mardi 18 octobre 2011

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Lionel Loetscher

, Lionel Geny

Articulé sur la traditionnelle dichotomie Nature/Culture, l’ensemble du projet questionne les rapports de l’homme à la Nature désignée simultanément comme concept, espace et représentation.

[Spécimen / [spesimεn]/ (lat. specimen)]

nom commun masculin
1. Être ou objet représentatif qui donne une idée de l’espèce ou de la catégorie dont il fait partie.
2. Exemplaire, modèle, échantillon offert gratuitement.

nom propre masculin
Antonomase inverse désignant Lionel Loetscher, plasticien dont les caractéristiques et les productions empruntent les attributs définitionnels du nom commun.

[Project Nature-Natures]

« Nature », par delà même la définition qu’en donne les dictionnaires est un territoire conceptuel qui dépasse, transcende sa propre physicalité et qui est offert à tous les possibles, les plausibles, les vraisemblances et les fictions de l’art. Elle n’est pas uniquement invoquée pour des raisons écologiques. Elle est tour à tour matériau, représentation qui interroge la nature de l’Homme, la nature de la Nature, leurs conditions et l’éventail des problèmes sociétaux qu’imposent leurs mutuelles interactions.

Bien que le questionnement sur l’idée de nature ne soit en rien une originalité, force est de constater la montée des problèmes écologiques, l’industrialisation de masse et l’apparition des nouvelles sciences, il s’actualise et revêt diverses formes.

Foi en la science ou adepte de la décroissance, l’opinion s’égare dans des paradoxes et ne trouve de réponse convenable, l’aporie apparaît.

[Cabinet de curiosités]

De prime abord, lorsque nous nous trouvons confronté à l’ensemble des productions de Lionel Loetscher, une impression de bric-à-brac, de curiosités s’esquisse. La Nature devient un motif. Motif de protestation chez les uns, motifs d’embellissement chez les autres. Une pulsion esthétique nous attire dans l’ésotérisme des formes bizarres : arbre dans un verre ; paysages cultivés dans une baignoire, un évier, sur une table ; vermicelles conditionné en sachet, en flacon, en paquet ; échantillons de vieux papiers peints aux motifs floraux diverses contaminant les dessins digigraphiques, recherches et observations myrmécologiques.

Les résultats de démarches hétéroclites de Lionel Loetscher, nous font penser au cabinet de curiosités du XVIe et XVIIe siècle, où en un lieu (le book, l’atelier, l’espace d’exposition) est rassemblé, collecté, inventorié, une multitude d’objets rares ou étranges représentant les trois règnes contemporains : le monde animal et végétal (naturalia), le monde humain avec ses réalisations (artificialia), et le monde informatique à travers ses représentations (virtualia).

Ce cabinet contemporain s’enrichit avec le développement des explorations et expérimentations de l’artiste et la découverte de nouvelles terres magmatiques en constante mutation (des sciences, des technologies, du virtuel). Tantôt créateur romantique, tantôt scientifique en blouse blanche, tantôt sociologue, anthropologue investi dans le champ social, Lionel Loetscher témoigne d’une immense liberté dans laquelle émerge des formes, un microcosme ou un résumé du monde.

Sa quête de l’idée de « Nature » l’amène au final à employer sciences et technologies, grand récit, une fiction avec des héros fourmis, des reconstitutions de paysages, des détournements symboliques par lesquels le vermicelle devient une cellule souche du nouveau terrorisme.

L’histoire naturelle dans le projet Nature-Natures, comporte son lot de merveilles dans lesquels se dessinent, se projettent mythologie, fascination, contemplation, craintes de l’Homme face aux énigmes de la Nature, de la vie.

La Nature oscille au ciel de ce cabinet dans l’incertitude de son état.

Nous ne somme pas si loin de la Renaissance ou les merveilles qui constituent les cabinets de curiosités ont eu leurs lots de facéties et d’impostures face à l’inexpliqué, l’indicible. Corne de licorne, oiseau de paradis, etc., encombrent les étagères et côtoient les bizarreries naturelles fossiles, coquillages, oursins et autres. Cette période éminemment contemporaine sur plus d’un point était hantée, tourmentée par l’idée de passage, de transmutation. L’alchimie était l’affaire du moment.

La Nature est agencée, ordonnancée, répertoriée, inventoriée, falsifiée, hybridée, détournée, expliquée par la science et l’imaginaire de l’Homme. L’univers de Lionel Loetscher nous montre la vacuité de l’intérieur en nous plaçant dans un monde excentré relié à des rhizomes insondable de référents maillés en réseau, offrant une structure ouverte aux lectures multiples et à la prolifération des récits.

Proche d’un surréalisme, l’artiste distille une certaine substance poétique d’un réel hybridé à un imaginaire, à une fiction dans lesquels se mêlent fables, sciences, arts. Le merveilleux est remis en cause par la rationalité car l’apparat séducteur, la joliesse de ses productions cache en son fond les angoisses d’une société. Il est question de notre existence comme fiction et le faux semblant devient pilier de l’édifice critique dans lequel on réitère l’ironie du sophiste : convoquer le simulacre pour questionner l’authentique. Le « Faux vrai » contribue à l’élaboration « Vrai faux ». Le faux est réhabilité par la dignité car elle met en évidence une réalité devenue opaque.

[Espèce d’espace]

Au regard des œuvres de Lionel Loetscher, nous sommes frappés par ce symptôme d’« Alice aux pays des merveilles ». En effet, le monde que nous dresse l’artiste est nourri d’ornements (papiers peints, assiettes, lustres aux motifs floraux) d’agréments visuels. Ce monde de superfluités séductrices nous fait adopter une posture contemplative.

Ce pays des merveilles, lieu commun empreint d’euphémismes, d’hyperboles, de litotes, de métaphores que nous traversons, donne des indications très précises sur notre univers tissé de séduisantes « inquiétantes familiarités ». Dans ce monde de l’imaginaire, les objets avec lesquels nous cohabitons dans le réel se chargent d’une nouvelle symbolique. Les artefacts domestiques (fourchettes, rasoirs, pinces à linge, vaisselle) habituellement inoffensifs se dramatisent, se démonisent, se surdimensionnent. Les vermicelles dont le jeu enfantin consiste à construire de manière ludique des mots, deviennent un motif contaminé par ces maux contemporains (HIV, Guerre, terrorisme, attentat, contamination) dûs à la néo-barbarie humaine.

Lionel Loetscher utilise tout un répertoire de formes que l’on raccroche au monde de l’enfance (vermicelle, virtualisation du paysage qui fait penser aux jeux vidéo, maquette comme espace de projection d’un monde idéal recréé, papier peint référant de la vétusté chaleureuse de grand-papa et grand-maman) innocent, inoffensif qu’il détourne avec le clinique, froid, violent monde des adultes.

Aussi séductrice que peut l’être une maquette de forêt dans un évier, sur un carrelage, elle nous fait penser à l’ambiance clinique de notre habitat, froid, blanc, carrelé, à la contamination, la moisissure. La chaleur d’un vieux papier peint aux motifs floraux est contredite par la froideur d’un design moderne de tank, d’obus. En somme, les contenants et les contenus se confondent, se confrontent, se heurtent, s’hybrident. Les « alpages » virtualisés ne sont pas une invitation au jeu, au tourisme, ils deviennent un champ de bataille.

La blancheur immaculée de la digigraphie est contaminée par l’ornement ostentatoire des motifs floraux. L’Homme est-il le contaminant ou le contaminé dans sa culture de la Nature ? Ces mêmes papiers peints aux évocations de chaleur, de confort, se chargent d’une dimension plus guerrière, celle de la culture bactériologique.

« Rêve/Réalités », « Être/paraître », « Enfant/Adulte » autant de dualités plus que de mise dans notre société qui prône le spectacle, les loisirs, le ludique, le festif, l’eugénisme. Les relations conflictuelles que chacun entretient avec ces « choses-concepts », cet [espèce d’espace] de rencontres sont autant de manifestations de notre malaise physiologique que psychologique. On peut, à partir de là, interpréter cet itinéraire comme une initiation au monde adulte.

[Paysage/Territoire]

Dans le travail de Lionel Loetscher, parler de merveilles, de curiosités et interroger cette traditionnelle dualité Nature/Culture — Culture étant compris dans son acception la plus large intégrant l’art, la science, les technologies, … — amènent à questionner la domestication de la nature par l’homme à travers l’invention du paysage.

Pour comprendre son rapport au monde, à son environnement l’Homme créa des procédures, des protocoles d’observation qui passent par la technologie. L’invention du paysage débute par ces protocoles d’observation. L’environnement est passé sous lunette grâce à l’optique, isolé, conditionné par tout un appareillage scientifique dans des fins d’observation et de compréhension du monde. Puis, l’Homme en fabrique des images.
L’hypothèse est alors de rencontrer le Réel dans une procédure que l’on fabrique. On en tire des lois, des sciences et nous exerçons, de fait, une foi aveugle envers cette procédure. Dans le domaine artistique, ces procédures régies en grande partie par la science, prennent en fonction de l’époque le nom de sténopé, de quadratura, de perspective, de camera obscura, d’appareil photographique, d’image de synthèse, etc. Elles appareillent notre observation afin de poser le monde comme étant monde. Chaque époque et chaque territoire culturel a eu son quota de vérités (le nombre d’or, la perspective, effet de ressemblance et celui de vraisemblance) sur le rapport de la Réalité, avec nos représentations du monde. Nous savons pourtant bien que la manière de représenter n’est que le résultat d’un consensus, d’affaires d’écoles, d’académies, d’idéologies religieuses ou politiques. Voir, c’est l’addition de documents, de connaissances scientifiques, culturelles, sociales et religieuses. C’est une expérience intime et collective de notre appréhension d’un Réel. L’image catalyse et synchronise l’observation qu’il y a entre le monde et nous. Cette distance serait ainsi l’image qui se forme dans la conscience. Par ce principe, notre manière d’appréhender aujourd’hui le monde via l’image, serait une connaissance générique qui fonde globalement nos attitudes et procédures opératoires dans l’observation du monde.

L’étude de l’optique à la Renaissance, avec la redécouverte d’Euclide, s’efforce de mettre à jour toutes les règles qui régissent la nature. C’est ce que fait Alberti lorsqu’il pose, pour la première fois, les jalons techniques permettant de tracer une perspective correcte. Il accompagne son explication de cet argument : « représenter le monde qui nous entoure réclame, de l’artiste, une connaissance scientifique des lois qui le régissent ».

Comme dans tout processus « apprentissage » (processus d’acquisition de pratiques, de connaissances, compétences, d’attitudes ou de valeurs culturelles) qui consiste à acquérir ou à modifier une représentation d’un environnement de façon à permettre avec celui-ci des interactions efficaces ou de plus en plus efficaces, se succèdent à la phase d’observation, l’imitation, l’essai, la répétition, la présentation. Né de la perspective, le paysage (icône de la Nature), est un espace de glissement de l’artificiel sur le naturel, et qui rend les objets visibles dans l’espace.

C’est une invention qui tient lieu de fondation pour la réalité sensible, sans que nous ne soyons conscients des artifices de notre perception. Le sentiment de satisfaction que chacun éprouve devant un paysage est la forme implicite qui attend son « remplissement », son accomplissement. Aussi le caractère implicite du paysage vient du sentiment de sa perfection. Notre étonnement, notre malaise vient de ce que nous puissions avoir un tel sentiment devant des assemblages construits aussi peu naturels.

Avec la transformation des repères due à l’explosion de l’espace, la notion de paysage entre inévitablement en crise. Non pas à cause des dégradations que l’homme fait subir au sol, au climat, à la faune et à la flore, mais parce que le système formel sur lequel repose la notion de paysage s’effondre devant la découverte des espaces virtuels infinis. Apparaissent des mots comme « site » qui vient simultanément signifier le réel (géographie) et le virtuel (téléinformatique). Naturalisation de la technique, acculturation de la nature, l’espace est placé au cœur de la réflexion de Lionel Loetscher.

Du jardin à la française au site internet, les espaces se géométrisent. Ils sont cadrés, quadraturés, conditionnés. Ces espaces dans l’œuvre de l’artiste deviennent alternativement contenant-contenu conditionné, accommodé, physiquement, symboliquement, esthétiquement. Sur le fond comme sur les formes, les questions qu’invoque Lionel Loetscher avec le merveilleux, le motif floral, la reconstitution d’un paysage en maquette, en virtuel confronté, superposé, juxtaposé à un espace blanc minimaliste, géométrique, clinique, créent une tectonique. L’univers de Lionel Loetscher, c’est la superposition d’un jardin à la française sur un échiquier. Ces projets artistiques sont des topographies, des cartographies qui oscillent entre plan d’embellissement et plan d’occupation de site.

La tectonique de deux mondes : enfance/adulte, imaginaire/réel, virtuel/réel, contemplation/expérimentation, art/science, nature/culture, nous offre pour notre délectation visuelle, un jardin à ambition esthétique et symbolique qui porte à son apogée l’art de corriger la nature pour y imposer la symétrie. Il exprime le désir d’exalter dans le végétal, le triomphe de l’ordre sur le désordre, de la culture sur la nature sauvage, du réfléchi sur le spontané. Positionné sur une terrasse surélevée, le spectateur saisi d’un seul coup d’œil l’agencement d’un jardin dont l’harmonie est savamment calculée dans le dessin des parterres et l’emploi des surfaces d’eau, de compartiments de verdure qui s’ordonnent sur des plans géométriques et un axe ordonné symétriquement. Ce jardin à la française offre des compartiments occupés par des broderies végétales (papier peint).

Puis…

Dans la contemplation s’immiscent insidieusement l’effroi, le doute. La nature est domestiquée, ordonnancée, ordonnée selon des principes scientifiques. La magie de l’art est peu à peu ébranlée par la réalité de la science. Du paysage, nous glissons vers un territoire qui use des mêmes principes géométriques : l’échiquier. Les pièces qui l’occupent peuvent être belles. Il ne reste que le principe qui gouverne ce monde, nous glace : la victoire du réfléchi sur le spontané, ordre, manipulation, agencement, contamination. La Nature est dans une éprouvette, conditionnée, pour le meilleur des mondes. Un nouvel ordre s’instaure dans cette topographie. 64 cases, 2 camps, l’IGN, nous indique des rangées : lignes horizontales, des colonnes : lignes verticales, des diagonales un centre : les 4 cases centrales (d4, e4, d5, e5) des ailes.

Arbres en D4, nous en E5 : Echecs !! Evitons le Mat !
Coup de Lothar2, partie de 1999 à Versailles.
Replie : coup de Copenhague3.

Il n’y a pas de revendications écologiques dans le travail de Lionel Loetscher, juste une expérimentation. Dans la serre de notre [Spécimen], contaminé par l’effluve d’un kit initiatique du petit chimiste en ébullition, notre besoin de nature est comblé par un gaz à effet de rêve.