dimanche 26 avril 2015

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Plongée dans l’épaisseur du temps

, Francesca Dal Chele et Jean-Louis Poitevin

La superposition d’images est aussi ancienne que la photographie. Historiquement, hasard de gestes imprécis ou volonté délibérée, la superposition d’images porte avec elle la preuve que photographie et magie sont sœurs jumelles. On pourrait aussi arguer qu’elle démontre précisément le contraire, qu’une image est toujours une construction, entendons ici, un montage, ou si l’on préfère une superposition d’états, qu’ils soient de matière ou de pensée, de vision ou d’intention.

Palimpsestes

La photographie serait donc une production d’états différenciés. Mais états de quoi ? De fragments de réalité comme on le dit si souvent ? De souvenirs devenus souvenirs justement parce qu’évoquant des réalités disparues ? De traces ou d’empreintes de corps, de lieux, de rêves, aspirés par le temps et recrachés soudain, magie encore, sur une feuille de papier ?

Les relations de la photographie avec le temps sont l’objet d’approches infinies, mais toutes, finalement s’appuient, pour déployer leurs véroniques trouées, sur une conception du temps qu’une observation des images à la fois moins contrainte idéologiquement et plus attentive concrètement, contredit et abolit.

Les œuvres récentes de Frances Dal Chele regroupées sous le titre de Palimpseste — elles n’ont encore jamais été montrées et TK-21 LaRevue en présente en avant-première un choix significatif — en prenant en charge ce procédé classique de la superposition d’images, nous permettent à la fois de découvrir des images diffractées d’Istanbul et de réfléchir plus avant sur ce que le temps peut signifier en photographie.

Afin de mieux appréhender cette question, il importe de prendre acte du projet même de Frances Dal Chele et de la manière dont elle l’a pensé en tant que photographe. Dans cette série, elle insiste sur la puissance évocatrice en nous de la trace comme étant plus puissante encore que celle de l’empreinte qui en effet dans le processus de notre construction physiologique et psychique la suit, la recouvre et la prolonge. Elle insiste aussi sur le fait qu’aucune réalité n’existe en soi et que tout élément de la réalité est toujours pris dans un jeu complexe d’effacement, de recouvrement, de superposition, d’affirmation et de déni.

Aucun oubli ne parvient à abolir la mémoire, ou du moins toutes les strates et types de mémoires qui nous composent. Aucune mémoire ne parvient à endiguer la vague oublieuse qui inlassable vient lécher les pieds de la plage sur laquelle, insoucieux du lendemain, nous nous prélassons en vain.

« Palimpsestus, ou « gratté de nouveau » : au Moyen Âge, les moines-copistes grattaient souvent un parchemin pour en effacer le texte, puis le réutilisaient pour écrire un nouveau texte. Mais par endroits demeuraient de fantomatiques traces de l’ancienne écriture.

« Mon travail précédent, Du Loukoum au Béton documentait la globalisation de la Turquie à travers des villes anatoliennes et leur jeunesse. En avril 2014, j’ai commencé à Istanbul une nouvelle série d’images inspirée par la notion de palimpseste. La globalisation d’un pays se constate à travers les mutations de ses villes. L’urbanisme est une écriture, et les radicales transformations urbaines à l’œuvre dans Istanbul effacent l’écriture précédente faite de champs, maisons basses, petites fabriques, chemins de terre et la remplacent par des modèles de villes mondialisées dans la quête inévitable du progrès au nom de la Modernité.

Mes images-palimpsestes d’Istanbul sont axées sur les secteurs périphériques de cette ville tentaculaire. Ils questionnent l’impact du développement urbain effréné sur l’équilibre et l’harmonie d’Istanbul et interrogent en même temps la notion de mémoire du lieu. Dans des secteurs comme Maslak, Kartal, Ata_ehir, le présent bouscule le passé, l’efface et le remplace. Dans les images-palimpsestes, des champs avec leurs vaches ou leurs randonneurs se devinent sous des tours en construction ; un quartier de maisons demeure à peine perceptible sous deux tours résidentielles surgies à côté d’un panneau vantant la forêt de tours qui composeront le nouveau quartier ; des méga-chantiers réécrivent sur des forêts ou de petites usines ; toute une collection de gratte-ciels existe là où peu de temps auparavant il n’y en avait qu’un ; une esplanade en béton s’inscrit sur une plage ; etc ... etc ...

En combinant une image en N&B (ces images d’un passé récent viennent des collections de la Bibliothèque Atatürk, de SALT, de la Mairie de Kartal et de ICS Group, ainsi que des collections personnelles de Messieurs _rfan Da_delen et Zeki Kar) faites dans les années 1960 - 2000 avec une image en couleur que je prends de sensiblement le même endroit, une troisième image apparaît, une image-palimpseste. Son élaboration demande un long et minutieux travail. Je n’emploie cependant pas un stylet pour gratter la vieille image, ni une plume pour façonner le palimpseste, mais cet outil de l’image moderne, PhotoShop. Les images-palimpsestes, avec leurs strates et leurs fantômes, évoquent la globalisation d’Istanbul mais aussi sa mémoire et l’épaisseur du temps. »

Gestes

Les métaphores liées au temps, à partir desquelles on tente de dire à la fois comment sont faites et ce que nous font certaines images photographiques, ont une légitimité si évidente qu’il semble vain de chercher à les déconstruire. Pourtant, c’est de cela qu’il est question en filigrane dans le travail de Frances Dal Chele, d’une approche du temps comme accumulation de strates plutôt que comme étirement de points le long d’une ligne abstraite, allant, d’ailleurs, nul ne sait où.

Les photographies couleur sont réalisées aujourd’hui. Elles disent un état de la ville d’Istanbul, et un état du monde actuel qui, dans les mégapoles, est emporté par une frénésie de destruction-construction inlassable. Les images en noir et blanc, reprises d’images d’archives disent, elles, apparemment une réalité que les constructions nouvelles abolissent.

On a affaire ici à une superposition de strates temporelles au sens d’époques différentes. S’en tenir à cet écart temporel comme justification de l’œuvre cantonne notre regard dans un cadre prédéterminé, celui du temps comme continuum porté par une flèche unidirectionnelle.

Or, c’est presque du contraire dont il est réellement question ici, à savoir de la superposition dans le non-temps de l’image de « gestes » humains identiques, les gestes qui montrent l’homme comme doué d’une puissance créatrice se manifestant à travers cette inquiétante obsession de construire, c’est-à-dire d’inscrire sa trace dans le paysage.
Si dans ces deux strates d’images, on a bien affaire au même geste d’inscription par construction, alors ces deux images ne marquent pas un écart temporel, mais une répétition différentielle.

Le temps n’est que le nom de l’alibi nous permettant d’esquiver d’avoir à penser le temps puisque, disons-nous, nous savons ce qu’il est quand nous disons qu’il passe.

Ces images de Frances Dal Chele montrent précisément que ce que l’on nomme temps n’est qu’une oscillation autour de gestes dont la fonction est inchangée. Le temps est l’ampleur d’un ensemble de mouvements et de gestes toujours à peu près équivalents puisqu’ils visent simplement à laisser une empreinte, produire une trace et que la seule manière de le faire, semble-t-il, pour les humains, consiste à marquer le sol et à transformer le cadre dans lequel ils vivent, à modifier le paysage afin de pouvoir y retrouver les signes qu’il produit et non ceux que la nature y dépose.

Les gestes actuels n’effacent pas tant les gestes anciens qu’ils les confirment. Ce que ces images prises à des époques différentes nous disent, c’est donc l’écart qui affecte la pensée même et le fait que toute pensée se construit sur des strates de mémoire et comme accumulation de « preuves ».

Strates

En construisant dans, sur et contre le paysage, les hommes ne semblent que dire une chose : « j’existe ». Les images de Frances Dal Chele révèlent le fonctionnement d’un processus mental transtemporel plus que le déploiement d’une histoire. Ou plus précisément, l’histoire est la manière dont le temps se dépose plus qu’il ne passe ou coule. C’est le fonctionnement stratifié du temps que ces images révèlent.

La nostalgie n’est rien d’autre que la forme déceptive et tendue de l’attente, une attente sans objet. En nous permettant de mesurer un écart que nous assimilons spontanément au temps qui passe, ces images nous permettent néanmoins d’éprouver sans nécessairement en prendre conscience cette approche non linéaire du temps.

C’est la conscience qui gouverne le sens de nos perceptions ou plutôt qui imprime en elles sa loi. Elle peut ainsi « se » retrouver facilement dans ce qu’elle déchiffre puisqu’elle en est l’auteur. Mais en nous donnant à appréhender plus qu’à voir, à deviner plus qu’à recevoir, à éprouver plus qu’à reconnaître l’architecture stratifiée de ce que l’on nomme le temps, Frances Dal Chele nous permet de pénétrer dans l’architecture intime de l’esprit.

Le premier point qu’il importe de relever, c’est la discontinuité des instants. Des images prises à peu près aux mêmes endroits à des années de distance le mettent en scène avec simplicité. Elles ne fondent cependant ni une continuité fourbue ni n’avouent une discontinuité radicale, elles empilent des instants dans un battement synchronique. La synchronie de ce tempo qui résonne entre les images rend possible l’appréhension du temps comme battement circonspect de l’attente. Le monde est en attente et les hommes, absentés à eux-mêmes dans cet abandon incompréhensible sur le sol de la planète terre, l’incarnent. Et rien ne vient que ce qui leur sort des mains.

Ils griffent, ils grattent, ils creusent, ils empilent, ils construisent, ils détruisent et recommencent indéfiniment. Les matériaux changent, mais quelle différence entre les pyramides d’Égypte et certains des immeubles qui poussent à Istanbul ? Frances Dal Chele en glissant des images en noir et blanc translucides, sur ou sous des images en couleur qui avouent qu’elles tentent de crier, fait plus encore que de révéler la stratification du temps, elle dit le mouvement compulsif qui fait les hommes créer.

Images doubles

Avec ces images doubles qui dédoublent ce qu’elles redoublent, Frances Dal Chele nous donne à éprouver ce qui perdure des gestes des hommes. Il y a la trace, route qui s’efface dans le lointain, mais ressort soudain dans l’avant-plan du présent. Il y a les gestes, tous les gestes qui participent à l’élan constructeur et qui se donnent à voir dans les échafaudages ou les lignes de champs dans l’ombre du souvenir. Il y a les corps transformés en fantômes d’eux-mêmes.

Ces images conjuguent le double en mettant en scène la tension qui vibre au cœur d’une dualité profonde, celle qui fait se rejoindre dans l’esprit hier et demain dans l’aujourd’hui de l’image.

Mais surtout ce qu’elle parvient à faire exister par le montage précis et léger de ces images d’archives sur des images récentes c’est, par le jeu réglé de la représentation, le mouvement de transformation que l’on confond si souvent avec le temps qui affecte la réalité, mais en disant la permanence des gestes qui la transforment.

Ainsi, ces images fantômes qui hantent ce que nous sommes invités à prendre pour la réalité constituent de la réalité une image plus juste puisqu’elle met en scène dans le même espace transitoire, le rapprochement et le détachement, le lointain et le proche, l’abandon par effacement et le surgissement comme lointain de ce que nous tenons pour proche.

Le temps n’existe pas autrement que comme battement du cœur dans la poitrine de la terre et comme rythme infernal dans le silence du ciel. C’est du moins ce que parviennent à nous dire ces palimpsestes stambouliotes de Frances Dal Chele.