lundi 1er janvier 2024

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Théatre & philosophie

La démocratie est un théâtre

scène, peuple et pouvoir

, Jean-Marie Hordé

La démocratie a ses scènes, elle a ses acteurs, elle a ses spectateurs ; elle ne connaît pas son texte. Elle a ses protocoles, elle a ses décors, elle énonce, prononce, dénonce ; elle s’oublie.

Le théâtre a ses scènes, il a ses acteurs, il a ses spectateurs, il connaît son texte. Il est un art — parfois — une mémoire souvent qui naît d’une longue histoire. Son texte est la variation reconduite de ce souvenir. Quel est ce souvenir ?

Kratos

Le théâtre rappelle que Kratos — Pouvoir — est un ogre défié par Démos — Peuple — ; cette opposition est sans fin. Contradiction violente ou apaisée, elle est irréductible, aporétique. Le théâtre dit à la Démocratie que cet écart peut se parler, mais non se réduire jusqu’à s’effacer. Le théâtre — le théâtre, pas le spectacle — a l’expérience quotidienne de s’adresser à une assemblée qui n’est pas une communauté préalable ni un corps homogène. Il est l’expérience de « l’entre », de l’écart qui subsiste entre chacun des spectateurs.
L’assemblée est cet ensemble différencié qui ne fait pas masse. La masse est un assemblement sans écart, un groupe sans autre. Le théâtre est art par la création d’un vide (d’un « entre »), d’un espace entre ceux qui font démos. Kratos veut le plein : il ne conçoit le démos qu’unifié en un corps (Holisme). C’est une définition du pouvoir tyrannique ou totalitaire. Or le peuple n’est démocratique que démembré. La tyrannie, c’est le mensonge de l’unité du peuple.

L’artiste, — l’acteur, l’écrivain, le peintre — occupe la place solitaire de l’unicité au sein du groupe, non pour lui dénier sa légitimité, mais pour lui rendre la dignité du multiple. L’artiste ne crée pas l’écart du vivant ; il rend visible le vide qui en est la vie. L’artiste est cet amant qui voit au cœur de son amour le plus vif, dans son désir même, le secret des corps amoureux : le vide, l’espace irréductible, ce que la pudeur nomme la différence. Il rend à la sensibilité commune ce que la philosophie d’Aristote à Rousseau appréhende difficilement ; la présence nécessaire de l’affect au cœur de la raison.
Le théâtre a ceci de particulier ; il est le travail d’un groupe adressé à un groupe étranger. Son partage est l’ouverture de l’interprétation.

L’interprétation : un art antitotalitaire

Je ne dispose que de métaphores approximatives pour répondre à cette question : qu’est-ce qu’un « grand » peintre, qu’est-ce qu’un « grand » acteur ? Le peintre troue le visible et ouvre à la visibilité. L’acteur incarne le vide qu’il crée entre le personnage et lui. L’acteur est le corps réel d’une hypothèse incarnée. Sa présence tient à l’interprétation d’un espace vide, car il n’est pas le personnage qu’il incarne. Personnage, rappelons-le, vient du latin persona qui signifie masque. C’est pourquoi au théâtre comme ailleurs, voir c’est interpréter ce que l’on regarde. L’interprétation est une hypothèse qui en suppose d’autres.
C’est en ce sens très simple que le théâtre, comme la peinture ou la littérature, interroge la démocratie et la met face à son aporie. L’art dit à la démocratie toujours tentée, infestée, polluée, détournée par la démagogie : attention, il n’y a pas de dernier mot !

Attention, tout littéralisme, tout refus de la pluralité du sens, est un totalitarisme. Le fondamentalisme est un littéralisme politique.
L’art est plus qu’une proposition : il est l’expérience de cette pluralité, il en est le vacillement ou l’incertitude ; il exige de la démocratie la mise en forme du doute qui la traverse, l’inquiète ; il fait l’expérience de l’inachevé. L’expérience renouvelée de l’interprétation participe du possiblement commun, prolégomènes à toute citoyenneté, conçue comme le devenir possible du commun. Offrant à partager ce qui partage — nous ne voyons pas tous la même chose de ce qui est à voir — cette expérience du désaccord est une expérience démocratique, la manifestation vivante de l’altérité.

Ici, entre le théâtre et la démocratie, se met en jeu l’art de la parole. La démocratie naît, à Athènes, d’une mise en jeu et d’une libération de la parole. C’est dangereux. Une parole libre, le droit à la parole offert à chaque citoyen permet de s’exonérer de l’argumentation et d’un souci de vérité. Aujourd’hui plus que naguère lorsque la parole se libère des vérités de fait et se réclame de ce qui ne se justifie plus que par « mon » opinion.
L’interprétation est irréductible à l’opinion.

Le film de Barbet Schröder, Ricardo et la peinture, lors d’une séquence, s’arrête devant un portrait du pape Innocent X par Velázquez. La caméra s’approche du regard du pape. C’est alors que ceux qui regardent voient dans ce regard du pape une inquiétude et se demandent : est-ce son pouvoir qui l’inquiète, est-ce l’inquiétude du pouvoir, ou est-il inquiet de dévoiler ce que nous pourrions voir et interpréter de ce regard ? Le moment est beau. Il confronte Kratos à Démos et rend visible le danger.

L’expérience démocratique nous permet de comprendre que l’antinomie du pouvoir et du peuple est, non ce qu’il faut défaire, dissimuler, étouffer, mais bien ce qu’il faut conserver et réduire, sachant que le projet n’a pas de fin. Ce que l’art sait depuis toujours ! Et ce par quoi se dit que l’art n’est pas la propriété d’une culture, il est la manifestation vivante de la porosité des cultures, l’avertissement renouvelé que tout enfermement « communautaire » est signe de haine, de guerre, de mort.

Je ne sais pas si l’obscurantisme naît ou résulte de l’inculture, mais je sais bien sûr que c’est un projet politique, lequel se confond avec cette négation d’un « illimité » humain, d’une « trans-immanence » qui distingue encore l’Homme créateur (d’œuvres ou de lui-même) de son horrible double. La haine de l’art est un projet de mise à mort.

Décembre 2023