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L’hypothèse de l’île
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La ville avait été construite à l’extrémité du continent. Plus à l’ouest, il n’y avait rien, sinon la mer.
La montée des eaux, due à un réchauffement climatique, avait provoqué une succession de catastrophes : en quelques dizaines d’années, submersions, ravinements, effondrements, avaient progressivement séparé la ville de sa terre natale. La ville-île s’était éloignée de plus en plus du continent, si bien que les liaisons maritimes d’abord quotidiennes devinrent hebdomadaires, puis mensuelles.
Dans l’île, les quartiers de la ville basse, situés au plus près des grandes plages, avaient été, durant quelques années, occupés par de luxueuses demeures. Des tempêtes de plus en plus puissantes avaient repoussé ses habitants vers des escarpements jusqu’alors inhabités. Ils y construisirent de somptueuses villas regardant la mer de haut. Le port, maintenu en activité grâce à la construction d’une puissante digue, disposait, en cas de menaces exceptionnelles, d’un immense mur d’acier pouvant se déplacer afin de fermer hermétiquement la rade. Ainsi la ville, autrefois ouverte sur la mer, désormais s’en protégeait. Les plages n’étaient plus fréquentées que par des pêcheurs à pied, parcourant la zone d’estran à leurs risques et périls, à la recherche de quelques coquillages et des derniers crustacés.
Quand l’humeur de la mer le permettait, le port accueillait un petit cargo chargé de victuailles, de matières premières et de produits manufacturés. Les cargaisons étaient rapidement déchargées et transportées vers la ville haute, pendant que des familles entières étaient débarquées et se dirigeaient directement vers la ville basse pour y trouver quelques abris précaires, délaissés par de précédents occupants. Dès le lendemain de leur arrivée, hommes, femmes et enfants valides se rendaient à la « criée ». (Quand la pêche artisanale était encore une activité prospère le poisson y était vendu aux enchères). Le bâtiment était devenu un lieu d’embauche où les « venus d’ailleurs » espéraient être engagés pour une semaine, voire un mois, sur le chantier d’un immense mur d’enceinte, destiné à protéger la ville haute d’une exceptionnelle montée des eaux, mais aussi de toutes sortes de convoitises, car sur les hauteurs se concentraient richesses et art de vivre.
La construction du mur fut achevée en quelques mois. Ceux d’en haut purent enfin se préoccuper d’imaginer de merveilleux jardins en terrasses, dans lesquels ils envisagèrent d’acclimater les végétaux les plus rares, venus des quatre coins du monde. Dans l’attente de ces grands travaux paysagers, il ne restait aux habitants de la ville basse que l’espoir de menus emplois, insuffisants pour assurer leur survie. Ils organisèrent alors un système très efficace de récupération de denrées alimentaires, déversées chaque jour depuis la ville haute dans les décharges publiques situées au pied du mur d’enceinte.
Mon séjour dans l’île s’est déroulé bien plus tard, alors qu’elle avait été abandonnée, après la rupture des digues, par la plupart de ses habitants. Elle était devenue un territoire privilégié pour accueillir des artistes en résidence. Je ne peux émettre que des hypothèses pour expliquer les découvertes inattendues qui m’ont conduit à quitter l’île précipitamment après deux mois d’un travail assidu.
Mercredi 10 décembre
J’ai obtenu l’accord des autorités culturelles pour prolonger une recherche engagée sur le continent. Elle porte sur « les accumulations en zones littorales de matériaux d’origines anthropiques, précurseurs de futures formations lithiques ».
Je pourrai occuper un espace de vie et de travail dans la ville basse, au plus près de la zone d’estran, objet de mon étude.
Mardi 23 décembre
Je suis arrivé dans l’île ce matin.
J’ai trouvé refuge dans le dernier étage d’un solide bâtiment de la ville basse. Cet espace, large et bien éclairé, calme aussi, parce que sans voisins immédiats, constitue le lieu idéal pour entreposer les trouvailles que je compte faire sur les plages : objets, matériaux déposés par chaque marée montante, ou nombreux débris de bâtiments effondrés, peu à peu arrondis en étranges galets composites.
Samedi 3 janvier
J’ai constaté que le rez-de-chaussée de l’immeuble où je réside est inoccupé. Un panneau indique qu’il est susceptible d’être envahi par les eaux, qui ne manquent pas de submerger régulièrement une partie de la ville basse, lors de fortes tempêtes ou de grandes marées.
Dans les étages, les rares habitants sont discrets. Je ne les fréquente pas. Ils ont sans doute remarqué mes allées et venues, mes départs aux heures des basses eaux avec des sacs vides et mes retours, lourdement chargé. Quand j’emprunte les escaliers, (l’ascenseur ne fonctionne plus depuis longtemps), je peux entendre le bruit des clefs fermant prudemment les portes. Mon comportement, certainement étrange à leurs yeux, me rend peut-être suspect de possibles méfaits.
(…)
Vendredi 6 février
Au petit jour, la marée descendante a laissé sur la plage un amoncellement de débris ne ressemblant pas aux dépôts habituels de détritus, d’algues et de coquillages. Il s’agit de matériaux semblant avoir été arrachés récemment à des bâtiments. On peut imaginer que ces poutres de bois ont dérivé lentement, que des courants plus puissants ont transporté des plaques métalliques. J’envisage l’hypothèse d’un événement survenu sur le continent. Tout laisse croire en effet que sur une côte, dont il est difficile d’évaluer la position, une catastrophe a détruit de nombreux édifices ; qu’ils étaient habités, puisqu’empêtrés dans des fragments de cloisons, de toitures ou de façades, on peut trouver toutes sortes de brisure de meubles, d’ustensiles de cuisine, d’appareils électroniques. Quelques jouets aussi.
Samedi 7 février
J’ai décidé d’abandonner pour quelques jours l’exploration du littoral.
Depuis les rues de la ville basse conduisant aux plages, on avait pu autrefois découvrir à l’horizon la silhouette du continent. La digue construite pour protéger la ville avait ensuite occulté toute vue sur la mer. Quelques étroites chicanes permettaient toutefois d’accéder aux plages depuis lesquelles la ligne de séparation entre ciel et eau réapparaissait. Du fait de la continuelle montée des eaux, la frise étroite du continent s’était progressivement éloignée jusqu’à disparaître complètement de l’horizon.
Dimanche 8 février
Mon atelier situé en partie haute du bâtiment offre une vue sur la mer déserte. Dans la direction opposée, je peux facilement observer les édifices les plus proches. Ils disposent de toitures en terrasse sur lesquelles se trouvent parfois de petits édicules. Le plus souvent il s’agit de locaux techniques devenus inutiles depuis l’abandon des immeubles. Quelques-uns sont remarquables par le traitement des façades donnant sur la mer. Certains sont largement ouverts, d’autres simplement percés de plusieurs ouvertures rectangulaires de tailles diverses, à la manière des postes d’observation installés dans les parcs ornithologiques. De ces terrasses aménagées, on peut en toutes saisons surveiller l’ensemble de la zone maritime séparant l’île du continent.
Lundi 9 février
J’ai décidé d’inventorier et d’explorer ces petits observatoires situés sur certaines terrasses des immeubles de la ville basse. Ils sont en général facilement accessibles par un escalier de service.
Mardi 10 février
Dans l’immeuble le plus proche de mon atelier, l’escalier accédant à la toiture est encombré de gravats. Il conduit à un ultime palier dont le plafond dispose d’une trappe qui m’a permis de me hisser jusqu’à une terrasse dont le sol sableux accueille de modestes présences végétales : quelques touffes d’herbes basses, quelques lichens aussi.
Le petit édicule ne dispose d’aucune porte, d’aucune fenêtre. Ses parois, montées en parpaings, sont recouvertes d’un enduit parfaitement uniforme. J’ai simplement découvert un petit trou circulaire dans le mur orienté vers la mer. Je dois revenir avec une masse me permettant de dégager un passage dans la paroi opposée.
Mercredi 11 février
Dans la petite pièce de quelques mètres carrés que mon effraction a livrée brusquement à la lumière du jour : rien. Les murs sont uniformément peints en noir, à l’exception de celui (que j’ai en partie détruit) faisant face au petit orifice : il est recouvert d’un enduit parfaitement lisse, blanc et mat.
Depuis cette terrasse on peut observer la mer mais aussi les toitures des immeubles les plus proches. Sur l’une d’elle se trouve un édicule dont les parois sont entièrement vitrées.
Je reporte à demain l’exploration cet autre belvédère.
Jeudi 12 février
J’ai découvert dans l’habitacle de la deuxième terrasse un modeste mobilier : une chaise, une table et quelques objets abandonnés, dont un coffret métallique contenant un petit carnet et des images photographiques sous forme de fragments de négatifs (en fort mauvais état) : il s’agit de lointains, posés sur des lignes d’horizon ressemblant aux silhouettes des paysages côtiers, dessinés autrefois par les explorateurs cartographes.
Cette pièce, semble-t-il, était utilisée comme cabinet de travail. En témoigne le carnet dont la totalité des pages est parcourue d’une fine écriture manuscrite, sans ratures, ni hésitations. Certainement le journal de bord de l’ancien occupant des lieux.
J’apprends ainsi que l’île a été l’objet d’une exploitation minière :
J’ai abandonné le bâtiment proche du littoral pour explorer les hauteurs extrêmes de l’île.
…
Bien au-delà de la ville haute, la montagne est parfois enneigée. Pour parvenir au bas de la paroi rocheuse, il faut traverser une zone anciennement industrielle. On y trouve des bâtiments abandonnés et des machines inactives, voilées de poussières rougeâtres.
…
Quelques recherches dans les archives locales m’ont permis de comprendre qu’il s’agit d’une ancienne station de lavage de minerais, extraits beaucoup plus haut dans la montagne.
…
L’aventure minière avait provoqué une ruée vers les entrailles rocheuses. Dans des conditions très pénibles, une population entière fut vouée à creuser, extraire, transporter, concasser et laver.
Des industriels avaient donc entrepris de fouiller la montagne pour y puiser un précieux minerai. Des bâtiments construits à une telle altitude sur d’étroits promontoires auraient pu constituer de fabuleux belvédères, mais la logique minière tournait le dos à toute possibilité de laisser le regard porter loin vers la mer, au profit du creusement dans l’obscurité.
Vendredi 13 février
Le carnet contient quelques phrases énigmatiques.
Les indicibles reflets, les dispositifs les plus compliqués, les peurs imaginaires, les manques absolus, les absences, qu’un regard guide vers leurs pertes définitives, les tentatives de pâles reconstitutions, les pas de côté donnant à voir l’inattendu, les surprenantes découvertes que d’autres avant et ailleurs ont épuisé aussi. Le regard dans l’attente.
Il regroupe également des notes à propos de systèmes optiques utilisés par les peintres depuis le XVIe siècle pour capturer des images du monde. Quelques dessins aussi, parfois aquarellés, figurant des vues sur le continent apparaissant à l’horizon, toutes précisément datées et témoignant des disparitions successives d’édifices, de falaises, de franges forestières. Ils ont peut-être été réalisés à la chambre claire, puisque dans le carnet se trouve, soigneusement plié, le mode d’emploi détaillé d’une « chambre claire universelle » de la marque Berville, daté de mars 1913.
Le carnet contient aussi des descriptifs de boîtes optiques plus compliquées. J’en conclus que le local technique de la première terrasse visitée avait été transformé en camera obscura de grande dimension ; que le petit orifice tourné vers la mer permettait de projeter sur le mur opposé la ligne d’horizon, en l’inversant ; que j’ai détruit cette image en faisant pénétrer dans l’espace clos et sombre à la fois la lumière et mon regard.
Dimanche 15 février
J’ai pu accéder à une troisième terrasse accueillant un autre habitacle dont une seule paroi est vitrée : celle tournée vers la mer.
J’y ai fait une découverte plus étrange encore que dans les deux premiers observatoires : le sol de cette pièce est jonché d’une multitude de débris de miroirs.
Mardi 16 février
Un examen attentif des fragments dispersés sur le sol m’a permis de constater que certains sont de formes géométriques simples : des triangles équilatéraux surtout, mais aussi des hexagones. Ils étaient peut-être assemblés pour réaliser des polyèdres réguliers.
Il est possible d’émettre une hypothèse concernant la chambre aux miroirs.
Alors que l’horizon s’éloignait de plus en plus de l’île, l’idée serait venue à mon prédécesseur de capturer la forme longiligne et lointaine du continent. Il aurait d’abord simplement photographié la ligne d’horizon pour en conserver une image fixe, la trace abandonnée d’un moment, mais très vite un projet autrement plus ambitieux aurait occupé son esprit : celui de capturer le lointain et de l’enfermer définitivement dans la pièce.
Mardi 17 février
Je suis désormais persuadé que le projet de celui que je nomme « l’inventeur » était bien de capturer l’image vivante d’un horizon disparaissant, pour la contenir à l’infini dans un jeu de miroirs.
Pourquoi un tel dispositif, si compliqué qu’il avait fallu certainement plusieurs années pour le mettre au point, en admettant tout au long de ce travail qu’il pouvait être inefficace, puisqu’il est vain de conserver ce qui doit disparaître ; que sachant tout cela, il était néanmoins impérieux d’ajuster des miroirs, de tester le parcours de la lumière, pour comprendre enfin qu’il faudrait un nombre infini de réflexions spéculaires pour être certain d’aboutir ; qu’il faudrait alors non seulement y consacrer une vie entière, mais aussi trouver la personne à qui transmettre le fardeau, qui devrait à son tour désigner un successeur, et ainsi de suite ?
Mercredi 18 février
L’inventeur a peut-être utilisé un nombre fini de miroirs ingénieusement disposés de façon à ce que le rayon lumineux emprunte plusieurs fois le même parcours, ou bien se trouve emprisonné dans un dodécaèdre et qu’ainsi rien ne puisse faire disparaître l’horizon. Jamais.
Une autre hypothèse peut être envisagée, puisque la vision humaine implique à la fois un mouvement de la lumière vers le dispositif rétinien d’enregistrement et un mouvement vers l’extérieur des images cérébrales créées : l’appareil optique de capture artificielle de la lumière avait peut-être pour but de renvoyer l’image de l’horizon à son point d’origine.
Jeudi 19 février
Il me faut interpréter l’amoncellement anarchique de fragments de miroirs brisés sur le sol du belvédère. Le dispositif se serait brusquement effondré, peut-être du fait d’un coup de vent un peu trop fort, ou d’un simple souffle déséquilibrant un assemblage trop fragile, trop subtil.
À moins que l’inventeur du merveilleux système optique se soit découragé, fatigué de devoir accomplir un trop long travail dans un si petit espace, jetant à terre ce qui était voué à être inachevé ; que parfois l’espoir d’atteindre le but s’éloignait ; qu’il fallait faire vite parce qu’une fois l’horizon définitivement disparu, il serait trop tard.
Il se peut aussi que parvenu à son but, l’inventeur de la machine à capturer les disparitions, redoutât qu’elle puisse simplement servir à conduire une lumière esseulée, abandonnée à elle-même, cherchant une image dans laquelle se fixer ; une image en attente, que l’obscurité serait avide de digérer, car il est certain que les ombres sont dévoreuses et pas seulement de mots ; les corps même s’y engouffrent, parfois avec délectations.
Vendredi 20 février
Mes réflexions trouvent un écho dans une note que je découvre dans la dernière page du carnet :
Ombres et lumières font bon ménage, c’est même le duo nécessaire pour donner aux peintures l’illusion des présences. Léonard et bien d’autres se sont aventurés dans cette question avec grande science, à force d’avoir scruté dans la nature les plus indicibles phénomènes lumineux ; Rembrandt aussi, qui s’évertuait à maintenir des lueurs frémissantes dans l’ombre et à forcer la présence de l’ombre dans les lumières. Les sillons rugueux de sa touche picturale posée avec la rage nécessaire témoignent de cette entreprise de mise au monde, ainsi que le rehaut de vermillon, pour qu’une troisième lumière…
Samedi 21 février
J’ai pris la décision de quitter l’île définitivement. J’y laisse les images et le petit carnet découverts dans le deuxième belvédère. J’ai simplement déplacé le tout dans la chambre noire située sur la première terrasse explorée en y ajoutant mon propre carnet de notes.
J’avais maladroitement éventré ce précieux édicule. Je consacrerai la journée de demain à réparer cet outrage et à reconstituer le sarcophage.
Lundi 23 février
Je suis le seul passager sur le petit cargo assurant la liaison entre l’île et le continent. Au levé du jour les amarres seront larguées. La mer est calme et la traversée devrait bien se passer.
Voir en ligne : http://www.jpbrazs.com