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Juste une mise au point
milie, livre d’images et de textes de Mélanie Peduzzi
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Auto-éditer un livre, à vingt-cinq ans, c’est inévitablement une manière de faire le point. On connaît la signification de cette expression en photographie et elle prend tout son sens lorsque la personne qui réalise ce livre est en effet photographe, mais aussi celle qui écrit les textes qui accompagnent les images.
Exister
Pour Mélanie Peduzzi, c’est dans une tension entre mots et images que se joue cette mise au point qui est en fait une triple interrogation, sur ce que c’est qu’être une femme, un photographe et une personne dans ce siècle incertain. Mais c’est aussi une triple interrogation sur comment s’orienter dans la vie, dans le travail, dans l’expression.
milie, titre du livre et de l’exposition qui a eu lieu en juin à la galerie Arielle d’Hauterives (Bruxelles), est un surnom hérité de l’adolescence, mais aussi une sorte de logo mental permettant de rassembler des morceaux du passé tout en tournant les yeux vers demain.
Il y a une honnêteté radicale dans ce livre, une manière amusée et sérieuse de prendre en charge des choses difficiles et de les considérer aussi pour ce qu’elles sont, des moments de la vie. Car aussi paradoxal que cela puisse paraître ce livre n’est pas narcissique. Il est porté par une réelle interrogation. Et cette interrogation part du corps. Vivre c’est avoir un corps, être incarné, avoir été fait chair, bref se retrouver habiter une enveloppe qui semble avoir sa propre autonomie et dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas facile de l’apprivoiser.
Et c’est là qu’entre en jeu la photographie dans la vie de Mélanie Peduzzi. Elle lui a permis de faire face à cette nécessité où elle s’est trouvée de se confronter à son corps autrement que par le seul jeu des aventures vécues qui ne laissent de traces que dans la chair et la trame consciente et inconsciente qui la fait vibrer. Sa pratique a été non pas tant une thérapie qu’un vecteur d’analyse et de déchiffrement, un moyen lui permettant de s’orienter.
Le livre arrive à un moment où, légitimement, elle s’interroge essentiellement sur cela : sa pratique et la fonction de la photographie dans sa vie.
Un livre est un trajet dans les strates de la mémoire. Il ne peut en être autrement. A fortiori quand ce livre est une tentative de faire le point. Le deuxième texte du livre est on ne peut plus clair sur ce sujet.
« [...] Quand j’étais petite fille, je voulais déjà être femme. Mon premier rapport à la peinture, j’ai envie de le dire ainsi, fut la trousse de maquillage de ma maman. [...] Puis je me suis recouverte de peinture, nue devant un public. J’y ai laissé un bout de moi. [...] J’ai laissé le spectateur trouver ses propres limites sur l’image de mon corps. Flash et apaisement. »
C’est dans ce balancement entre une image, page de gauche, et un texte souvent très court, page de droite, que le livre avance sur sa quarantaine de pages. Au balancement texte image répond comme en un écho inassouvi, celui qui va de l’exigence de ce corps d’être le moteur de cette vie, la part intime et exubérante, immorale et effrontée à la nécessité où elle a été conduite de se mettre en scène, performance ou sujet de ses propres images pour appréhender et tenter de comprendre ce qu’il lui arrivait : exister.
Défaut d’image
Il y a une facilité d’analyse qui conduit souvent trop vite à voir dans les représentations que les artistes font d’eux un narcissisme indélébile. Mélanie Peduzzi a compris, ce livre le montre, que l’image de soi était le vecteur possible d’une interrogation multiple et le texte une force, sorte de chambre d’écho, voire d’amplification de ce qui dans l’image n’est finalement que suggéré.
Ce livre est un aveu : l’image est là par défaut. Il faudrait ici suivre Pascal Quignard et ses réflexions sur l’image manquante, en fait les « au moins deux images » qui nous font toujours défaut, celle de nous lors de notre conception et celle de nous après notre mort. Prendre conscience de cette impuissance fondamentale de l’image à donner à voir ce qui échappe à tout regard, telle est la vertu de ce livre pour l’auteure elle-même. Ainsi images et textes apparaissent pour ce qu’ils sont pour chacun de nous, des béquilles. Elles sont à la fois ce qui signale notre faiblesse originaire, la trace de notre néoténie indéfiniment prolongée dans notre vie adulte et ce qui nous permet de l’appréhender. Sans ces béquilles, nous n’existerions tout simplement pas. Mais avec elles, nous ne pouvons qu’accéder à cette forme de conscience rétrospective dont ce livre est une manifestation.
Pas tant narcisse donc que questionnement. Pas tant interrogation théorique sur l’image que réalisation concrète d’une articulation images textes ouvrant sur l’abîme de l’insaisissable et de l’impartageable. Et cela fonctionne. Mélanie Peduzzi parvient à nous faire éprouver ce qu’elle vit, car ce qu’elle vit est aussi ce que nous vivons, un balancement constant entre l’horreur d’être là et le plaisir infini qu’il y a à goûter chaque seconde, chaque moment, chaque état par lequel nous passons, c’est-à-dire par lequel notre corps nous fait passer.
Ce que vit et partage avec nous Mélanie Peduzzi à travers ce livre, ce dans quoi elle nous entraîne, ce à quoi elle nous confronte, c’est à la structure intime de l’image, qui fait qu’elle se situe à l’endroit exact, toujours, où une attente aspire à être comblée et où la réponse, écho incomparable de visible et d’audible, car les mots n’existent que lus et donc que traduits en sons par notre voix, fut-elle la plus basse, nous échappe à mesure qu’elle se dit.
Ainsi, les deux ou trois images qui guignent vers l’histoire de l’art sont-elles moins à comprendre comme des citations que comme des affirmations. La représentation, toute la représentation, tout l’art donc, même dans ses sommets, aura toujours été une tentative vouée à l’échec de dire et montrer, faire entendre et ravaler le cri de bonheur et d’effroi qui nous prend chaque fois que nous ouvrons les yeux.
Regarde, dit-elle à chaque page, regarde et écoute la voix à travers ma voix qui dit que femme je suis et vivante, et que dans la nuit comme dans le jour je brille, étoile vraie mais filante, et que je ne laisse derrière moi que l’ombre rouge du désir. C’est ce qu’elle a affirmé avec force en montrant un autoportrait au format affiche lors de sa dernière exposition.
Regarde, nous dit-elle, mais maintenant c’est à nous qu’elle s’adresse, à nous qui sommes alors moins des voyeurs que les destinataires de cette voix qui sourd de l’image, qui sort de l’image, qui jaillit de l’image et nous pénètre comme un aveu et comme cri. Mélanie Peduzzi sait une chose que peu de photographes savent : toute image est hantée par une voix dont elle est à la fois le réceptacle et l’amplificateur.
Galerie Arielle d’Hauterives, rue Tasson Snel, 37 - 1060 Bruxelles
+32 (0)477 700 232
info@arielledhauterives.be