jeudi 29 décembre 2022

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Jeu et théorie du Duende, Federico Garcia Lorca

Adaptation : Marie Barbuscia.

, Marie Barbuscia

Ce texte est autant un hommage au « jeu et théorie du duende » qu’une hypothèse formulée pour une tentative resserrée de transmettre une définition du « duende » comme l’entendait Lorca afin d’accompagner les artistes en devenir.

Voix des récitants : Kenzy Boukhtouche, Nadia Baccar, Maxime Patry, Manon Crepel, Dimitri Haab, Marie Barbuscia

Mesdames et Messieurs,
Lorca démarre sa conférence en 1933 par un avertissement : « Non, je ne voudrais pas qu’il entre dans cette salle le terrible bourdon de l’ennui qui enfile toutes les têtes sur un délicat brin de sommeil et met sur les yeux de l’auditoire de tout petits paquets de pointes d’épingles. »
Lorca continue, il dit vouloir révéler l’esprit caché de l’Espagne à travers ce qui peut être su mais ne s’explique pas : le duende. 

On entend dire souvent à propos de grands artistes « Voilà qui a beaucoup de DUENDE » et à d’autres plus tristement célèbres : « Toi, tu as de la voix, tu connais les styles, mais jamais tu ne connaitras le triomphe parce que toi, tu n’as pas de duende ».

• Je vous jure, j’ai entendu dire que : « Tout ce qui a des sonorités noires a du Duende »
• Moi, le jour où je chante avec Duende, personne n’est plus fort que moi !

Ces sonorités noires sont le mystère, ce qui se connait et s’ignore, ce qui vient en substance de l’art. Goethe aurait dit de cette lumière noire qu’elle a « ce pouvoir mystérieux que tout le monde ressent et qu’aucun philosophe n’explique ».

• Oui, le duende n’est pas dans la gorge, le duende remonte par-dedans, depuis la plante des pieds !
• Ce n’est pas une question de facultés, d’enseignements mais bien du vivant — c’est-à-dire du sang — celui des origines qui rencontre par l’acte, la création.

Ainsi donc, le duende est dans ce que l’on peut et non dans ce que l’on fait, c’est une lutte et non une pensée. C’est l’esprit de la terre, celui qui a consumé le cœur de Nietzsche et qui s’est révélé appartenir aux mystères grecs des danseuses de Cadix et de son cri dionysiaque. C’est toujours déjà DUENDE qui se meut et demeure dans la voix écorchée de Marsyas. Tous les arts et tous les pays peuvent l’accueillir même si pour les arts vivants, cela est plus évident car le corps est là pour l’interpréter. Ce sont des formes qui naissent et meurent perpétuellement en dressant leurs contours sur un présent exact. Le duende ne se répète jamais. Je répéte : Le duende ne se répète jamais. Nous répétons : le duende ne se répète jamais.

sans titre
Une sorte de pierrot lunaire - dessin de Lorca - source : Le musée de la maison natale de Federico García Lorca

Ce que Lorca ne veut pas, c’est qu’on confonde le duende avec le démon théologique du doute, sur lequel Luther jeta une bouteille d’encre, ni avec le diable, destructeur et peu intelligent qui se déguise en chienne, ni avec les singes parlants et savants.

Non, le duende dont je parle et qui vous transpire peut-être, il est sombre et frémissant, il est le descendant du très joyeux daimôn de Socrate, intermédiaire entre ce qui est mortel et ce qui est immortel. Pour tout homme, tout artiste qu’il s’appelle Nietzsche ou Cézanne, chaque échelle qui monte à la tour de sa perfection a pour prix la lutte qu’il entretient avec le Duende – et ce n’est pas avec son ange ni avec sa muse qu’il le fait.

Le duende, il faut le réveiller car c’est avec lui que l’on se bat vraiment.

Si Isaïe a dit vrai, on connait les chemins pour aller en quête de ce « Vraiment, dieu caché », il reste pourtant bien impossible pour quiconque de chercher le Duende, il n’y a ni carte ni ascèse. Le Duende ne vient pas s’il ne voit pas la possibilité de mort, s’il n’est pas sûr qu’elle ne va pas rôder autour de la maison :

• Et qui trainait les chaines ?
• Un duende, un duende qui errait dans les rues comme une âme en peine.
• Et il était comment le duende ?
• Et où allait ce duende ?
• À la recherche d’un ivrogne qui chantait et qui empêchait tout le monde de dormir.
• Et qu’est-ce qu’il allait lui faire ?
• On verra ça plus tard, pour l’instant, il faut aller dormir sinon il viendra vous chercher aussi.

On sait seulement qu’il est là quand on le trouve par hasard. Alors il brule le sang comme une pommade d’éclats de verre, il épuise, il rejette toute la douce géométrie apprise, il brise les styles, il s’appuie sur la douleur humaine qui n’a pas de consolation, il entraine Goya à peindre avec ses genoux et ses poings, il habille d’un costume de saltimbanque Rimbaud, et donne des yeux de poisson mort au comte de Lautréamont.

Jeune homme et pyramides (Souhait des villes mortes)
1929-1930. source : Le musée de la maison natale Federico García Lorca.

 PASTORA PAVON, TIENTOS SALOMON CON SER TAN SABIO

J’entends venir à nous la voix de La Nina de los Peines – celle qui est capable de mettre le feu aux formes. Sa musique est si pure qui réduit le corps à ce qu’il faut pour rester en suspens. Pas d’assurance au savoir-faire, le duende est venu en elle se battre à mains nues. Sa voix ne jouait plus, sa voix était un flot de sang, digne, par sa douleur et sa sincérité.

Le duende blesse et c’est dans la guérison de cette blessure qui ne se ferme jamais que l’œuvre peut charger l’homme qui aime être au bord du puit.

Le quasi-religieux est là. Dans toute la musique arabe, danse, chanson ou élégie, l’arrivée du duende est saluée d’énergiques : « Allah, Allah » si proche d’un « Olé », ce cri si puissant et profond est en communion avec dieu par les sens grâce au duende qui agite la voix et le corps dans une évasion réelle et poétique de ce monde.

Le duende, le duende, je crois qu’on a compris ce que c’était, ce que cela faisait aux artistes en proie au duende mais ne penses-tu pas qu’il y a un auditoire ici ? un auditoire qui veut savoir si lui aussi, il a côtoyé le duende.

Oui, c’est le « je ne sais quoi » d’une authentique émotion. Impossible de ne pas en ressentir les effets. Écoutes encore, Écoutes mieux, laisses-toi dépasser par ton écoute.

Le duende passe à travers l’arche vide, passe un vent de l’esprit qui souffle avec insistance sur la tête des morts, à la recherche de nouveaux paysages et d’accents ignorés, un vent qui sent la salive d’enfants, l’herbe écrasée et le voile de méduse qui annonce le baptême permanent des choses fraichement créées.

Sachez entendre enfin que sur une longue route, il n’est pas rare de croiser une vague, une vague toute seule, une vague à part de l’océan, elle n’a aucune utilité, ne constitue pas un jeu. C’est un cas de spontanéité magique ! Et c’est tout ce que je souhaite aux auteurs et récitants de rencontrer la vague et sa spontanéité magique !

Saint pèlerin, 1926
Cadeau à Antonio de Luna García Tinta et crayons de couleur sur papier, Grenade. source : Le musée de la maison natale Federico García Lorca.

Sources :
• Extrait de la conférence publiée de « jeu et théorie du duende » de Federico Garcia Lorca, 1933
• Extrait du film « Nous, les gitans » de Alberto Spadolini, 1950
• Extrait d’une poésie de Henri Michaux dans le recueil « Ailleurs », 1948