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L’envers de la mémoire
Note sur Pages blanches d’Alexandrine Boyer
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TK-21 La Revue présente une nouvelle œuvre d’Alexandrine Boyer, Pages blanches, une vidéo, mettant en scène dans un jeu subtil de superpositions, simplement des pages blanches. Blanches ? Oui ! Enfin presque !
Inévitable de décrire ce que pourtant l’on va pourtant regarder parce que les mots, ici, soudain, retrouvent comme une puissance que souvent même lorsque nous les employons du fond de notre désir, ils perdent. En nous. Pour nous.
Dans une conférence de 1935, intitulée Le bilan de l’intelligence, (Éditions allia 2012), dans laquelle il s’essayait à rendre compte des mutations en cours dans le monde, des mutations du monde, mutations dont il percevait déjà avec lucidité combien elles étaient irréversibles, Paul Valéry pouvait noter d’une part que « nous ne supportons plus la durée » (p.8) et d’autre part que malgré cette grande débauche de lecture, mais d’une lecture si rapide qu’elle nous emporte, que « le langage s’use en nous » (p.56).
Ici rien de rapide, mais pourrait-on dire les effets de cette double contrainte qui voit l’impossibilité de s’éprendre de la durée coopérer en nous pour étreindre les mots au point de les faire disparaître.
À moins qu’il en aille ainsi au fond de toute éternité ou presque et que ce nous croyons se produire rien que pour nous, est un phénomène si ancien en nous que nous l’avons occulté, oublié.
Oui, nous désirons voir et savoir. Oui nous cherchons à exister en faisant de notre existence l’unité de mesure de l’exactitude du monde et désormais de l’univers dont nous recevons jour après jours des nouvelles fraîches des origines.
Il y a peu encore, cette démesure psychique, cette ambition intime, cet écartèlement programmé entre savoir et connaître, c’est au papier qu’on le confiait, laissant à la plume et à la main qui la tenait le soin de servir de roue motrice aux rêves incertains fomentés par notre cerveau. Ce sont ces pages-là que nous montre une à une superposées et pourtant comme si elles étaient l’une dans l’autre enchâssées dans une durée sans fin, ces pages sur lesquelles à l’évidence les mots plutôt que les dessins ou les images venaient trouver refuge.
Et pourtant rien. Plus rien. On pourrait arguer en rationaliste fatigué que jamais rien n’a été écrit sur ces pages que c’est dans leur nudité adamique qu’elles paraissent devant nous. Oui, on le pourrait ! Mais on se tromperait. Leur fraîcheur est toute peuplée de doute, de traces infimes, de pliures incertaines, de déchirures asymptotiques, de taches de rousseur, de lignes enfin qui sont dans le souvenir de chacun la ligne de l’horizon des mots, la ligne de l’horizon sur laquelle les mots, les mots seuls apparaissent.
Alors on comprend qu’il importe peu que ce soit avant ou après les mots que ces pages viennent à nous que ce soit avant ou après la maculation, la rature, avant ou après l’écriture, puisqu’elles sont nues de cette nudité qui fait qu’on détourne un peu la tête parce qu’elle est, comment dire ?, presque obscène à cause de sa date de fraîcheur dépassée.
Et puis nous regardons encore défiler ces pages blanches, ou presque, blanches parce que vide de signes, comme les rêves d’Hölderlin dans la dernière partie de sa vie, blanches parce qu’ayant commis le crime parfait, celui d’avoir en effet tué les mots sans qu’on s’en aperçoive, ou de les avoir avalés, digérés, ou de les avoir absouts au point que, s’étant sentis libres de ne plus porter sur leur dos la misère des autres, libre enfin de tout, ils s’en sont allés.
Et nous regardons, et nous regardons encore ces pages passer l’une sur l’autre comme on effeuillerait en rêve l’album de la mémoire de l’humanité, ces pages blanches comme le sont les écrans de Shugimoto, comme le seraient des sœurs, blanches d’avoir pu permettre une conception immaculée, blanches d’avoir pu concevoir qu’il pourrait y avoir des traces, blanches d’avoir prouvé que cette histoire de traces, de mémoires, de souvenirs, c’est une histoire sans nom, la nôtre, celle que nous lisons, eyes wid shut, en les regardant passer, vibrer, vivre, nues, pour elles seules, dans la vidéo d’Alexandrine Boyer.