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Les enfants surveillés, punis
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Commentaires sur La Maison cruelle d’Éric Rondepierre (Mettray, 2022)
« Naissance de la prison d’enfant » pourrait être sous-titré La Maison Cruelle tant l’étude d’Éric Rondepierre est historique et peut être apparentée à celle de Foucault dans Surveiller et punir, en témoignent 24 pages de bibliographie qui constituent un document précieux pour quiconque s’intéresse au carcéral ou aux droits de l’enfance, ainsi que l’avant propos : « Dans un premier temps, je consultais les registres d’écrou de la Petite-Roquette aux Archives de Paris, et photographiais tous les noms et prénoms qui y avaient été inscrits durant quatre-vingt-quatorze années, dans l’idée de les retranscrire et de les mettre en scène intérieurement. Durant cet inventaire désespéré, toujours en cours, des questions s’imposèrent à moi. J’entamais une recherche documentaire. Tout ce que j’apprenais des articles, livres, témoignages, fictions, tout ce matériel de seconde main, venait se mêler au silence de ces quelques mots déposés sur un registre il y a un siècle et demi et où s’est jouée la vie de deux cent mille enfants et adolescents. » Si elle n’est similaire, je puis affirmer qu’elle mérite de faire référence, autant que l’œuvre à laquelle je me réfère immédiatement. Nous verrons aussi quelques divergences, stylistiques et historiques, entre les deux études.
C’est la particularité et la longévité de cette prison en même temps que l’amnésie ou l’omerta la concernant qui motivent ce travail de recherche, ou pour le dire dans sa langue même : « l’extrême singularité de cette célèbre institution - qui n’a d’égale que sa disparition dans la conscience contemporaine ». C’est aussi l’enfance et l’adolescence de l’auteur : « je ne peux, sans une intime lâcheté, laisser l’exercice de la mémoire se dissoudre à ce point ». Éric Rondepierre raconte sa jeunesse dans Placement (Seuil, 2088) et Confidentiel report (Le Bleu du ciel, 2017). Conditions d’existence qu’il partage avec son éditeur Didier Morin qui a « passé son adolescence à Mettray ».
- Marguerite Duras à la Petite Roquette, 12 minutes, 1967, INA
La prison de la Petite Roquette est inaugurée en 1840, et exerce son pouvoir jusqu’à sa destruction en 1976, malgré l’opposition de quelques intellectuels dont Foucault et Perrot. Si le nom de Petite Roquette vous revient, c’est surement en tant que prison de femmes (car « on en revenait pas », de Mettray, disait Genet). Mais si aujourd’hui des enfants jouent dans le square auquel elle cède sa place, ceux qu’elle a enfermés durant près d’un siècle ne sont reconnus que depuis l’installation d’une plaque commémorative inaugurée en 2021 par la Mairie de Paris (cérémonie à laquelle Éric Rondepierre fut convié). La note 36 de La Maison Cruelle émet un doute concernant la date à laquelle la Petite-Roquette cesse de détenir des enfants, cela reste autour de 1930.
En quoi est-elle singulière ? La Petite Roquette est érigée et régie selon deux principes, architectural et disciplinaire : le Panoptique (Bentham, 1791) et le confinement system de Cherry Hill (Philadelphie). Et cela avec une rigueur tenace, selon Rondepierre rien n’a changé entre le texte de Maître Corne (La Petite Roquette, Étude sur l’éducation correctionnelle des jeunes détenus du département de la Seine, Durand, 1865) et l’expérience de la prison par Léon Mallet en 1926.
- La prison de la Petite Roquette, une cellule de correction
- [photographie de presse] / Agence Meurisse
L’emploi du temps de la Petite Roquette suit le récit de torture de Damien dans l’ouverture de Surveiller et Punir. Mettre les deux en balance prépare le lecteur à la théorie de Foucault selon laquelle la prison éliminerait de la peine « la souffrance physique, la douleur du corps lui-même ». « Le châtiment est passé d’un art des sensations insupportables à une économie des droits suspendus. » Bien que Foucault reviendra sur cette position en admettant que le corps reste in fine au cœur du système carcéral, des tortures genrées pratiquées dans « la maison cruelle » et décrites par Rondepierre compromettent le plan dialectique de Foucault.
C’est entre autre dans l’écriture de ces récits que Rondepierre - par ailleurs romancier - prend des libertés littéraires que Foucault ne s’autorise pas. Le récit est au passé simple, avec des dialogues au présent « Si tu gueules, je te vas tanner la peau ! » prévient le « gardien Gousset » à l’enfant : on ne sait plus vraiment si on lit un roman ou une étude historique. J’ai lu ce passage romanesque ou documentaire à un enfant de six ans. « Moi, j’aurais caché un livre dans mon slip pour l’assommer avec », « et, et, et… » L’enfant est parti dans un monde imaginaire où il mettait en échec le geôlier. Le comble aurait été que ce livre-arme phallique soit un Jules Vernes. L’auteur de 20 000 lieux sous les mers a usé de la « correction paternelle » pour enfermer son fils à Mettray.
- Image Studio Henri Manuel, 1929-1931
Revenons à l’exorde de Surveiller et punir, Foucault insiste donc sur la désincarnation du châtiment qu’incarne ici l’emploi de temps de la Petite Roquette. Mais il allègue aussi sur la fin de ce qu’il nomme le « châtiment-spectacle ». « La punition a cessé peu à peu d’être une scène. » On pourrait lui objecter que le système panoptique, dont la Petite Roquette est le premier exemple en France, inclut une dimension spectaculaire. Pire encore, voyeuriste. « À n’importe quel moment, le geôlier, le visiteur, l’aumônier, le philanthrope, les inspecteurs, les curieux, pouvaient voir (les détenus) sans être vus, par le guichet [...]. » (Rondepierre) Si le but est de créer pour les détenus l’illusion d’une surveillance permanente, divine (« Dieu vous voit » était inscrit dans les cellules de Mettray), Bentham semble avoir peu pensé les conséquences mentales pour les citoyens libres : « À partir des années 1840, c’était la grande mode d’observer le détenus. Les citoyens du dehors venaient voir les enfants de la Petite Roquette. C’était tellement exotique. Ils les voyaient ne pas les voir ; l’entrée des enfants dans une zone de non retour les qualifiait comme objet. » La où nous sommes d’accord avec Foucault, c’est que le spectacle est différent. Le spectacle n’a plus qu’un point de vu unique, et ne montre donc que ce que ce point de vu accepte de montrer, tout en décuplant la jouissance du spectateur. Rondepierre révèle cette œillère en forme de ciel ouvert ; le panoptique n’est pas le panoramique et l’illusion est commune aux spectateurs et aux détenus. « À la Petite Roquette, le voyeurisme est le plus court chemin qui mène à l’aveuglement […] dirigé. »
Si je construis mon article sur le pilier foucaldien, c’est que la prison d’enfant l’embrasse, l’enserre. Rondepierre remarque avec perspicacité que Surveiller et punir commence et se termine avec la prison d’enfant. En effet, si l’emploi du temps de la Petite Roquette illustre le début du système carcéral, c’est à l’ouverture de Mettray que Foucault fait remonter la fin de ce système. Il qualifie cette nouvelle structure d’« archipel carcérale ». C’est le début de la « société panoptique » (Foucaut), ou le « devenir prison de l’humanité » (Rondepierre).
Frontispice : Paris. Prison de la grande Roquette, Ouvriers travaillant à la démolition. 154 rue de la Roquette, 11e arr.]photographie positive au gélatino-bromure d’argent sur papier baryté d’après le négatif sur verre d’Henri Godefroy ; 28,4 x 38,8 cm