mardi 5 février 2008

Accueil > Séminaires > 2007-2008 "La Chambre Claire" > V - La chambre claire de Roland Barthes

V - La chambre claire de Roland Barthes

Séminaire 2007-2008

, Jean-Louis Poitevin

Nous entrons donc dans la palinodie, dans ce nouveau chant qui va à la fois contredire ou s’opposer en partie au premier chant, mais qui va en reprendre les principales articulations pour mieux les déplacer.

Introduction

Nous entrons donc dans la palinodie, dans ce nouveau chant qui va à la fois contredire ou s’opposer en partie au premier chant, mais qui va en reprendre les principales articulations pour mieux les déplacer. Il faut être attentif à ce point dans la mesure où nous poursuivons une lecture pas à pas du texte. Mais d’autre part nous allons plonger dans une nouvelle dimension, celle de l’affect, ou plus exactement cette palinodie va voir l’affect investir le champ de la réflexion et en devenir le guide, voire le principe organisateur.
Mais ce à quoi nous allons assister c’est aussi et surtout à ce processus de confirmation non pas des hypothèses mais des axiomes. Mais au lieu de rester dans une sorte d’extériorité par rapport à l’image ou plutôt à l’effet de l’image sur le spectator, nous allons pénétrer dans la fabrique même de l’image agissante pour le spectator, de l’image mentale, de l’image psychique, faudrait-il dire, si l’on ne veut pas se limiter à la définition d’image mentale que donne Changeux dans L’homme neuronal.
En fait je voudrais rappeler les trois niveaux qu’il distingue, car il me semble que c’est un peu à une tentative philosophique et phénoménologique de saisie de ce fonctionnement psychique auquel nous assistons, tentative qui a pour effet de constituer la photographie comme objet magique dans une pratique de dévotion tout à fait singulière, à la fois la plus privée et qui apparaîtra comme remettant en cause les liens entre privé et public. En fait, la photographie rend possible et est rendue possible par les découvertes de cette époque qu’est le XIXe siècle, et en ce sens elle accompagne, enregistre, mais est aussi l’un des acteurs essentiels de cette mutation qui prendra à la fin du XXe siècle toute son ampleur comme nous le savons.
Changeux dit que l’image en tant que telle n’existe pas, qu’il existe des objets mentaux. Il distingue en effet :
- « Le percept primaire, objet mental dont le graphe et l’activité sont déterminés par l’interaction avec le monde extérieur.
- L’image est un objet de mémoire autonome et fugace dont l’évocation ne requiert pas une interaction directe avec l’environnement.
- Le concept est, comme l’image, un objet de mémoire mais ne possède qu’une faible composante sensorielle, voire pas du tout du fait qu’il résulte du recrutement de neurones dans des aires multiples.
- Le passage de l’image au concept suit deux voies distinctes mais complémentaires : l’élagage de la composante sensorielle et l’enrichissement dû aux combinaisons qui résultent du mode d’enchaînement des objets mentaux » ( p. 174-15).
Si je rappelle ces points, c’est qu’ils me semblent pouvoir être mis en relation directe avec la théorie des inférences que nous avons évoquée, et en particulier la question des inférences en relation avec l’existence du cadavre et enfin avec ce que j’ai trouvé dans un texte intitulé L’autre corps de l’empereur dieu dans lequel Florence Dupont parle de l’imago qui va servir de second corps à l’empereur afin qu’il soit divinisé.
En fait nous verrons cela au fur et à mesure du développement du texte.

Paragraphe 25

La palinodie s’ouvre sur cette évocation de la mère disparue depuis peu et sur ce constat désabusé, cette fatalité non tant de l’absence que de l’impossibilité de pouvoir voir se constituer (en soi-même et pour soi-même) un souvenir qui rappelle l’absent ou l’absente, ses traits. Ce rappel ou plutôt cet appel impossible des traits (les appeler tout entier à moi (p. 99), nous donne en fait la structure même qui gouverne cette partie du texte.
L’enjeu est le suivant : est-il possible de mettre en œuvre un tel appel « pour » qu’il y ait ou « et » qu’il y ait une réponse, un retour, bref un signe plein de la part de l’absent, satisfaisant l’appel, c’est-à-dire l’attente de celui qui est là qui est resté là, vivant ? Il ne faut pas s’y tromper, nous sommes au cœur de la structure comportementale magico-religieuse qui gouverne les relations que les hommes entretiennent avec les dieux. Le dieu ou les dieux sont ces pôles imaginaires auxquels nous nous adressons en espérant ou en vue d’obtenir d’eux des réponses quant aux attitudes à avoir afin de s’orienter dans l’existence de la manière la plus adéquate possible à la situation particulière ou générale à laquelle on est confronté.
On retrouve là un des niveaux de la lecture que je propose de ce texte, à savoir que nous avons affaire à la mise en œuvre du cadre général qui rend possible l’existence d’une réponse à l’appel. Il n’est pas pour nous étonner que la possibilité d’un tel retour magique soit lié à l’image. Mais il est rare de pouvoir le voir mis en œuvre textuellement si l’on peut dire, de pouvoir le décrypter en suivant pas à pas la manière dont il est construit et instauré, inventé.
Ainsi l’absence est une question privée qui doit trouver une réponse d’ordre privé et à ce titre les photographies de la mère relèvent de cette sphère. Retenons ce point car ce n’est qu’en toute fin de texte que la question essentielle en effet de ce qui est privé et public sera posée.
On se trouve donc en ce début de seconde partie face à une « image impossible » ou plutôt face à des images qui restent sans effet ni studium ni punctum au mieux une sorte de glacis indifférencié de photos, mais qui justement ne parlent pas, pas plus à l’auteur qu’à ses amis.
On le devine l’enjeu est donc de voir s’il existe et mieux encore de « faire exister » une image qui lui parle, qui lui réponde, qui réponde à son attente, qui comble les projections mises en œuvre par son système d’inférence.
Alors ne perdons pas de vue le statut des images mentales : peu de durée de vie autonome, mais une possibilité à être rappelée dans certaines conditions.
Alors décrivons avant d’aller plus loin un système possible, un schéma possible de fonctionnement.
Il y a l’objet visible et vivant, ici sa mère. Tant qu’elle vit, elle est présente et ses traits, même s’ils se modifient, sont actuels, c’est-à-dire le résultat d’un percept constamment réactualisé. Puis vient sa disparition. Les photos jouent alors un rôle ambigu. Elles sont bien des images de sa mère, mais elles ne peuvent être prises pour sa mère. Barthes n’est pas fou et en ce sens nous ne le sommes pas de croire que quelqu’un serait là parce que l’on regarderait son image. Mais on ne peut s’empêcher de chercher dans sa mémoire le souvenir de l’absent et de tenter de le faire revenir. Nous sommes là dans la pure dimension affective hors raison, juste dans le désir dans ce qu’il a de plus intraitable comme le dit Barthes lui-même.
Mais d’un autre côté les photos sont bien non seulement des rappels de sa mère, mais encore des percepts, tout ce qu’il y a d’actuel. C’est un peu cela qu’on ne dit pas sur la photographie et qui est au cœur du processus barthèsien de reconnaissance, à savoir qu’il y a un percept qui fonctionne avec l’image et qu’il vient heurter quelque chose qui n’est ni un percept ni même UNE image mémorielle, mais bien L’image qui serait la somme de tous les percepts, bref une sorte de concept, un objet mental composé de toutes les qualités de sa mère ou qui les ferait revenir comme si elle était non pas là présente mais là vivante dans l’esprit.
Mais le décalage est absolument insupportable en fait, car sa mère n’est pas un concept, ne peut pas le devenir et les percepts réactualisés par les photos ne produisent pas l’effet escompté et même plutôt un effet contraire. Elles la rendent même imperceptible, non rappelable, l’éloignent, brouillent les « vrais » souvenirs. LA question est donc de savoir si l’image peut à la fois échapper au concept et au percept, être à la fois plus qu’un percept lié à la réalité d’une situation et plus qu’un concept puisqu’elle répondrait à l’attente. On comprend que l’enjeu va recouper les problématiques liées à l’image et au texte mais aussi à cette tentative singulière de Barthes de se risquer dans le champ philosophique en acceptant d’inclure la dimension au demeurant présente aux origines qui serait celle du magique et que le daïmon de Socrate incarne ou de l’inspiration divine qui pousse Socrate à faire sa palinodie dans le Phèdre. Il vise à établir une pensée paradoxale, et si certes j’écris cela après avoir lu l’ensemble du texte, je crois que d’avoir cela en tête va faciliter la lecture du texte et rendre perceptible sa construction. Cela va aussi plus nous poser de problèmes qu’apporter de réponses, mais aussi nous permettre de mieux comprendre notre situation face aux images.

Paragraphe 26

Le réinvestissement de la question par des concepts importants va donc commencer avec celui d’histoire. Mais comme le montre la première phrase on en trouve d’entrée, ou plutôt encore, et de manière résolue cette fois, dans le domaine « privé » individuel, personnel, singulier. On philosophe à partir de sa singularité absolue. C’est moi la mesure de toutes choses, moi, forme conscience, moi comme individu qui en ce sens représente tous les autres puisqu’il dit comment ça se passe en lui et que l’on suppose non pas une identité de contenu des pensées, mais bien une similitude de fonctionnement de l’esprit. En tout cas c’est le pari qui est fait ici.
L’histoire comme ce temps où nous n’étions pas nés sonne comme un écho à ce texte de Husserl qui a pour titre L’arche originaire terre ne se meut pas.
Sans se lancer dans l’explication de ce texte tardif de Husserl constatons qu’il affirme de manière évidente la prégnance déterminante du vécu originaire dans la constitution de notre image du monde et en faisant ressortir les traits essentiels de cette perception originaire, il se voit conduit à accepter l’historicité absolue de l’ego et le fait que ses perceptions originaires, pour le dire vite, ne correspondent en rien à ce qu’il va finir par construire comme idée du monde. En d’autres termes, la terre n’est pas un corps, mais un sol, une arche originaire et seuls les apprentissages divers vont nous conduire à inventer une terre qui soit un corps dans l’espace par exemple.
Voici quelques citations qui nous permettrons rapidement de saisir de quoi il retourne et la manière dont Husserl positionne l’ego comme structure déterminante de la saisie du monde, structure qui ne peut pas être effacée d’une certaine manière. Barthes a recours à cela d’une manière à la fois provocatrice et phénoménologiquement « juste ». Il radicalise les enjeux et les subjectivise, mais cela fonctionne vu les limites de son sujet.
Revenons au texte. L’histoire est donc présentée en relation à lui-même et à sa mère, à son corps et au corps qui lui a donné vie et qui est devenu cadavre. En fait ce passage consiste en une première forme de remémoration, une sorte de première recollection d’éléments disparates liés à l’objet de la quête.
En fait nous sommes dans un moment où les photographies sont en tout égales à des images au sens de Changeux, d’objets de mémoire autonome et fugace.
La recollection des éléments divers, glanés ici et là sur les photos, on le comprend vite, ne va pas permettre de recomposer UNE image, l’image une, (rappeler le unaire de la première partie avec un sens autre).
Et ces photos ont besoin des objets réels pour être confirmés dans leur fonction mémorielle. (p. 101)
Mais Barthes, par une de ces phrases dont il a le secret comme on dit, raccorde le singulier au général, et en fait confère à son sujet, pour qu’il prenne de la consistance, une dimension extrêmement vaste. En fait il procède par analogies improbables. Ici le lien entre histoire et hystérie à partir de la constitution même du moi comme structure désirante. Mais l’enjeu est immense. C’est ici que se constitue l’espace dans lequel la suite du texte va venir se glisser. L’histoire est hystérique : elle ne se constitue que si on la regarde – et pour la regarder, il faut en être exclu (p. 102). C’est un peu un de ces paradoxes qu’aime la pensée chinoise, voir la montagne suppose qu’on n’est pas « en » elle, et lorsqu’on est « en » elle on ne la voit plus…
Mais il y a plus dans la mesure où il définit ainsi une rupture temporelle, avant sa naissance, mais après la naissance de sa mère dans ce temps où elle existe qui le concevra et où lui qui sera connu par elle n’existe pas encore. La conception chrétienne de ce temps qui sépare de la parousie qui pourtant a déjà commencé n’est pas loin, et on verra qu’elle irrigue ce texte profondément à travers cette figure de la mère et de la question de l’enfantement.
Cette rupture est aussi pensée comme le paradigme de toutes les ruptures temporelles et de toute pensée de l’histoire et donc du temps.
Mais l’enjeu réel, concret est celui de la possibilité d’une anamnèse. Elle semble interdite. Et ainsi le deuil serait donc irréversible irrémédiable. Elle semble interdite en ceci qu’il n’est possible de faire revenir en soi, à partir de soi, dans ce lien à l’expérience directe à une perception originaire au sens de Husserl, que ce que l’on a vécu. Or cela n’est pas possible de faire revenir sa mère à partir du temps d’avant le temps de sa naissance à lui, de son expérience propre de la vie.
Comment faire pour que cela soit possible, une telle anamnèse. On le sait, c’est à cela que va servir la photographie à combler ce trou, ce vide, cette impossibilité à faire en sorte que cela puisse avoir lieu ? Quoi ? L’éternité… Le lien entre avant et après… Avant la vie et après la mort… Avant sa vie et après sa mort…

Paragraphe 27

La question de la reconnaissance qui est abordée ici montre bien que l’on se situe en quelque sorte dans une sorte de tentative d’approche du fonctionnement mental réel. L’honnêteté de la démarche tient en cela, être au plus près de ce qui est senti et le penser, et non pas projeter une pensée sur du vécu. Mais on voit alors que le psychisme fonctionne par des projections ou des inférences et il se pourrait que la pensée soit une sorte de tentative de description de ce fonctionnement qui ne peut se réaliser cependant que prise dans les filets des schèmes culturels de l’individu de son temps de sa culture.
Donc une reconnaissance fragmentaire ou fragmentée, pas de recollection, c’est-à-dire pas de synthèse possible. Mais un rappel, celui de la quête proprement dite de l’essence de la photographie, associé donc à celle de l’essence de l’identité de sa mère, entendons de ce qui faisait sa mère pour lui, d’une sorte de synthèse de ses qualités (et non pas de ce qu’est la mère comme concept).
On passe du fragment au presque au ratage et au rêve comme savoir, mais pas comme voir. En effet, dans la mesure où ce texte cherche l’essence de la photographie à partir du point de vue du spectateur, il ne peut donc que se concevoir comme un questionnement sur le regard. Voir suppose un regard, quelqu’un qui regarde, et quelqu’un qui voit, et quelqu’un qui est vu, qui peut ou doit l’être, car seul l’échange des regards peut confirmer, légitimer et confirmer l’existence de l’un comme de l’autre. C’est vers une telle double reconnaissance que l’on tend ici.
Mais c’est surtout encore une fois l’aveu d’un échec remonter, redescendre, remonter… sans l’avoir vue... quoi l’essence (p.104).
Mais cet échec n’est pas total. Il y a quelque chose sur quoi construire la suite, un élément qui tient plus que les autres dans cette tentative de constituer, reconstituer l’image de sa mère : ses yeux, la clarté de ses yeux, autrement dit son regard. Ici ce regard ne regarde encore personne et de fait pas l’auteur, mais ce regard qui est lumière, comprenons posé comme échappant à la matérialité, ce regard apparaît comme un chemin, un signe et un chemin, il conduit vers… Le message messianique est là, et bien là en tout cas le fait que quelque chose guide, le guide vers sa mère, le guide vers l’essence… celle cherchée de la photographie. En tout cas ce n’est pas faire un faux procès à Barthes que de noter la présence de ce discours implicitement chrétien, qui on le verra nous conduira à la question de l’image acheïropoiète.
Le second paragraphe repasse par un moment que l’on a déjà vu dans la première partie (c’était le long § 5), la question de la pose et du fait de s’offrir ou non à çà l’objectif, mais cette fois pas de long débat. Au contraire, une soustraction, celle du sujet Mère des photographies d’elle. On libère ainsi, comme on l’a fait pour l’immaculée conception, le péché du corps maternel ou plutôt le corps maternel du péché, la chair de la lourdeur. Le corps de la mère est présenté d’une manière qui le rend susceptible de se transformer en autre chose de changer d’état… L’opération magico-alchimique se poursuit.

Paragraphe 28

C’est donc le chapitre de la découverte de la photo qui va lui rendre la vérité du visage aimé. Il faut garder en tête le fait que c’est dans cet appartement que sa mère est morte il y a peu, et que donc nous nous situons dans la perspective d’une relation directe entre l’image et le cadavre.
Remonter le temps et atteindre, à travers une photo de sa mère enfant, la vérité de son visage, de son être. La possibilité de dire l’essence de la photographie va être conditionnée par la possibilité d’avoir retrouvé au moins une photographie qui puisse dire une « essence singulière » si l’on peut s’exprimer ainsi. Pouvant le faire pour une personne, pouvant dire la vérité d’un visage alors la photo pourra être déclarée porteuse d’un message.
Deux choses concourent à la saisie de cette « essence singulière », le fait qu’il doit faire un effort pour reconstituer sa mère à partir d’une image où tout d’elle est présent, mais encore à l’état latent puisqu’elle est enfant. Il charge donc ce portrait de l’avenir même de la personne qui est sur la photo, il inscrit dans le passé de cette image le devenir même de la personne telle que lui l’a connue.
On assiste à un effet de correspondance image juste sentiment aussi sûr que le souvenir. On le comprend, il existe un support capable de faire revenir l’être disparu dans sa vérité. Il existe une image dont la perception en acte (sensation ou percept) réactualise à la fois l’ensemble des souvenirs (images mémorielles instables) et la vérité de la personne (concept singulier si là encore une telle expression a un sens ou image juste qui dit donc la justesse, l’accord parfait entre l’attente et la réponse, entre l’absence et la présence).
Le conflit image texte se poursuit. Les mots ne permettraient d’atteindre cette vérité que par une suite infinie d’adjectifs… infinie… Le texte suit la ligne du temps, le ressouvenir des événements prend le même temps que les événements même comme le montre si bien Borgès dans Funes ou la mémoire. Ici donc à la fois une assomption temporelle et une rupture avec l’ordre implacable du temps qui désormais efface les souvenirs puisqu’elle n’est plus rappelable dans la réalité de sa présence, puisqu’elle est morte.
On voit bien qu’entre la science impossible de l’être unique et la photographie unaire, il n’y a qu’un cheveu… L’une est du côté de la forclusion médiatisée par les réflexes culturels. L’autre est du côté de la singularité et surtout de l’affect ou de l’affectif pur.

Paragraphe 29

Remonter le temps, qu’est-ce à dire ? On le comprend cela dit le fait qu’il a regardé les photographies de sa mère en partant des dernières pour remonter à celles où elle était enfant.
Cette page 111 est importante. Elle inscrit dans le texte l’existence de deux corps, non seulement le corps vivant dans son opposition au cadavre mais surtout le fait qu’il y a deux corps de sa mère qui s’opposent en tout et se rejoignent en lui, la mère enfant et la mère mourante. Remonter de l’une à l’autre, remonter le temps, c’est donc à la fois être dans un processus de « déni » de la mort et dans un processus d’anamnèse de quelque chose qui ne part pas de soi et qui pourtant y trouve sa source.
Ainsi comprend-on la charge philosophique qui fait de l’enfance le souverain bien, qui est chez Aristote comme chez Platon ce qu’il faut désirer, ce qu’il faut viser, ce à quoi il faut tendre dans sa vie ce vers quoi il faut tendre sa vie.
Le renversement de perspective va donc jusqu’à faire dire à Barthes que sa mère devient sa fille à la fin de sa vie et que par cela il « résout la mort ».
On a déjà noté le thème récurrent de la mort et le fait que l’on passe sans cesse de la mort au singulier, si je puis dire, à la mort envisagée d’un point de vue plus sociologique. Mais c’est précisément le hiatus entre ces deux « visions » de la mort qui constitue l’espace même dans lequel la réflexion se glisse, le singulier d‘une part et le collectif d’autre part. C’est bien ce saut, cette articulation qu’il lui faut tenter d’instaurer et cela depuis le début. Il y a eu le parti pris du point de vue du spectator et maintenant le parti pris du point de vue de l’être singulier. L’enjeu reste le même, fonder un discours « vrai » sur ce qui passe pour être à l’opposé du vrai, l’affect, le sentiment, le désir, la forme du moi.
Quant à la fin du paragraphe page 113, on ne peut qu’y voir une sorte d’annonce prémonitoire de sa fin qui arriva si rapidement après celle de sa mère.

Paragraphe 30

Si la théorie du punctum et du studium a été sortie de lui comme sujet singulier, c’est donc de manière équivalente (on est et on reste dans une logique du double ou plutôt du redoublement) d’une photographie unique qu’il décide de faire sortir l’essence de la photographie.
Ce chapitre nous fait passer du premier monde, où le plaisir pouvait être un guide (en ce sens où le plaisir est la forme de ce qui résiste dans le sujet à tous les discours ou les excède) au second monde celui de l’affect pur ou de ces affects essentiels que sont chez Aristote la terreur et la pitié, et qui sont ici l’amour et la mort, et celui où c’est à partir de cette affectivité que l’on va tenter d’établir la pensée.
On est proche de la problématique husserlienne en ceci que Barthes se refuse à partir des critères communs qui incluent des données qui ne relèvent pas directement de l’expérience « pure » de l’ego. Ici l’ego c’est le sujet affectif.
Mais c’est le passage qui importe, l’articulation, le fil qui le tire vers la photographie qui reste l’enjeu profond, car il s’agit néanmoins non pas d’écrire un livre sur sa mère mais bien de tenter de trouver l’essence de la photographie.
L’enjeu pour nous c’est de tenter de voir si cette approche est juste, si oui en quoi, si non en quoi.

Paragraphe 31

Le processus de descente en soi-même se fait par épluchage par déshabillage. On enlève les couches relevant de l’apprentissage pour tenter de remonter vers le singulier.
La famille et la mère sont les formes sociales et culturelles, les catégories dans lesquelles semblent entrer les figures de son propos. Il faut les en dégager. Et cela passe par la réintroduction de l’affectif dans le discours sociologique ou scientifique.
On peut même dire qu’il s’amuse à inverser le point de vue habituel sur le savoir ou la connaissance. La richesse est dans la singularité et pas dans la connaissance toujours générale, car elle écrase, réduit et finalement dévitalise ses objets.
Ainsi on enlève donc le vêtement de la science, de la psychologie, de la religion, de la culture chrétienne pour mieux comprendre en quoi ils sont déterminants et l’on découvre en fait un état d’un genre particulier, une sorte de blocage de fixation, de stupeur radicale incompressible qui est celle du deuil et de l’affect liés à une personne particulière.
La dimension culturelle des comportements communicables et partageables ne joue qu’un rôle de masque de recouvrement. Dessous, juste derrière cette surface, autre chose est vécu, un autre temps s’est mis en place, un temps figé, un suspens radical, une époché psychique et affective. Rien ne tient face à ce deuil qui a tout emporté de l’essentiel au singulier comme singulier de l’essentiel dans ce qu’il a de singulier, dans sa puissance, sa capacité à affecter.
Figure, être, qualité irremplaçable, inqualifiable... la chute est sans appel. Il ne reste rien… C’est à partir de ce rien que va être possible la remontée vers l’essence. (Mais c’est un rien plein de ce tout qu’est l’autre plein de la vérité enfin atteinte par une image.)

Paragraphe 32

Nous sommes là dans un chapitre très important puisqu’il s’agit du moment où Barthes va refonder (on est toujours dans cette palinodie dans cette reprise répétition et déplacement de point de vue) ou plutôt réassurer l’axiome qui est le sien au sujet de la photographie à savoir qu’elle est co-naturelle à son référent (p. 119). Ainsi cette palinodie est en fait une tentative de lien entre deux mondes, celui de la banalité et celui de la singularité, celui que tout le monde connaît, et celui l’émotion qui n’appartient qu’à moi. En d’autres termes, nous sommes dans un schéma que l’on pourrait dire chrétien où la forme de l’idée attend d’être remplie par la « matérialité imaginaire » de la chair… (nous y reviendrons). Mais si l’on reprend un autre vocabulaire, ce qui est en jeu ici, c’est bien une définition de l’image, une présentation de son statut. Elle relève d’une part d’un état du « savoir » commun sur l’image, de la doxa si l’on veut. En ce sens l’image est un objet mental partagé, un concept donc, mais enté sur un percept, mais sur un percept général si l’on peut dire au sens où il serait modelé et modélisé par le savoir, par des attentes de type purement culturelles. Ici, l’image relève du système d’inférence qui voit dans les formes de l’attente la réplication de ce qui est commun à un moment de l’histoire à ceux qui vivent ensemble. Mais d’autre part, l’image est liée à un ou des souvenirs qui cherchent à se réactualiser et qui vont trouver dans l’image, une image, le vecteur de leur singularité.
Faire fonctionner ce projet, car c’est un projet, dire l’essence de la photographie implique de revenir sur les différentes sortes de représentations dans leur relation au référent.
Et en effet, pour Barthes, un point saillant apparaît, le fait que nécessairement ce qui a été photographié s’est trouvé devant l’objectif… la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif faute de quoi il n’y aurait pas de photographie… (p. 120)
Et immédiatement en fait c’est la différence écriture photographie qui est convoquée. La succession des mots est mêlée d’imaginaire. Paradoxalement, l’image photographique est assourdie de réalité.
On le comprend, ce qui revient, c’est l’idée que la photographie permet un percept originaire ou à un percept de type originaire d’avoir lieu et même à un percept plus originaire que les perceptions réelles dans la mesure où, livrant une vérité de ou sur quelqu’un ou quelque chose et au moins cette vérité sur son existence, elle « est » la chose même. La photographie a une fonction ontologique essentielle, elle dit l’existence même, l’existence pure, le fait même d’exister… ou plutôt d’avoir exister. Elle dit l’être, certes à travers un décalage mais c’est bien l’être qu’elle dit, dont elle manifeste la réalité dans le fait de certifier un avoir été.
Et, en effet, Barthes a raison. Si l’on accepte de croire à cette présence, à la nécessité de ce référent, alors on se trouve devant quelque chose qui est spécifique à la photographie qui lui est en même temps essentiel et qui est un lien entre contingence et nécessité, car il s’agit à chaque fois d’une chose différente, mais à chaque fois cette chose doit avoir été là. On comprend l’effet de redondance qui autorise ce lien.
Le corps vivant a été là, il n’est plus là et le système d’inférence entre deuil et désir, entre trace et effacement, entre mémoire incertaine et remémoration improbable va donc utiliser TOUTES les ressources à sa disposition pour tenter de combler le vide, de faire le lien, d’assurer la cohérence entre ce qui disparaît et ce qui « doit » donc de nouveau apparaître.
Revenons un instant sur le célèbre « ça a été ». Noème de la photographie, le « ça a été » serait donc en tant qu’objet intentionnel des actes de conscience selon Husserl ce qui définit l’essence de la photographie en tant qu’elle serait donc cette chose qui convoque la présence dans le différé (p. 121). Objet de conscience, le « ça a été » est bien celui de la conscience du spectator. C’est lui qui investit l’image de ses attentes et qui en la posant sur l’horizon de son attente, la transforme en une entité susceptible de lui répondre ou plutôt dont il attend qu’elle lui réponde. Elle le fait sur un mode particulier, celui de l’écart entre présence et absence. Le « ça a été dit » instaure le lien, crée le lien entre ces deux rives en général injoignables dans une perspective temporelle historique.
Le vécu contredit la connaissance.
En fait la magie est cette tentative effrénée du cerveau humain de contredire ce qui est, ici le fait que sa mère est morte, pour faire exister ce qui pour lui comme système affectif devrait être le fait qu’il ne veut pas perdre sa mère au sens de l’oubli, de ne plus pouvoir se souvenir d’elle, la rappeler, la faire revenir en lui comme objet comblant dans son esprit.
Un système d’inférence est en fait une structure d’appel. Ce qui est visé est pris dans cette injonction de devoir répondre… au moins un peu. Ainsi la question de l’image est prise dans la question du fonctionnement intime de la conscience qui est divisée, non par un décret divin ni par une loi mauvaise, mais par la structure même du cerveau qui est double.
Et ce que visent ces efforts, c’est toujours à combler cet espace celui de la division quelle que soit la forme dans laquelle on la pense. Ou celui de l’oubli.
Ici l’espace est inscrit dans une formule temporelle qui pourtant échappe au temps linéaire. Elle a même pour fonction de le contredire, on vient de le voir.
La manière dont cela est possible, dont se met en place l’effet magique est donc le suivant, une confusion que seul le fonctionnement affectif autorise, entre vérité et réalité, entre vérité de l’image et réalité de son origine… (p. 121) Remarquons au passage le « j’avais induit… dû à une intensité affective ».
Ainsi on ne sort pas de ce que disait déjà Nietzsche de la conscience dans la généalogie de la morale. Rappelons ce passage célèbre du paragraphe 3 à propos de l’instinct dominant de l’homme souverain : « sa conscience ? On peut deviner à l’avance que le concept de conscience dont nous rencontrons ici la forme la plus haute presque déconcertante a déjà une longue histoire, une longue suite de métamorphoses derrière lui…/… Comment former dans l’animal homme une mémoire ? Comment imprimer quelque chose d’ineffaçable à cet entendement du moment présent à la fois étourdi et obtus à cet oubli incarné ?…/… On grave quelque chose au fer rouge pour le fixer dans la mémoire : seul ce qui ne cesse de faire mal est conservé par la mémoire. Voilà une loi fondamentale de la plus ancienne psychologie sur terre » (Généalogie de la morale, § 3 p. 254).
Même si en effet on se trouve non pas du côté de la volonté collective et historique mais bien d’une conscience individuelle qui cherche à effectuer une opération particulière qui consiste à recouvrir une douleur par le rappel d’un bonheur, à faire exister un affect par le truchement d’un objet mémoriel, une image.
C’est ce décalage entre réalité et passé, ce lien intime, mais lien dans un écart nécessaire qui va devenir l’espace propre à la pensée de la photographie. (intersum, p. 121)
En fait l’image photographique réussit ce tour de magie de faire croire à la réalité, de protéger le sujet, l’individu, la conscience contre les assauts de l’imaginaire qui sont en fait basés sur une reconfiguration des images mnésiques, des images telles qu’elles existent dans le cerveau. Elle permet de faire durer ce qui s’efface dans un mixte singulier de douleur et de joie, où la joie, le bonheur réussit à recouvrir la douleur. On peut même dire que cela va être sa fonction principale, faire oublier la douleur en assurant le retour de ce qui est la cause de la douleur, sur un autre mode. Faire passer le corps absent, mort de l’état d’absent à un nouvel état, celui d’image effectivement agissante, comblante.

Paragraphe 33

Il faut cependant encore une fois revenir sur l’image pour légitimer l’axiome. C’est cette insistance qui est « suspecte » au sens où sans elle il se pourrait que la preuve de l’ancrage de la photographie dans le référent ne soit pas si indubitable.
Encore une fois on reste du côté du spectator. S’il y a intention, c’est une intention de lecture. La projection, l’attente, sont du côté du spectateur.
Et l’on en arrive à partir des remarques sur la pose à la remarque essentielle : dans la photographie, la présence de la chose n’est jamais métaphorique. (p. 123)
Et c’est dans ce deuxième paragraphe que Barthes opère par substitution et renversement le glissement qui confère à la photographie sa dimension ontologique irréfutable tout en permettant à la figure du cadavre de signifier le contraire de ce qu’il signifie, la vie à la place de la mort.
Et en fait c’est par association et confusion entre des niveaux différents que s’opère le renversement. Vivant et réel, vivant égal réel. Barthes remarque que nous sommes les jouets d’un leurre, c’est-à-dire d’une illusion, d’une erreur de jugement qui est en fait une projection, une inférence pure, le fait d’accorder au réel, dit-il, une valeur supérieure et de prendre l’immobilité de la photo pour un signe d’éternité… en attestant que l’objet a été réel, elle induit subrepticement à croire qu’il est vivant…(p. 123)
En fait la relation est métaphorique, de l’image photographique à la fonction qu’on lui accorde, dire le « ça a été » et faire croire que ce qui est sur l’image est vivant encore, pourrait-on ajouter, alors que la tentative de Barthes est de montrer qu’elle est métonymique. Mais ce qui est posé comme métonymique, c’est la relation entre l’image et son référent, et cette métonymie supposée ne l’est que pour contrer, faire oublier ou effacer si l’on préfère, la dimension métaphorique qui induit à voir dans l’immobilité de l’image ou à en tirer une forme d’éternité et de reverser cette éternité à ce qui est l’objet de l’image, l’objet ou la personne réelle qui a posé ou été posé devant l’objectif.
Ainsi se dégage le plan de consistance propre à l’image photographique pour Barthes, ce « ça a été » qui est doté donc d’un pouvoir de certification, d’authentification.
C’est ici qu’apparaît la première référence directe au champ chrétien, au syndrome de Saint Thomas, à la nécessité de la preuve pour pouvoir croire, pour pouvoir s’autoriser à croire.
On voit donc se dessiner une fonction de l’image photographique qui est d’être un procédé (une procédure) d’autorisation. Toucher pour croire ! Comme ce qui est sur l‘image a été comme touché par l’objet ou la personne, voir l’image c’est pouvoir croire que l’objet ou la personne ont réellement et vraiment existé.
L’image perd ici son statut de média ou médium pour accéder au statut de chose même (fin § p. 125).

Paragraphe 34

Ce chapitre nous redit des choses connues. On voit que Barthes est tout à fait conscient du rôle de la chimie dans l’invention de la photographie, mais il en tire une conclusion opposée à celle que tire Flusser. Il n’y voit pas un programme et un code médiatisant la capture du réel ou s’interposant entre le réel supposé et l’image à venir, mais bien la preuve de son axiome à savoir que « la photographie est littéralement une émanation du référent »(p. 126).
Ce chapitre nous plonge au cœur de la mécanique de la croyance en l’indicialité et de la croyance tout court, le passage essentiel est basé sur la double métaphore de la lumière et de la chair. Lien ombilical, lumière comme milieu charnel, rien ne manque pour faire passer l’instant de la prise de vue et la matérialité pour le moins fragile de la photographie du côté de l’éternité. Barthes relaie tout simplement la croyance que la photo éternise. Qu’elle offre à ce qui a disparu un second corps, un nouveau corps impérissable… « le corps aimé est immortalisé par la médiation d’un métal précieux… et vivant… » (p. 127).
C’est là qu’a lieu l’opération de retournement, une opération alchimique (qui sera bientôt magique) qui fait de la photographie un corps émetteur.
De capté, capturé, le corps devient émetteur de rayon de ses propres rayons, l’image est donc enfin le « lieu » du propre. (p. 128)

Paragraphe 35

Ce chapitre nous plonge pour la seconde fois, mais de manière plus directe dans le corpus chrétien et nous renvoie donc aux conceptions chrétiennes de l’image, ou plutôt à la théorie la plus singulière issue du christianisme celle de l’image acheïropoiète.
Ce n’est pas le suaire de Turin qui est à l’origine de la légende ni même le linge de Véronique, légende plutôt tardive, mais l’histoire de roi d’Édesse.
Cette tradition tout à fait singulière apparaît comme fondatrice de l’icône (encore qu’elle ait eu des antécédents grecs avec l’Artémis d’Éphèse dit-on), celle de l’image acheïropoiète, l’image non faite de main d‘homme. Il ne faudra pas moins de quelques siècles de réflexion et d’un siècle de guerre entre iconoclastes et iconodoules, pour que la question soit finalement théologiquement réglée. Elle a été réglée en particulier par une série de déplacements de sens, mais surtout par l’interposition de cette image dont le statut est unique, l’image originelle du Christ, en fait l’impression que son visage aurait laissé sur un linge avec lequel il se serait essuyé.
« Il s’agit d’une légende attestée par Eusèbe de Césarée. D’après lui la première représentation du visage du Christ fut laissée sur un linge destiné au roi d’Édesse, Abgar. Malade ce roi avait demandé que Jésus vienne pour le guérir. Il avait envoyé son intendant pour l’inviter, Ananias, qui avait pour consigne en cas de refus de réaliser un portrait du sauveur. Jésus montant à Jérusalem pour sa passion ne pouvait se rendre à Édesse et Ananias tenta de faire son image, mais il ne le put ébloui par le rayonnement intense qui se dégageait de sa face. Alors le sauveur prenant un linge imprima ses traits, constituant ainsi l’image non faite de main d’homme qui fut conservée jusqu’au sac de Constantinople par les Croisés en 1204. Caché un moment le linge avait été posé sur une tuile keramyon qui se trouva impressionnée constituant ainsi la première réplique et en même temps l’affirmation implicite de l’utilisabilité iconique (répétitivité de cette trace) Mandylion (image sur le linge) et Keramyon sont le fondement de la « ressemblance » chrétienne dans l’image et donc de toute icône. » (Philippe Sers, p. 48, Icônes et saintes images)
On voit donc qu’il rattache la photo à cette tradition qui remonte donc à l’icône et à son origine achéïropoiète dont la fonction est essentielle, on l’a compris, est de certifier, de témoigner du fait que le Christ a bien été là présent sur terre, vivant, que tout cela n’est pas un rêve, un produit de l’imagination, un fantasme et un fantôme, bref un morceau de la Maya… comme le dit Barthes lui-même. De la même manière la photo certifie qu’ils étaient là (p. 130).
Ce qui pour nous importe, c’est le lien qui est fait entre ces deux univers, l’un technique et scientifique et l’autre basé sur la croyance sur ce système d’inférence qui nous fait espérer pouvoir renverser le cours des choses, inverser le cours du temps ou du moins le suspendre réellement. La photo vient se glisser comme un moyen de maintenir vivant cette croyance, sa possibilité. C’est précisément ce que Barthes accomplit, une sorte de légitimation culturelle de la croyance en la réactualisant à travers son expérience propre qui est d’une certaine manière une sorte de concentré de l’expérience humaine profonde dans sa relation à ce qui lui échappe et au cadavre en particulier.

Paragraphe 36

On comprend ici pourquoi d’une certaine manière la fonction du photographe est ici de moindre importance dans la donation du sens. Il ne fait rien qu’être là au bon moment, il est ce par quoi ça passe et ça se passe, mais l’appareil est ici doté d’une fonction semblable à celle de la tuile du Keramyon, il enregistre et certifie. Et donc c’est l’image qui importe, pas le reste. Ce qui est visible est constitué comme une chose, comme une présence réelle, pas comme un double mais bien comme un équivalent de ce qui a été. Il faut donc encore une fois répéter marteler l’axiome : « l’essence de la photographie est de ratifier ce qu’elle représente. » (p. 133)
Et inévitablement comme une rengaine, nous retrouvons dans ce chapitre l’opposition entre image et texte, entre métaphore et métonymie. Le langage est par nature fictionnel (p. 134)… La photographie l’authentification même (p. 1. 35).
En évoquant la première photo de Nièpce, Barthes parle d’objet rencontré hors de toute analogie de réel qu’on ne peut toucher… (p. 136). Mais ce qui est plus troublant c’est l’aveu de cette foi dans la photographie qui lui fait dire que le passé est devenu aussi sûr que le présent. Ainsi la photo serait à l’origine d’une coupure épistémologique profonde, qui affecte donc notre perception du temps et donc de l’histoire. Mais c’est aussi dans ce chapitre que vient l’aveu, si l’on peut dire, de ce que la photo a à voir avec la magie et même qu’elle est une magie non un art (p. 138).
Alors écoutons Florence Dupont : page 318 l’imago, pages 326, 330-331, 33-334, 343.
Ce que nous découvrons donc, c’est en relation avec la mort et un processus qui apparaît dans la Rome impériale du IIe siècle, un processus complexe qui met en jeu la notion qui donne son origine au mot image.
Mais c’est surtout cette opposition entre image et texte qui importe ici au sens où l’image est du côté de la magie, c’est-à-dire de quelque chose qui plonge la pensée dans un fonctionnement non ratioïde, non linéaire, qui replonge la conscience dans un état plus ancien dans cette fascination dont elle s’est dégagée pour devenir conscience, mais qui la hante comme le cadavre hante les vivants et dans cette dissociation qui, dit-on, est signe de psychose.
Boyer p. 320, 321, 322, 327, 326, pour finir…

Paragraphe 37

Il faut revenir encore et encore sur les différences entre texte et image dans la puissance d’impact sur l’esprit, sur la pensée, sur le psychisme en général.
Citant Sartre, Barthes remarque que la lecture n’entraîne qu’une production faible d’images mentales et le cinéma, plein de failles entre les images, pourrait-on dire.
Intégrité de l’image plénitude, on ne peut rien y ajouter, dit Barthes, l’image sature donc le visible, capture le regard et sature l’espace. Elle prend toute la place.
Mais ce qui importe ici, c’est le mot spectre et le fait qu’une photo rompt le cours du temps et entraîne ailleurs dans un temps propre à l’image. Ce point Flusser le développe, pas Barthes.
Barthes va plutôt développer l’aspect singulier de l’expérience face à la photo du jardin d’hiver et constater que rien ne change en lui, avec, ou grâce à la photo.
C’est cette situation qui lui semble remarquable et qui lui permet d’avancer dans sa définition. En effet, la photo se trouve prise dans un réseau de relations qui en fait apparemment le support du souvenir et qui bloque le mécanisme même du souvenir. Elle s’interpose et empêche paradoxalement l’anamnèse parce qu’elle emplit de force la vue (p. 143).
Cette violence de la photo est donc bien ce qui la caractérise en ceci qu’elle impose une vision absolue, fascinée en s’imposant au regard et qu’elle capture, captive. Elle est du côté du cerveau gauche, mais sa présence bloque en effet le fonctionnement du cerveau droit, elle l’annihile, le cloue dans sa propension discursive.
L’image est en ceci plus puissante que le texte, nous le savons, qu’elle nous sort du temps linéaire qui n’est pas seulement celui de l’histoire, mais bien celui du texte de la raison et de la conscience.
En ce point, la réflexion de Barthes va rebasculer hors de la sphère privée précisément pour penser la dimension sociologique de la photo à partir d’une réflexion sur la mort et sur l’articulation entre privé et public que son existence a profondément participé à transformer.

Paragraphe 38

C’est sans doute le paragraphe le plus étrange. Il opère un glissement qui nous fait passer d’un socle tout à fait singulier et privé à un socle sociologique qui concerne l’époque tout entière.
La difficulté en effet persiste de remonter des zones intimes de la psyché à la surface sociale et aux enjeux communs à tous.
Barthes pourtant se défie d’accomplir un tel déplacement préférant parler de lien anthropologique que de problème sociologique, entre la mort et l’image photographique. Mais ce qui apparaît, c’est une approche soudainement simple pour ne pas dire simpliste.
En tout cas on quitte la photo comme surface signifiante pour la considérer dans sa matérialité d’objet, feuille de papier, soumise aux aléas du temps qui passe.
Ce sont plutôt des clichés qu’il nous livre maintenant, sur la vie, la mort, le déclic… (p. 144-145)
Il y a une dimension presque naïve à parler de la photo comme d’un organisme vivant, à parler de la photo comme si elle ne pouvait malgré tout lutter contre le grand mouvement destructeur du temps.
Mais ce qui importe ici, c’est en effet la remarque qui concerne la photographie et le monument, et cet interstice que constitue la durée et la perception de la durée. Mais s’il est vrai que l’opération consistant à inventer l’essence de l’image à partir des formes de la subjectivité radicale, il est moins pertinent de tenter de tirer de sa fragilité une leçon au sujet de l’histoire. Ce qui importe ici, en effet c’est un paradoxe. L’immédiateté de l’image photographique s’oppose encore une fois à la discursivité fictionnelle de l’histoire, mais ni l’une ni l’autre ne peuvent prétendre saisir, éterniser ce qui dans le vécu importe le plus, l’amour, la revendication hystérique d’être ou d’avoir été aimé, malgré la référence à Michelet.
Quelque chose échappe à Barthes en cet instant, et c’est l’autre conflit qui traverse l’image, et que Flusser lui met en scène, celui qui oppose les possibilités infinies de l’appareil et les intentions de l’operator.

Paragraphe 39

On entre dans la phase de synthèse et de conclusion de ce livre. Il rassemble les éléments et les replace dans un nouvel éclairage, non plus celui de l’intime mais celui du communicable et du sociétal.
Il donne au « ça a été » une place dans le schéma général qui opposait studium à punctum et qui inscrivait l’image dans sa relation au temps et non plus seulement à l’espace. Intensité contre forme dit Barthes (p. 148), mais en fait il s’agit d’un conflit entre forme du souvenir et fonctionnement de la mémoire, entre fixation d’un souvenir qui peut faire office de souvenir écran et entaille dans la chair même du souvenir qui rouvre la possibilité de voir surgir des souvenirs nouveaux.
C’est la forme de cette déchirure qui intéresse Barthes. Elle est la forme synthétique de l’ambiguïté de la photographie qui tient en ceci que ce qu’elle autorise, une saisie immédiate d’un fragment de réalité, saisie basée sur la croyance en un lien métonymique entre l’objet réel et l’objet représenté, et dans le même instant interdit la saisie de cet objet comme porteur d’une puissance métaphorique et discursive, ratioïde mais qui est toujours à construire à inventer.
En évoquant cette photo de Gardner, le portrait du condamné à mort Lewis Payne, Barthes révèle ce que l’on pourrait appeler le pli photographique, ou plutôt son cercle vicieux, l’accollement de trois temps celui du spectator, celui de ma dimension culturelle et historique du sujet photographié et celui de l’operator. Moi le temps du Christ et celui du photographe dit-il page 151.
Mais ce qu’il ne développe pas c’est la forme de ce temps plié ou de cercle vicieux qui fait que l’on s’y trouve comme piégé en effet, et qui est la forme du temps propre à la photographie, celui de l’éternel retour comme dit Flusser. La photo agit sur la conscience comme agit le cadavre, en ceci qu’elle dissocie le présent de l’avoir été, mais elle agit aussi sur la conscience en bloquant la raison dans sa capacité à réorganiser logiquement les éléments qui ne cessent de se renvoyer la balle du possible dans l’image même. Mais qu’est cette catastrophe qui a déjà eu lieu, dont parle Winnicott, toujours déjà eu lieu, sinon – et ce n’est pas tout à fait un hasard si c’est du temps du Christ dont il est question ici malgré tout, comme s’il s’agissait d’un lapsus culturel – sinon donc celle qui inhibe la possibilité d’agir, qui inhibe jusqu’à la nécessité même d’agir sur le réel pour le modifier puisqu’il est possible par contre de modifier sans fin la signification des images. Ce qui devient sensible en ce point, c’est bien quelque chose qui a à voir avec l’économie générale de l’image telle que le christianisme l’a pensée.
« Qui refuse l’image refuse l’économie c’est-à-dire la totalité du plan providentiel de la rédemption par le sacrifice de celui qui étant image a sauvé l’image en sauvant l’humanité, l’image rédimée (metamorphosis) justifie la transfiguration et le rachat de tout ce qui lui sera semblable. Être sauvé, c’est imiter » (M. J. Mondzain, Similitude et économie dans l’icône byzantine durant la crise de l’iconoclasme).
Barthes ne va pas trouver la rédemption dans une perspective temporelle, mais bien dans cette racine (p. 151), cet affect pur qui est la béance qui se révèle entre le corps absent et l’image à jamais « imprésente ».

Paragraphe 40

En effet on comprend mieux de quoi il était question dans le chapitre 38, à savoir de la possibilité ou non de se sauver. C’est ce qui revient ici dans « ce signe impérieux de ma mort future », c’est à partir de l’expérience du fait de regarder la photographie qui s’impose comme un acte intime, la reformulation d’un partage ancien, la redéfinition de la frontière entre public et privé. Entre l’économie générale du salut impliquée dans l’existence des images dans le monde chrétien (qui revient ici à travers la figure de la prière p. 152) et l’impossibilité raisonnable de penser un salut individuel aujourd’hui, la photographie vient à la fois rappeler l’existence de l’un, ce projet ancien, le revivifier d’une certaine manière en déclenchant des processus de croyance magique et en montrer l’impossibilité.
Ainsi les images fonctionnent-elles sur deux plans. Comme il y a finalement deux punctum, celui du détail et celui du noème, il y a deux images, celles qui sont communiquées à tous, et celles qui relèvent de la sphère de l’intime. C’est dans cette sphère qu’a eu lieu la révélation du noème, par le réveil de la blessure, par la captation de l’affect pur et cette sphère, ce qui s’y passe est incommunicable en tant que tel même s’il est partageable potentiellement par chacun.
C’est bien en effet une limite entre visible et dicible qui est révélée ici, et qui est révélée comme susceptible d’être franchie en permanence dans le fait que l’on exhibe devant tout le monde des images qui relèvent de la vie privée de chacun. Plutôt qu’un brouillage de frontière, on assiste à jeu de glissement où une part du privé apparaît dans la sphère publique, et où une part de ce qui est public se trouve occulté par cet aveu-souvenir-écran.
On sait aussi que c’est dans ce chapitre que Barthes énonce une de ses idées qui fera florès sur le fait que l’amateur est en ce domaine supérieur à l’artiste en ceci qu’il se situe au plus près de l’essence, du noème, du « ça a été » de son vécu qui trouve dans l’image réalisée sa confirmation, sa légitimation et comme après-coup son autorisation.

Paragraphe 41

C’est le chapitre de la tentative de comprendre le mécanisme mental, psychique par lequel UNE image se constitue dans l’esprit. Agrandir le détail, zoomer, plonger dans l’image, s’approcher de celui qui est visible sur la surface, prendre le temps de savoir enfin (p. 155), voilà ce qui se passe, mais rien n’a lieu que la confirmation de l’avoir eu lieu, de l’avoir été. Rien d’autre la promesse de salut est confirmée dans l’impossibilité même de savoir en quoi il consiste, de savoir la vérité. Les deux registres (savoir et affectivité) restent séparés, ils ne communiquent pas ou si mal, et s’opposent en tout.
Et c’est bien toujours le hiatus entre visible et dicible que l’on retrouve : « telle est la photo elle ne sait dire ce qu’elle donne à voir » (p. 156).

Paragraphe 42

Inévitablement revient en écho au questionnement de la première partie, la question de la ressemblance.
En effet, de quoi est-il question dans la photo ? Métaphore ou métonymie toujours la question. En fait, il y a l’aveu étrange de l’incompossibilité de l’image et de son objet, de leur absence absolue d’adéquation comme si Barthes laissait échapper ici un doute radical, sur la possibilité même de la métonymie, de ce lien organique-magique entre la photo et son objet.
Elle capture bien quelque chose mais qui ne ressemble pas à ce qui est irreprésentable. La vraie ressemblance n’est donc pas liée au percept, mais bien à la possibilité offerte par un objet, ici une image en effet qui témoigne de l’avoir été de son objet, de mettre en marche un processus d’anamnèse particulier qui permet à l’esprit de former une image juste de cet « objet » surtout s’il s’agit d’une personne, la chose la plus compliquée à envisager (cf. Boyer).

Paragraphe 43

Ce processus de formation d’une image mentale juste se fait donc à la fois par le repérage d’éléments flottants, de signifiants parcellaires qui passent d’une personne à l’autre, de ces traits qui sautent d’une personne à l’autre dans la famille et que la photo permet de repérer. Mais là encore on en reste à la surface de l’image, au jeu entre les informations qu’elle contient, et à la lecture qu’on en fait, mais on n’arrive pas à ce satori de l’image juste qui emplit tout et « sauve » ce qu’il y a à sauver, la forme de tout souvenir.

Paragraphe 44

Après avoir donc trouvé le noème de la photographie, Barthes est contraint de constater qu’il n’y a aucune possibilité de fonder sur la photographie un quelconque salut en ceci que, comme le dit Blanchot cité ici, pages 64-165, « l’essence de l’image est d’être toute dehors, sans intimité, et cependant plus inaccessible et mystérieuse que la pensée du for intérieur… »
Mais cette nouvelle essence de l’image risque de faire basculer la croyance même en la puissance de la photo. Il faut donc sauver sinon la lisibilité de l’image du moins son noème. Et ce chapitre vient désigner le point aveugle de la théorie même qui a été élaborée à grand frais en ceci que Barthes est contraint littéralement d’affirmer que ce qu’il dit de la photo est et n’est qu’une croyance (p. 165), et que comme toute croyance, il n’est en rien possible de dire sur le fait que l’on croie. Une croyance se marque de ce qu’elle a à sa source un point aveugle et muet à partir duquel se déploie l’infini d’une répétition qui est celle même de l’affirmation de son existence et de rien d’autre.
Nous atteignons ici la zone où la trame de l’inconscient pointe sous les évidences de la reconnaissance et où la connaissance montre ses liens avec le doute, là où la reconnaissance ne se satisfait que de la vérité. La vérité se retrouve du côté de l’affect et non du côté du savoir.

Paragraphe 45

Mais Barthes persiste. Il veut pouvoir faire de ce support du souvenir le moyen de l’anamnèse, même s’il a constaté que ce n’était pas le cas. Il tente donc une dernière fois de fonder l’anamnèse dans la réalité et pour cela il doit DOTER la photo d’une âme. En fait nous nous trouvons en cette fin de parcours au point essentiel sans lequel la mécanique de la croyance ne fonctionnerait pas, en ce point où il est nécessaire d’opérer un transfert, de projeter une âme dans le corps absent et qui pourtant est présent « réellement », métonymiquement dans ou sur la photographie.
On se trouve dans une sorte de reprise de ce qui s’est passé pour l’icône, c’est un raccourci du trajet psychique qui conduit à doter le mort d’une vie propre sur le modèle de la nôtre mais avec des différences, suffisamment de différences parce qu’on sait bien qu’il est mort et suffisamment de ressemblance pour qu’on puisse continuer de croire qu’il y a de la vie en lui, qu’il est donc là avec nous, continue de nous parler et qui sait, sinon de nous voir, du moins de nous regarder.
La théorie de l’air, autant dire une sorte de reprise là aussi de l’aura sous un autre mode, cette théorie de l’air inscrit ce texte dans la catégorie des textes religieux. Il s’agit tout simplement d’opérer un transfert, une induction du corps à l’âme, et une fois l’âme supposée exister, animer ce corps « mort » de la photo alors tout redevient possible ou presque en tout cas, de retrouver ce qui est perdu, le « c’est ça » (p. 167) comme le fait de savoir avec certitude ce qu’il en est de l’être d’une personne en voyant sa photo. Une sorte de savoir existe donc, lié à cette opération magique, le savoir que chacun a une âme, un air et que si le photographe, enfin il revient acteur décisif de cette aventure, si donc il sait capturer cet air, alors il rendra la personne vivante ou plutôt il donnera vie à la photo.
En ce point, l’intention du spectator retrouve celle potentielle de l’operator, et la connaissance ne fait qu’un avec la reconnaissance.

Paragraphe 46

Il manquait une opération que l’on attend depuis longtemps, celle qui consiste à faire en sorte que l’image me regarde. Si le photographe a capté l’air ou l’âme de la personne, si donc elle est en quelque sorte vivante alors elle peut donc regarder et me regarder.
Ici, c’est sans aucun doute le moment le plus sublime de ce texte dans la mesure où il apparaît très vite qu’un regard qui ne verrait rien serait comme vide de sens. Il s’agit donc de finir par supposer que le regard visible sur une photo est effectivement un vrai regard et qu’il peut voir. Mais que voit-il ? Il voit à la mesure de ce qu’il regarde, et pour pouvoir devenir cet absent ou ce mort qui regarde, pour être le regard qui révèle un air, une âme, il doit être un regard intérieur. C’est pourquoi tout en me regardant, il ne ME regarde pas comme me regarderait un vrai vivant, c’est-à-dire avec intention (p. 172) mais il retient, dit Barthes, son amour, sa peur. (p. 175)
Le lien est opéré avec l’affectif pur, avec l’irreprésentable et c’est en quelque sorte l’irreprésentable qui se trouve représenté avec l’air et avec ce regard qui voit sans voir et regarde sans regarder.
En écrivant que le destin de la photographie est de me donner à croire et d’accomplir la confusion inouïe de la réalité et de la vérité (p. 175-176), Barthes tente à la fois une opération de la dernière chance qui consiste à accueillir l’affectif comme socle de la vérité. Mais il s’agit bien d’une hallucination et il en conviendra dans le chapitre suivant.
Néanmoins cet aveu est aussi « salutaire » en ceci qu’il défend une position courageuse, celle de la reconnaissance du non ratioïde comme élément déterminant dans les processus de connaissance et donc dans ce que nous tenons pour vrai. (La vérité folle, p. 176)

Paragraphe 47

La photo est donc une nouvelle forme d’hallucination en ceci qu’elle existe sur une ligne de faille « fausse au niveau de la perception, vraie au niveau du temps… » (p. 177), ce qui signifie qu’elle transforme les conditions même de la pensée puisqu’elle introduit dans le champ de la perception une faille radicale qui passe entre percept et concept, et les dissocie tout en montrant que ce qui les relie est de l’ordre, et ne peut qu’être de l’ordre de la « folie », du croire. Car à l’évidence il n’y a pas de corps dans l’effigie et donc tout ce qu’il a dit relève de la folie de l’hallucination.
En convenir ne change rien au problème sinon à glisser vers la question de la pitié comme forme absolue de l’abandon de soi à sa folie…
Il faut là aussi évoquer une dernière fois la folie sacrée qui s’empare de Socrate lorsqu’il fait sa palinodie.

Paragraphe 48

Alors comment échapper à la folie ? Comment la société peut-elle échapper à cette part divine, à ce démon qui habite la photographie ou du moins qu’elle est susceptible de réveiller en nous ? Comment calmer le jeu ou plutôt atténuer les signes, les marques de la folie ? Comment faire que la conscience, que le ratioïde, s’y retrouve ou du moins ne s’y perde pas ?
Par l’art, forme exacerbée de la victoire sur la folie depuis la renaissance ?
Par la banalisation d’un imaginaire comme forme du bien commun.
La fin de ce livre nous renvoie à cette question que nous avons rencontrée avec Flusser dès le début et qui est le lot de notre existence et ce que nous tentons de penser et sur laquelle il nous faudra revenir, celle de l’hallucination généralisée engendrée par les images à cause de leur prolifération.
Les images ont remplacé les croyances…
Et l’image sage est partageable ou folle, incommunicable en étant ce qui me met hors de moi, me plonge dans l’extase…
On voit bien que nous sommes face à la nécessité de reprendre la question autrement si nous voulons réussir à comprendre ce qui est en jeu dans cette hallucination devenue collective.