dimanche 24 mai 2015

Accueil > Les rubriques > Appareil > Société > La fille de Murasaki (Dai Ni No Sami)

La fille de Murasaki (Dai Ni No Sami)

, Joël Roussiez

Vivre sa vie (JL Godard, C. Hoebecrau)
Heureuse, je suis (Marika Kinaropoulou, A. Papadiamantis)
Rencontres dans la forêt (paysages du XVIIe)
J’ai tout arrangé (Shakespeare, R. Musil)

La fille de Murasaki (Dai Ni No Sami)

La fille de Murasaki se souciait des personnes souffrantes et, de son écritoire, songeait à leur douleur. Un homme de deuxième rang vint lui rendre visite : qui tisse dans vos yeux ce brouillard de tristesse ?
Ô Izumi, je m’apitoie sur le sort des enfants, sur celui du bûcheron dans la neige, sur la femme qui meurt en couche, sur l’oiseau qui a froid, sur le destin du soldat et celui de ses ennemis…, et les larmes ne viennent pas laver la mélancolie de mes yeux. Que faut-il en penser ?
Un homme de deuxième rang ne peut donner conseil à une femme si honorable, cependant sur le sol de la cour, il dessine de son sabre, la lune, les montagnes et le mont Fuji, les arbres et les fleurs avec les oiseaux. Qui éclaire les yeux mérite d’être remercié. Dai Ni No Sami, la fille de Murasaki Shikibu écrivit ceci :

Les larmes de regret ne mouillaient pas mes yeux
Mais la rosée d’un soir de printemps est venue par le sabre d’Izumi
Laver la peine et faire éclore la joie.

Cependant la reconnaissance ne fut pas récompensée car à la troisième veille, on les trouva tous deux enlacés sur la couche et le sabre n’était pas entre eux…

Vivre sa vie (JL Godard, C. Hoebecrau)

Encombrée par un corps qui ne me convient pas, j’aime mon visage et la forme de mes reins. Quand je marche dans la rue, les regards s’arrêtent sur ma croupe et la honte me saisit d’être ainsi construite que j’attire la concupiscence. Mon humeur n’est pas capricieuse sans raison, je suis à l’intérieur d’un corps qui ne me convient pas, un peu trop gras ici et trop d’os par là. Je ressemble aux femmes anciennes. J’ai des formes, dit-on pour me complimenter.
J’aime les roses, j’aime les fleurs, j’en arrange des bouquets partout où je vais. J’aime aussi les beaux plats, les vases et les nuages. Les formes que prend le ciel nuageux me remplissent de joie et, de ma fenêtre lorsque j’observe le déplacement des lumières du matin, je me sens si bien que doucement mon corps se dandine et frotte contre le mur d’appui. Je reste là longtemps, satisfaite de ce que je suis et c’est alors souvent que je me fais envie, envie de moi-même qui me convient.
Je suis la fille de Jesabhé, ma fenêtre est ouverte et je regarde le monde. On m’a promise au vieillard de la tribu de Yoshâ. Je n’irai pas aux noces, je ne serai plus là.

Heureuse, je suis (Marika Kinaropoulou, A. Papadiamantis)

Tu te plains sous le ciel gris de ce qui te reviens. L’homme chevauchait un âne et par les chemins fuyait, dans les collines s’égarait et dans les montagnes se perdait. Un malheur cruel poursuivait ses pas, les cailloux roulaient autour de lui…, le chemin est étroit, tu chantes le souvenir de ses bras quand tu l’accueillis. Tu lui offris ton lit et tu berças ses plaintes. Amour et joie, tels furent ma vie et mon destin ! Et toute la chaleur de ton corps ne se dissipe pas. Je sens encore ses bras, et sur mon visage le souffle de ses lèvres… Sous le ciel sans nuage, dans la campagne silencieuse, à l’heure de midi quand frappe le soleil, tu t’étourdis sur le seuil qui vit couler son sang, et c’est de la pierre que remontent les pleurs qu’il a retenus et tes jambes en frissonnent alors qu’il fait trop chaud. Que vienne encore un âne et j’ouvrirai ma porte, qu’il ne vienne pas et ma porte s’ouvrira au souvenir, amour et joies tels furent ma vie et mon destin… On vint chercher Zapoulou, c’était son nom, on le battit, on le frappa et puis on l’emporta te laissant l’âne au champ. Tu chantes devant ta porte dans le silence de midi : heureuse je suis de ce que j’ai connu… Et l’âne braie au son de ta belle voix.

Rencontres dans la forêt (paysages du XVIIe)

Fung Yang descend de la forêt mais au détour du chemin, c’est trois brigands qui l’arraisonnent. L’un dans l’oreille fourre son doigt profond ; « aïe ! » Ça fait très mal et si tu ne te conduis pas comme il faut, c’est le tympan qui saute ! Tu entends encore, sois heureux, mais tiens-toi bien !... Et Fung Yang se tient bien, il descend de la forêt mais à un autre détour du chemin, il trouve son sabre et alors se retourne contre les brigands, les tues tous trois. « Oh, là, là ! Quel carnage ! » Il est fier cependant et allègrement poursuit son chemin quand soudain devant lui surgit un quatrième brigand. Quelle déveine, son sabre est émoussé et sa fatigue si grande qu’il veut se dérober. Mais quand même il voudrait fuir, il ne le peut car on vient droit sur lui. Alors contre ses vœux, il fonce aussi droit dessus. « Mais qu’as-tu mon mari, tu es tout en sang ? » Voilà ce qui advient…

J’ai tout arrangé (Shakespeare, R. Musil)

J’ai tout arrangé pour ma disparition, mes livres, mes papiers sont à la disposition de mes proches. Je ne lègue pas mon meilleur lit puisqu’aujourd’hui ces choses n’ont plus de valeur. Je ne lègue donc rien que des écrits d’auteurs et quelques uns de moi. Qui s’en trouve content, s’en servira, qui s’en trouvera encombré les jettera. Que dire à l’approche de la fin ? Qu’une vie fut vécue pour rien ? N’ai-je donc pas été le roi de ma vie ? Quoique dans une inquiétude constante, je l’ai vécue et, comme qui doit faire son ouvrage, dans un flottement d’ajustements je m’en suis occupé ; distraitement souvent, c’est vrai mais n’est-ce pas ainsi que je laissais quelques chances à l’avenir ? Oui, c’est bien compliqué et sur le tard, est-ce bien utile d’y penser ? Penser, ce n’est pas penser trop, cependant au moment de mon repos, je ne suis pas serein, des trains de choses m’occupent, impressions, souvenirs, entreprises vagues, actions à mener, qui envahissent, l’une après l’autre ou se mélangeant, comme des enchaînements de suites aux conséquences infinies… De brusques sursauts dans les bras, les doigts remués soudain me rappellent à ce que je dois faire, fabriquer un meuble, sarcler le parterre des œillets, envoyer un livre, faire le paquet et prendre la voiture pour la poste où je rencontre Madame qui me demande des nouvelles : oh, rien d’important, je suis en train de mourir…

Illustrations : Tsukioka Yoshitoshi, Utagawa Hiroshige, Utagawa Kuniyoshi.