samedi 30 janvier 2021

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Entretien avec

Pascale Weber, Duo Hantu

Première partie

, Gabrielle Carron , Hantu et Pascale Weber

Dans le droit-fil de son texte dans le précédent numéro 113, Gabrielle Carron a réalisé un entretien avec Pascale Weber, qui avec Jean Delsaux forme le duo Hantu dont nous publions, aujourd’hui la première partie. « C’est surtout la question de la performance qui se pose. Parce qu’on appelle performances beaucoup de choses. Clairement, dans notre travail il y a une volonté de construire des rituels. » Mais bien d’autres sujets sont abordés qui nous permettent de découvrir plus précisément le travail novateur de ce duo déjà mythique !

« L’artiste est celui qui, en permanence, laisse la plaie ouverte »

Le 13 novembre 2020 - journée si particulière à Paris - je brave l’interdit du confinement pour me rendre au 3, rue Française, dans le premier arrondissement, après avoir traversé une Cour du Louvre et une rue de Rivoli désertées. Dans le cadre de mes recherches sur le corps contemporain et la performance, me voilà à l’Espace Française, où le duo de performeurs Hantu (Pascale Weber et Jean Delsaux) présentent leur exposition « Comme l’herbe pousse ». Après la visite (voir l’article publié dans TK-21), je m’assois avec Pascale.

Partie 1

Gabrielle Carron : Comment votre duo s’organise-t-il ?

Pascale Weber : Lorsque nous avons fondé Hantu nos rôles étaient très séparés et nous n’avions aucune concertation préalable à la performance. Jean était dans la représentation et j’étais dans la présence. Il s’occupait complètement de la mise en image, et je développais un travail de concentration à partir de la mémoire du corps, parfois en aveugle, Jean était mes yeux. Nous n’avons pas réfléchi à notre mode opératoire jusqu’à ce qu’on rencontre des Sikerei (chamans) de Mentawai au sud de Sumatra (Indonésie) qui nous ont expliqué que souvent les chamans travaillent par deux, le premier est en connexion avec la nature tandis que le second fait le lien avec la communauté, pour laquelle il traduit ce qui se passe. Quand il y a interaction avec le public durant la performance (et non avant ou après) c’est Jean qui fait le lien, comme pour la performance Corps et Arbres réalisée au château de Monthelon pour laquelle il évoquait d’un rituel de Sulawesi et c’est lui qui fait les images pour rendre compte de ce qui se passe. Au début de notre travail en duo il n’y avait aucune communication entre nous, on faisait chacun ce qu’on avait à faire. À chacun son rôle, on ne peut pas noyer sa responsabilité dans l’autre dans un duo. Petit à petit, et pas de façon systématique, pour le travail de montage vidéo, par exemple, on a commencé à travailler à trois, lui, moi et Hantu. Il arrive maintenant que Jean passe à l’écran. Et parfois les choses sont un petit peu plus poreuses.

G : Depuis combien de temps travaillez-vous ensemble ?

P : Environ une quinzaine d’années…

G : Lorsque nous étions dans cette première salle de l’exposition, nous avons parlé de la différenciation entre les photos performées et la performance photographiée. Est-ce que pour vous, les restes, les traces de la performance peuvent prendre le statut d’objet d’art ? Ou simplement des documents d’archives ?

P : Je ne suis pas sûre qu’on puisse répondre de façon générale et de façon définitive…

G : Est-ce que vous pensez que le musée peut s’approprier ces objets pour réactiver les performances, en en faisant presque parfois des objets sacrés, comme les restes des performances de Joseph Beuys devenus objets de musées, alors que la performance se veut éphémère, libre ? Je me pose cette question de la postérité au musée.

P : C’est surtout la question de la performance qui se pose. Parce qu’on appelle performances beaucoup de choses. Clairement, dans notre travail il y a une volonté de construire des rituels. Lorsqu’on voyage et que nous rencontrons des populations autochtones, c’est en nous faisant partager leurs rituels que nous entrons en contact ou que nous pouvons prétendre entrer en contact avec elles. Et lorsqu’on revient en France notre idée n’est pas de rejouer ces rituels conçus et réalisés dans un autre contexte, ça n’aurait aucun sens, et d’un point de vue éthique cela est contestable. Nous essayons plutôt de comprendre « qu’est-ce qu’un rituel ? », « à quoi il sert dans une communauté et pour un individu ? ». Aujourd’hui on se rend compte que dans nos sociétés, nous agissons de façon répétée, organisée et très encadrée, mais il nous manque certains rituels qui structuraient autrefois la vie individuelle et collective, d’une façon qui nous semblerait aujourd’hui et dans la société occidentale laïque extrêmement contraignante. En affirmant la possibilité de s’approprier des gestes, de les jouer librement à notre façon, de nombreuses performances témoignent de la nécessité du rituel et des repères qu’il propose. Le rituel c’est le moyen que l’on a de s’inscrire dans un lieu et dans un temps. C’est également une façon de réserver des moments (des espaces-temps) qui échappent au stress et aux impératifs du pouvoir... Lorsque le gouvernement ou l’institution décrètent que des choses sont essentielles et d’autres ne le sont pas par exemple. Le rituel est un mode d’action étranger à la question de la nécessité, « on fait » parce qu’on ressent le besoin de faire, sans ce besoin le rituel n’est plus qu’un geste folklorique, une obligation morale justifiée ou non, une habitude dénuée de sens. Qui peut juger pour autrui de la nécessité qu’il témoigne de mettre des fleurs sur une tombe ? Le rituel c’est quelque chose que l’on répète parce que simplement au moment où on le fait ça fait du bien. On ne peut pas décréter que quelque chose est un rituel. Le rituel c’est avant tout une épreuve du réel, il perdure parce qu’une action qu’on a menée a encore un sens à être répétée. Parfois, le sens se vide. C’est la raison pour laquelle je ne suis pas toujours d’accord avec ce qu’on appelle le « re-enactement ». Pour moi, si c’est juste pour rejouer un moment qui a en son temps opéré une libération (du sens, de l’énergie, une émancipation…), alors on transforme en exercice de genre ce qui a été une mise à l’épreuve du corps, un moment de vérité. Le danger ne peut pas se reconstituer, il se transforme en fonction de ce que l’on vit ; on ne peut pas faire de l’archive un spectacle vivant en jouant le passé au présent, mais on peut performer le récit du passé au présent, comme dans la tradition des griots ou des conteurs. Il n’y aurait probablement aucun sens à rejouer dans un autre contexte les performances que nous avons faites clandestinement dans Paris la nuit lors du confinement, le spectacle de « re-enactement », non seulement ne se justifie pas, mais constitue une spoliation, au même titre que l’on parle de spoliation culturelle des amérindiens lorsque l’on fait des pièges à rêves qui tentent d’imiter les amulettes commercialisées par les Ojibwa, C’est une spoliation. Le rituel s’impose de lui-même, au même titre que nous pouvons faire notre café, moulu chaque matin, pour moi à la turque, pour Jean à l’italienne, et c’est tous les jours comme ça. Jusqu’au jour peut-être où on en aura assez. Mais en attendant cela nous permet de nous mettre au travail et de nous inscrire dans le temps, tout simplement.

Les objets, exposés là-haut dans la mezzanine, que j’appelle des objets-rituels dans la mesure où on les réutilise, deviendront des objets-traces si on ne les utilise plus, nul ne sait quand les choses vont passer d’un statut à l’autre. Ici par exemple, il y a eu un rituel réalisé par Simona Polvani pour le film Nature Vive tourné dans l’espace de l’exposition, elle a réalisé un pansement qu’elle a collé sur le reste d’un compost, c’est une trace et en même temps ça vient rappeler qu’il y avait quelque chose qu’on a nettoyé. En fait, un objet-trace, intervient comme un commentaire, un objet-trace c’est un commentaire matériel.

G : Vous avez beaucoup parlé de panser les plaies, de bander le corps, du concept du soin. Pourquoi cela vous intéresse-t-il autant ?

P : Peut-être parce que lorsque j’ai commencé à travailler, on disait que l’artiste était celui qui devait agir sur la fracture sociale, pour « soulager » toute une frange de la population malmenée par notre société. En fait je ne crois pas que l’artiste soit là pour… comme un pansement, c’est-à-dire pour cacher la misère du monde. Je crois au contraire que l’artiste est celui qui en permanence laisse la plaie ouverte, et l’entretien, pour montrer que le mal est là, qu’il est vain de le cacher, que la cicatrisation est impossible tant qu’on ne soigne pas la cause de la douleur à l’intérieur. Donc le pansement ne cache pas la plaie, le pansement est révélateur de la plaie.

G : Juste pour revenir sur le rituel, est-ce que vous pensez que la performance est le moyen et lieu privilégié pour recréer des rituels, ou cela peut se faire dans d’autres espaces ?

P : La performance, c’est l’affirmation de la nécessité et de l’opérativité du rituel. Mais la performance ce n’est pas toujours ou uniquement le performatif, lié à l’exploit et au spectaculaire, à une situation particulière. Et on ne peut pas considérer sur un même plan une performance, une photographie performée ou une situation performative. Que je pense à Francesca Woodman, Cindy Sherman ou Ana Medieta, on a un travail du corps en représentation et un rapport à l’image que l’on ne peut pas simplement résumer par le terme performance, il se joue quelque chose de très subtile entre la création d’une situation, d’un contexte, d’une action, d’une expérience physique, d’une mise en scène du corps, et de la conception d’une image (photographique ou vidéo) qui relève tantôt de la performance tantôt du performatif.

Ici pour le film Nature Vive Hantu a demandé à six artistes de venir performer dans la galerie : comment faire coexister des corps, accueillir des artistes dans notre travail. C’est une situation performative, ce n’est pas une performance. Dans la performance il y a quelque chose de profondément indéterminé, incertain, « insécure ».

G : Est-ce que l’usage de tous ces végétaux participe de cette volonté de laisser la place à l’incertitude ?

P : Oui, complètement. Je renvoie au titre de l’exposition « Comme l’herbe pousse », vivre, penser, créer, pratiquer l’art comme l’herbe pousse, sur les côtés des grands chemins. Intégrer le végétal c’est admettre notre incapacité à tout contrôler. Chaque performance pour laquelle nous utilisons des végétaux doit être préparée quelques jours à l’avance, pour que les plantes germent, parfois elles germent plus vite que prévu, et du coup il faut en faire pousser d’autres qui n’ont pas toujours le temps de sortir… Il est impossible de presser une plante (nous n’utilisons aucun activateur ni engrais chimique !). Dans le film Nature Vive, Néva (notre chienne) aboie et se couche quand on lui demande (globalement !). Une plante je ne peux pas lui dire « Pousse, pousse, pousse », si ce n’est pas le moment, elle ne sort pas de terre. Ça dépend du soleil, de beaucoup de choses qu’effectivement on ne contrôle pas. C’est salvateur. On essaye moins de contrôler notre projet, notre envie, l’intention, on laisse plus volontiers le déroulé nous échapper. C’est dans cet écart, entre ce que l’on a prévu et la mise à l’épreuve du réel que les choses intéressantes surviennent.

G : Avez-vous des exemples ?

P : En fait, cela concerne notre état d’esprit ; on s’attend de moins en moins à certaines choses, on cherche moins à anticiper. Par exemple, dans les deux performances que l’on a faites à Rio (Brazilian Arboretum et Germination), on était venus avec des plantes, on avait présenté rapidement notre travail au groupe. Les gens performaient par deux, sans se connaître nécessairement, ils prenaient une plante et l’un fixait la plante sur l’autre. Le plus intéressant c’est ce que les gens amènent, leur imaginaire, leur histoire, leurs initiatives. Une femme a posé la plante sur le torse d’un homme, sur son cœur plus précisément, avant d’apprendre qu’il avait eu un grave accident cardiaque. On a eu une femme qui venait de se faire opérer d’un cancer du sein, qui a mis la plante sur sa poitrine. Un jeune couple avait réussi à obtenir deux plantes auxquelles ils avaient donné un nom, l’un masculin et l’autre féminin en vue de leur adoption. Ce n’est pas des choses qui nous échappent, c’est plutôt qu’on laisse une ouverture possible pour que la vie nous rattrape, que le rituel permette à la vie de rejoindre la performance.