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Mémento du Chant des archers de Shu* — I/II
In memoriam Mark Rothko
,
La mort confirme que nous n’étions pas nécessaires et que la liberté seule ou son invention pourrait nous intégrer à la grande houle roulante de l’univers.
Antonio Ramos Rosa
*Poème chinois traduit par Ezra Pound dans Cathay.
« Amélius, philosophe solitaire, se tenait un matin de printemps, avec ses livres, assis à l’ombre de sa maison à la campagne, en train de lire. Ému par les oiseaux chantant autour de lui, il se laissa aller peu à peu à les écouter et à penser, et quitta sa lecture. Enfin il mit la main à la plume, et dans ce même lieu, il écrivit ce qui suit. »
Éloge des oiseaux, Giacomo Leopardi (Traduction Pierre Présumey)
Quand
Le soleil emplira totalement
Immensément
La boule flamboyante du ciel
Qu’il montrera sa bave rouge
Ses babines en sang
D’avoir dévoré
Goulument la planète Terre
Nous ne serons plus là !
Pour en parler avec
Enthousiasme et les hourras
Nécessaires devant
Un apéro en terrasse au bord
D’une onde océane
Qui murmure solennelle son
Inlassable rengaine
Tandis que nous profiterons
D’un crépuscule théâtral
Quand tu t’en vas
Ô soleil
Pour une nuit à l’autre bout
De l’Infranchissable
Pour revenir avec les
Vêtements neufs d’une aube
Pleine d’oiseaux
Nous ne serons plus là !
Mais nous aurons été et qui
Sait serons-nous
En filigrane à ton apothéose
Nous aurons vécu victimes
Et prédateurs
D’une vie toujours obstinée
Jamais nous ne fûmes petits
Dans le mystère tyrannique
L’énigme insupportable et
Impardonnable de naître
De connaître la mort
Quand
Le soleil aura gorgé l’éponge
Rouge
Rongé l’horizon dans un zona
Dantesque
Et meurtri l’éther
D’une ecchymose ineffaçable
Nous ne serons plus là depuis
Très longtemps !
Pas plus que l’herbe qui riait
Quand le vent lui
Chatouillait la plante du pied
Ou que l’arbre
Qui chuchotait un secret dans
Les feuilles
Qu’il tenait devant sa bouche
Nous ne serons plus là depuis
Longtemps
Pas plus que la machine ronde
Des nuages
Dont nous suivons la promesse
Quand Râ le soleil aura noyé sa
Verge lumineuse
Dans l’ombre amniotique
Des constellations qui avortent
Et qu’on ne
Verra plus que le disque rouge
Des pistes
Où barrit le cercle d’éléphants
Des galaxies
La voûte
Sera rouge cardinalice lancée
Par on ne sait quel discobole
Pour quelle olympiade finale
Mais nous ne serons plus là !
Pour acclamer
Ni fêter l’athlète vainqueur
Nous ne serons plus là !
Canneberges
Airelles et baies rouges dans
Le crépuscule puis myrtilles
Sureaux mûres et cassis noir
Nous laisserons une trace
Dans l’atome l’ion
Ou le boson qui passent et
Traversent même
Les poches des trous noirs
Et Homère et Ilion
Qui passent et traversent
Les peuples morts
Dont on célèbre ici la race
Évohé ! Évohé c’est ici que
Cela se passera
Quand
Le soleil aura couché à la
Renverse
Les cuves et les amphores
Pleines
De la teinture pourpre de
L’univers
Que le dôme en briques du
Ciel sera cramoisi
Du sang versé
Par le vaste opercule ravagé
L’ouïe crevée
De la baleine bleue de l’azur
Quand
Le soleil aura dressé la crête
De ses caroncules
Puis déployé le bréchet large
Et palpitant
Du rouge-gorge de son chant
Depuis le feuillage
Du vieux chêne rouvre du ciel
Quand
Tout cela aura eu lieu comme
Une fin naturelle silencieuse
Avec dit-on
Trois ou quatre lunes
Et un tas de bouleversements
Nous ne serons plus là
Pour nous jeter à la figure les
Conflits meurtriers nos
Pillages tueries et massacres
Par la faim
Les armes la chimie ordinaire
Les socles
Excrémentiels des génocides
Par l’état
Nous ne serons plus là
Pour juger que nous sommes
Des moustiques surpris
Dans l’ambre des jeux du ciel
Et les spasmes de laves
Quand
Le cosmos accrochera au mur
Des cimaises son prophétique
Rothko
Nous ne serons plus là depuis
Des millénaires
Et pourtant
Nous l’avons contemplé avec
Des larmes d’émotion
Ce tableau
Et nous avons été heureux et
Malheureux
Pétris de plénitudes sachant
Que le beau
Pourra aussi être cela un jour
Je t’en parle aujourd’hui mon
Amour
Souviens-toi comme l’univers
Faisait
De nous la totalité de l’avenir
Quand
Le soleil aura retiré sa cagoule
De bourreau
Puis montré sa lame guillotine
Il ne restera
Que la foule des étoiles
Dont l’allumette noire a craqué
Et nous ne serons plus là pour
Nous tenir par la main
Comme un feu de pinède d’un
Tronc de sève à l’autre
Et dormir nus sous les cendres
Quand
Le soleil aura dispersé le spray
D’orange
De son parfum aphrodisiaque
Depuis longtemps nous aurons
Cessé notre contribution
À l’égarement de composer un
Poème qui nous soulève
L’arbre
Chuchote respire et c’est peut-
Être un
Chant que le vent et la pluie ont
Charge
De porter plus loin que l’oreille
Proche
On meurt du microbe des mots
Qui ont menti
On meurt
De la promesse des perroquets
Du salut
Il reste à
Vivre la vie de l’ours polaire sur
Le Pôle
On crève
Du crachat de la médaille solaire
Au revers
De l’habit protocolaire des nuits
On rêve
À la nage élégante des méduses
De l’art
Au cercle
Empourpré de l’éclipse lunaire
Que l’amour rend aux ténèbres
Je te parle ici où prendre plaisir
Et jouir de la tiédeur
De nos corps
De la chaleur amoureuse de nos
Étreintes et de la fougue
De nos plaisirs
Car demain déjà
Nous aurons disparus et nous ne
Serons plus là
Dans le vomissement de Vésuve
De nos excès
Contre une nature épuisée et un
Ciel insensible
Quand
Le soleil ne sera plus qu’un œil
Injecté
De taureaux dans l’arène des
Cieux
Nous ne serons plus là depuis
Longtemps
Ayant fait cause commune avec
L’algue brun rouge et le bitume
Envahissants
Nous téléphonons à des miroirs
Dont les selfies
Renvoient des sourires d’affiche
Nos machines stationnent sur le
Trottoir de la lune
Et de mars
L’empyrée désert et surpeuplé
De Face book
Ne concerne que des fantômes
Incorporels
On bâtit des tours en verre où
Le soleil sert de garçon d’étage
Des cathédrales pour des avions
Qui ne verront jamais d’oiseaux
On ne sait pas
Si l’intelligence artificielle pourra
Rire et pleurer
Si l’univers
Indifférent et sans obscénité ne
Nous tuera
Mais mon amour ma merveille
Ma fée n’oublie pas
Que nous sommes restés l’un à
L’autre heureux et
Malmenés par la chair de l’âme
Comme la lumière
Du soleil qui cache et se montre
Quand
La rotonde des âges retombera
Sur les moellons du dôme
Ecroulé
Des galaxies de l’horizon astral
Que plus un lézard ne trouvera
Refuge
Près de la pierre tombale usée
Du dernier
Mangeur de pain de manioc de
Riz ou
De préparations sous plastique
Et que dériveront les moussons
Atomiques
Sur un océan de poissons morts
De déchets
Irradiés et d’épaves industrielles
Et autant de
Débris en orbite dans l’espace
Lorsque
Le ciel ne sera plus que champs
D’oronges
D’amanites et de termitières en
Cassitérite
Qui s’effondrent au passage des
Comètes
Ma fille mon fils et nos si petits
Au bel étonnement
L’écho poursuivra-il encore de
Plus en plus faible
Le ton de vos hautes tessitures
Sur la ronde des
Mondes disparus car sans vous
Pas d’univers
Si un regard ne peut bornoyer
Serons-nous là quand le soleil
Se vide
Et dépose la mitre de lumière
Chaque crépuscule nous pose
La question et
Nous sombrons au creux mal
Éclairé de la crypte
D’un sommeil de cénotaphes
Souvent l’acropole a tremblé
Nos écrans
Souvent sont devenus muets
Et le robot
Souvent resté sans réponses
*
Cupra Marittima, 2018
Illustrations : Claude Joseph Vernet