne pas interpréter la réalité (l’artistiser) mais l’intensifier. Point de départ : accepter de manière intransigeante la réalité… Méthode de travail : isoler, relier. Donc authenticité. Non pas de celui qui fabrique, mais de l’information. L’artiste n’est plus un artiste mais un œil froid, rationnel » (op. cit., p. 9).
Cette triple perte ou ce triple effacement des repères majeurs que sont le sol, l’horizon et la perspective et cela donc aussi bien dans la réalité de l’architecture que dans celui de la conscience ou de la pensée, est l’un des signes les plus manifestes de l’existence de cette mutation qui, avant d’être psychique est à l’évidence concrète, incarnée, active dans la réalité même.
Si la renaissance a inventé un cadre et une structure à l’espace qui nous est devenu si intime que nous ne savons plus penser ni vivre l’espace sans passer par eux, c’est pourtant ce cadre qui a muté sous nos yeux, dans nos villes.
Maurice Merleau-Ponty l’a rappelé dans L’œil et l’esprit. « Les théoriciens qui tentaient d’oublier le champ visuel sphérique des anciens, leur perspective angulaire, qui lie la grandeur apparente, non à la distance, mais à l’angle sous lequel nous voyons l’objet, ce qu’ils appelaient dédaigneusement la perspectiva naturalis ou communis, au profit d’une perspectiva artificialis capable en principe de fonder une construction exacte, et ils allaient, pour accréditer ce mythe, jusqu’à expurger Euclide, omettant de leurs traductions le théorème VIII qui les gênait » (op. cit., p. 49).
Ce qui se produit sous nos yeux, c’est une opération du même type, mais il s’agit sans doute moins d’accréditer un mythe que de prendre acte d’un ensemble de faits.
Quelques pages plus tôt Merleau-Ponty rappelait la chose suivante : « La vision n’est pas la métamorphose des choses mêmes en leur vision, la double appartenance des choses au grand monde et à un petit monde privé. C’est une pensée qui déchiffre strictement les signes donnés dans le corps. La ressemblance est le résultat de la perception, non son ressort » (op. cit., p. 41).
Ce dont il faut prendre acte, c’est du fait qu’une sorte de perspectiva artificialis a envahi la réalité, à travers cette triple perte, du sol, de l’horizon et de la perspective, et que c’est elle, cette nouvelle perspective artificielle, qui informe le monde, modifie nos comportements, transforme le psychisme et émet des signes.
Ce sont ces signes qu’il faut tenter de déchiffrer car ce sont eux qui sont en train d’être perçus par le corps ou les corps, nos corps, et c’est à partir de leur lecture avant même de prétendre pouvoir sinon les déchiffrer du moins les interpréter, qu’il faut tenter de repenser le psychisme au moment même où il est en train de se transformer.
Simplement, nous sommes dans la position que dénonçait Merleau-Ponty, et la perspective artificielle de la Renaissance est devenue notre perspective naturelle.
Simplement, ce qui est comme effacé dans ce mouvement, c’est la possibilité de penser avec les mêmes concepts qui nous servaient il y a encore dix ou vingt ans.
C’est à l’invention de nouveaux concepts qu’il nous faut travailler autant que cela soit possible pour une conscience qui ne semble pas capable de muter en pensant sa mutation.
III - Oxymore et retournement
1 - Oxymore généralisé
« L’oxymore en rhétorique vient, on le sait, du grec oxymoros, de oxys aigu, spirituel, fin et de moros, nias , stupide, un mot qui en grec signifie donc malin stupide, ou spirituel sous une apparente stupidité, et qui est donc lui-même un oxymore... C’est une figure de style qui vise à rapprocher deux termes (un nom et un adjectif) que leur sens devrait éloigner, dans une formule en apparence contradictoire.
L’oxymore permet de décrire une situation ou un personnage de manière inattendue, suscitant ainsi la surprise. Il exprime ce qui est inconcevable. Il crée donc une nouvelle réalité poétique. Il rend compte aussi de l’absurde. »
Rem Koolhaas en repère la présence non seulement en chaque point du Junkspace, mais dans son principe même, un principe d’un genre particulier puisqu’il est décrit par lui-même, dès 1995 dans La ville générique comme principe de l’absence de principe : « L’architecture de la ville générique est du résistant rendu malléable, une épidémie d’amollissement obtenue non plus par l’application d’un principe mais par l’application systématique de l’absence de principe » (op. cit., p. 70).
La signification et surtout les conséquences de l’application généralisée de cette absence de principe dans le développement de la ville sont immenses. Mais la plus importante c’est le changement de régime qui nous fait passer d’un monde défini par le programme de modernisation continu des conditions d’existence et supposé à terme profiter à tout le monde, à une absence de programme.
On a affaire à une sorte de désinhibition généralisée dont l’oxymore est la figure majeure. Qu’est-ce que l’oxymore concrètement ? C’est le rapprochement permanent et effectif d’éléments contraires ou sans relation logique entre eux, rapprochement qui les font effectivement coexister et donc interagir. C’est la mise en place de relations entre des éléments qui ne répondent plus au schéma rationnel ou ratioïde général qui est, ou faut-il dire, était, celui de la modernisation et finalement de l’histoire.
Pour Rem Koolhaas, cet oxymore généralisé se lit dans la mutation de l’architecture, de ce qui est concrètement réalisé dans la mégapole. « À présent, chaque architecture incarne simultanément des conditions opposées : ancien et nouveau, permanent et temporaire, en fleur et en danger… » (op. cit., p. 95). Plus loin il remarque que « l’architecture est devenue une séquence qui passe en accéléré et révèle une évolution permanente. La seule certitude est la transformation continue » (op. cit., p. 99).
Cette désinhibition tient en ceci que les « raisons » qui retenaient les architectes et finalement les décideurs de construire telle ou telle chose ont perdu pour eux toute légitimité. Ils peuvent s’autoriser à ne plus suivre les injonctions de la raison au prétexte que la désinhibition serait un facteur de transformation, de progrès donc, mais c’est en fait le seuil même où le progrès cède sa place à un autre type de fonctionnement qu’il se mue en son contraire ou en tout cas en autre chose.
Tout l’enjeu est là dans ce seuil qui n’est plus un seuil absolu, une sorte de frontière théorique que tout le monde respecte à peu près ou en tout cas à laquelle chacun reconnaît une légitimité. Ce seuil est emporté dans la fractalisation de l’espace et se trouve en n’importe quel endroit du Junkspace, à n’importe quel moment de la vie politique ou de la vie culturelle. Ce seuil, c’est le moment où, sous couvert de progrès, se met en place un mouvement qui n’a plus rien à voir avec le progrès.
C’est pourquoi des gens, des théories ou des arguments qui semblent aujourd’hui vouloir maintenir vivante l’idée de progrès, de modernité ou de mutation contrôlée et ratioïde, travaillent, aboutissent littéralement au contraire. Ce sont des avant-postes de la mutation et non pas des pôles de résistance. C’est assez terrifiant mais c’est ainsi. On va le voir d’ici peu avec la question du statut de la culture et de l’art dans le monde de la post-histoire. Car ils signalent les pôles de résistance et montrent donc où doivent se porter les coups de boutoir de la désinhibition.
Car la culture est en fait une puissance massive d’inhibition qui fait se lever contre les formes de ce qui lui paraît être un chaos, des barrières supposées résistantes et infranchissables. Or, au nom de cette même culture on prône la désinhibition comme facteur nouveau de progrès, comme force susceptible de faire bouger les résistances. Et cette désinhibition est en fait l’application, à toutes les strates de la réalité comme de la pensée, de l’absence de principe. Tout peut cohabiter. Tout « doit » cohabiter. Ce « doit » est implicite. Et tout ce qui s’oppose à cela est finalement soit marginalisé soit laminé.
L’oxymore est à la fois le moyen et la fin, si l’on peut recourir à ce vocabulaire dépassé. Il est la forme technique et tactique de cette guerre impitoyable et son résultat. Il est le vecteur généralisé de la désorientation qui à la fois s’incarne dans les constructions et dans les programmes explicites qui participent à son développement, qui aboutissent à une sorte d’« anomie » généralisée qui, soit existe de facto, soit existant comme menace contre laquelle il faut s’opposer, conduit ceux qui s’opposent à elle à reconnaître son existence et à lui faire une place là où elle n’en avait peut-être pas encore.
« Ce n’est pas exactement du "laisser faire" ; en fait, le secret du Junkspace est qu’il est à la fois chaotique et répressif : comme l’informe prolifère, le formel s’affaiblit et avec lui toutes les règles, régulations, les recours… Babel a été mal comprise. La langue n’est pas le problème, mais seulement la nouvelle frontière du Junkspace. L’humanité, agitée par des dilemmes éternels, dans l’impasse de débats apparemment interminables, a lancé une nouvelle langue qui enjambe d’infranchissables lignes de partage comme une fragile passerelle de designer… a fabriqué une onde proactive de nouveaux oxymores pour lever les anciennes incompatibilités : style (de) vie, télé-réalité, musique (du) monde, boutique (du) musée, food-court, soins (de) santé, salle (d’) attente. Le naming a remplacé la lutte des classes, amalgame ronflant de la situation, du high concept et de l’histoire » (op. cit., p. 102-103).
On le comprend, cette « oxymorisation » généralisée est le mode d’existence de la post-histoire. Mais en fait il ne s’agit pas seulement de faire fonctionner ensemble des éléments qui s’opposent ou se contredisent pour la raison, il s’agit de quelque chose de plus important, d’une sorte de duplication du monde, comme si tout ce qui existait devait changer, pas nécessairement de statut, mais voir son statut prendre la forme qui convient dans l’univers de la post-histoire. Et cela concerne en particulier l’histoire et la culture.
2 - Le retournement de la culture
Si l’on veut comprendre en détail ce qui se passe dans Junkspace on peut l’observer et l’analyser comme le fait Rem Koolhaas à partir de ce qui se passe dans la réalité architecturale de la ville. Mais on peut aussi tenter de comprendre ce qui a lieu dans le champ des images, et cela dans la mesure même où c’est sans doute ce qui se passe dans le champ des images, toutes images confondues du dessin à la photographie, de la peinture à la vidéo, qui sert de modèle implicite à ce qui se passe dans la réalité qu’elle soit urbaine ou politique.
Il ne faudrait pas dire de modèle mais de matrice ou de dispositif, car les images participent aux processus de décision, elles en sont les supports et le vecteur, et la logique, qui est la leur si l’on peut parler de logique, est en quelque sorte celle qui gouverne le monde de la post-histoire.
Nous avons déjà analysé en détail avec Flusser en particulier certains aspects de ce fonctionnement des images, et qui se joue aussi bien dans les images ou entre les images que dans les dispositifs utilisés pour leur conception, leur fabrication et leur transmission. Il est important aujourd’hui de tenter de comprendre les effets qu’a cette emprise du monde ou de la logique des images sur la réalité et la pensée et sur la culture et l’art en particulier.
C’est dans la relation entre réalité et virtualité que se joue pour Rem Koolhaas cette mutation et c’est bien l’univers des images qui est porteur et vecteur de la puissance de la virtualité. D’une certaine manière tout est en train de devenir image ou plus exactement les images sont en train d’instaurer non seulement dans les pages des journaux ou sur les écrans de télévision, mais dans chaque instant de notre vie, une réalité seconde, virtuelle, à laquelle on se réfère comme à une réalité qui a plus de valeur, plus de validité, plus de puissance de vérité ou de conviction que toute autre forme d’existence, que ce soit des faits avérés, des discours ou des actes. Nous l’avons maintes fois souligné ici, la perte de puissance du texte par rapport aux images.
Rem Koolhaas a deux phrases absolument radicales sur ce sujet. « La langue ne sert plus à explorer, à définir, à exprimer ou à confronter mais à brouiller à tricher à dissimuler à excuser et à conforter, (dans) une orchestration satanique de l’insignifiant » (op. cit., p. 11). Pendant de cette dévalorisation de la langue dont nous avons vu qu’elle avait été perçue par Dada dès le début du XXe siècle, le fait que la puissance de la langue (ou du discours), qui bien sûr n’est pas abolie entièrement pour autant, est en fait retournée contre elle-même ou contre nous qui à la fois continuons à nous en servir (comment faire autrement) et à croire en ses vertus. « Les réflexes narratifs qui nous ont permis depuis la nuit des temps de relier les points et de remplir les blancs se retournent aujourd’hui contre nous » (op. cit., p. 117).
Ce retournement est notamment sensible dans le champ de la culture et de l’art en particulier. Il est en effet au cœur de la mécanique des images, il en est le vecteur et le champ d’expérimentation privilégié. L’art est en fait le domaine dans lequel depuis toujours la réalité et la virtualité, le réel et l’imagination, si l’on veut, se sont livrés à un combat sans merci.
Simplement, cette fois, l’imagination a trouvé un allié de poids dans les dispositifs des images mobiles en ce qu’ils permettent de dupliquer quasi intégralement en temps réel l’ensemble de ce qui arrive dans la réalité. Mais elle a trouvé aussi un allié de poids dans l’évolution de la société. Elle a été utilisée comme le reste pour produire une déréalisation généralisée qui fait que le monde virtuel est devenu le référent et la matrice même du monde réel, ou plus exactement que les principes qui gouvernent le monde des images (absence de logique formelle, magie, oxymore, absence du tiers exclu).
Le champ de l’art a été l’un des champs d’expérimentation les plus avancés dans la mise en place de cette nouvelle donne et en particulier à travers les relations entre art et contexte, comme l’a bien montré Brian O’ Doherty dans son analyse du white cube. Et c’est en fait sur le champ même de la mémoire que se joue la partie. Le retournement du réel en virtuel, car c’est de cela qu’il s’agit, de ce passage, de ce devenir image de tout ce qui existe, de cette désubstantialisation de tout, de cette informatisation de l’ensemble des données et de leur traduction dans la langue des fabricateurs de réalité calquée sur celle des images, se joue autour de la question du statut même de ce qui est virtualisé. En fait, chaque élément transformé en image, pris par l’image, devient l’ombre ou le spectre de lui-même. Et ce qu’il a été, ce qu’il fut, revient, mais comme donnée résiduelle qu’il faut intégrer, au nom de la mémoire donc et de l’histoire, dans le monde virtuel. C’est en fait le deuxième acte de cette déréalisation généralisée.
La culture est encore le vecteur majeur de cette recollection des éléments mémoriels du passé et de leur transformation au premier ou au second niveau en images et de leur réintégration dans le monde réel comme spectre, c’est-à-dire comme réalité du second degré, comme aliment du grand estomac visuel qui nous entoure.
En disant que « les musées sont des Junkspace moralisants », Rem Koolhaas relève cette fonction de la culture que l’on tend à refouler, à nier, celle d’un mécanisme d’insémination du réel par le virtuel lors même que l’on pense ou croie le contraire, c’est-à-dire qu’on refuse de le voir et encore plus de le penser.
« Dans sa marche triomphale, ce fournisseur de contenu qu’est l’art étend au loin les frontières de plus en plus élargies du musée. Dehors, dans le monde réel, l’art planner diffuse l’incohérence fondamentale du Junkspace en attribuant des mythologies défuntes aux surfaces résiduelles et en concevant des œuvres tridimensionnelles dans le surplus de vide. À la recherche de l’authenticité, leur contact sonne le glas de ce qui était réel, l’emballe pour l’incorporer au Junkspace. Les galeries d’art se déplacent en masse vers les endroits pointus puis convertissent un espace brut en cubes blancs… Le seul discours autorisé porte sur la perte, l’art remplit le Junkspace en proportion directe de sa propre morbidité. Auparavant nous rénovions ce qui était épuisé, à présent nous tentons de ressusciter ce qui est mort […] Le Junkspace doit exagérer sa prétention à l’authenticité […] L’abondance de la télé-réalité a fait de nous des gardiens amateurs qui regardent un Junkunivers sur leurs écrans de contrôle […] Le mouvement de plongée de la caméra de télévision suspendue à son bras – un aigle sans bec ni serres, seulement un estomac optique - ingurgite les images et les confessions sans discrimination, comme un sac-poubelle, pour les propulser dans l’espace comme du cybervomi […] l’espace réel est modifié pour ménager une transition douce vers l’espace virtuel, charnière cruciale dans un cycle infernal de feedback… la vastitude du Junkspace étendue jusqu’aux frontières du big bang » (op. cit., p. 119-120).
On le comprend, la culture a une double fonction de participer à la métamorphose du réel en virtuel et d’assurer le Back Office de ce qui a été laminé et perdu en le faisant revenir comme image dans le monde virtuel.
Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que l’on est pris dans un mécanisme qui est une sorte de labyrinthe temporel vivant. Chaque geste nous renvoie plus loin encore du point de départ et toute tentative de résister ou de faire autrement semble vouée à l’échec.
L’art a été transformé en produit et est un produit, indépendamment du fait que celui qui le réalise le veuille ou non. Le labyrinthe tient en ceci que rien ne peut plus être évalué à l’aune de ce qui n’est pas le processus en cours de transvaluation de toutes les valeurs, pour parler comme Nietzsche. Mais il ne s’agit pas là de préparer la venue d’un quelconque surhomme, mais bien d’assurer le fonctionnement de la mécanique de virtualisation généralisée.
3 - Le devenir de l’art : penser l’inconscient de la post-histoire
Cette approche sans appel nous contraint à mettre à plat ce qui est à l’œuvre et à ne pas nous voiler la face. C’est sans doute cela le plus difficile, de penser un phénomène qui dévitalise cela même et ceux-là mêmes qui l’agissent en le subissant, et tentent de le comprendre.
Mais est-ce bien agir et subir qui sont les bons termes ? C’est encore une fois celui de feed back qui s’impose. Il se passe quelque chose qui produit des boucles de rétroactions dont les effets viennent à la fois troubler et accentuer le processus en cours. Cela ressemble à un moment d’intense amplification, pour reprendre le terme de Simondon.
Il me semble important de tenter de préciser ce qui pourra être une sorte de programme de recherche pour l’année à venir, les points majeurs, les articulations, les points de jonctions, les zones dans lesquelles ce processus de métamorphose se produit avec une particulière efficacité.
On l’a dit, les pratiques artistiques sont traversées par trois grandes questions, celle de l’imitation, celle de l’incarnation et celle du beau. Il me semble possible de montrer comment, dans cette mutation, ces trois questions vont continuer de nous hanter même sous des formes qui ne sont pas immédiatement reconnaissables. Trois aspects nouveaux sont donc repérables.
1 - Le premier est évidemment le passé et la mémoire. Mais au-delà de la question du maintien ou non des traces matérielles, l’enjeu est d’analyser les modes de mémorisation en cours de constitution qui ne seraient plus seulement ceux de l’archive et du tableau. Est-ce qu’il y a dans l’accumulation des images une force propre qui dépasse l’archive et le souvenir, et constitue une forme nouvelle de mémorisation ? Est-ce qu’il est possible de constituer une « image » du monde actuel, au sens le plus large de vision cohérente et accessible par la pensée ?
C’est toute la question de l’imitation qui se trouve reformulée ici et qui persiste à tisser sa toile et creuser ses tunnels dans nos psychismes.
2 - Le deuxième est « l’auteur » et le montage qu’il opère sur le réel à partir du dispositif de la conscience et du réseau de ses connaissances. Ce dispositif est obsolète. Notre monde est un monde sans auteur. Mais non seulement il est encore le modèle de référence, mais son effacement n’est pas total, bien au contraire. La conscience continue d’être le dispositif auquel nous nous référons et l’auteur, l’individu, le sujet sont toujours des fictions auxquelles nous croyons.
Ce qu’il nous faut surtout prendre en compte c’est le fait que le recours à la conscience produit des effets qui sont différents, pour ne pas dire contraires, de ceux auxquels on s’attend, . La question qui se pose c’est de savoir comment vont s’opérer les processus mentaux et psychiques qui vont remplacer ceux de la subjectivation ? Comment vont se jouer les nouvelles formes d’incarnation, pour utiliser un terme essentiel dans l’histoire de l’art ? Tel est l’un des enjeux essentiels de cette mutation.
3 - Le troisième est constitué par l’articulation entre les processus discontinus et les processus continus à l’œuvre dans le vivant comme dans la pensée. C’est à ce partage nouveau que souvent les clivages anciens peuvent être rapportés. Les clivages qui traversent les pratiques artistiques peuvent être traduits dans ces termes. On assiste, comme le remarque Rem Koolhaas, à une inversion des pôles de valorisation. « L’infinie variété de la ville générique n’est pas loin de rendre la variété normale, banalisée, contre toute attente c’est la répétition qui est devenue inhabituelle et partant, potentiellement audacieuse et passionnante » (op. cit., p. 73). La perte de valeur du sujet comme auteur réveille donc les forces non individuelles, et c’est vers l’identification et l’analyse de ces forces liées au nombre et à la répétition, qui dépassent ou englobent l’individu, qu’il faut se tourner.
C’est à l’évidence du côté du préindividuel et transindividuel que l’on pourra aller chercher des éléments de compréhension et donc du côté de Simondon et des sciences, biologie, physique quantique et neurosciences en particulier. Cela permettra de repenser, à nouveaux frais, la question majeure qui sous-tend toute pratique artistique, celle du beau ou de la beauté.
Conclusion
Au-delà des aspects concrets multiples qui ont lieu devant nous et en nous, c’est à un moment d’adaptation de nos comportements à la vision du monde qui est née de la révolution scientifique du XXe siècle, que nous prenons part. Nous sommes sans doute en train de mettre en place un monde qui « ressemble » à l’image que nous sommes désormais en mesure de nous faire de l’univers, un monde dans lequel le chaos, les fractales, les relations entre les êtres se pensent en fonction de modèles biologiques, physiques et mathématiques complexes. Bref, nous sommes en train de construire un monde qui exprime à la fois nos connaissances récentes et la déchirure que cela implique vis-à-vis de nos anciennes connaissances.
Comme le remarque Rem Koolhaas, « ce n’est pas la conscience comme ses inventeurs originels ont pu l’espérer, mais un nouvel inconscient, que crée les postmodernismes » (op. cit., p. 72). Il y a avec cette phrase de quoi alimenter une recherche de plusieurs années sur la formation de ce nouvel inconscient. En effet, rien ne se crée qui ne le fasse sur l’oubli et sur les ruines de ce qui précédait et ce qui précédait, pour le dire d’un mot, une conception du monde, cela ne disparaît pas complètement, mais sans se retrouver nécessairement refoulé, cela finit enfoui, écrasé, transformé en strates dans les sous-sols de l’oubli. Mais de cette strate pourront un jour remonter des gaz qui provoqueront des incendies dont on aura du mal à identifier la cause.
Iconographie : travaux de Rem Koolhaas.