mercredi 25 novembre 2015

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Islande,
Ultima Thulé

, Étienne Diemert et Guillaume Fandel

Qu’appelle-t-on le « visible » par opposition à l’image, au déjà-vu et au visuel ?

En repartant des premiers mots de Jean-Christophe Bailly dans « Le visible est le caché » [1], une définition s’esquisse : le visible, ce serait le milieu vibratile [2], conçu comme entour, entourage et enveloppe sensible (« le visible est ce qui nous entoure, nous précède et nous suit »), tissé de rythmes et de discours, où évolue le photographe et d’où il descelle et prélève l’image du paysage : cette découpe, à travers la visée de son appareil, vaut à la fois pour découverte, dévoilement et ouverture de l’être au moment propice, et pour construction de formes, de couleurs et de textures…

Que le visible soit tissé de discours s’exemplifie par le choix de l’Islande dans la dernière campagne photographique de Guillaume Fandel : choix proprement géographique, qui s’inscrit dans une revue générale des déserts, chauds ou glacés, mers et steppes (donc du côté de l’espace lisse selon Deleuze & Guattari) ; mais relayé par toute une littérature sur le site mythologique de Thulé (mentionné par Pythéas le Massaliote au IVe siècle av. J.-C.) et sur l’insularité — au confluent d’une nature vierge, intacte, mouvementée, rejoignant par là l’esthétique du sublime, et d’un flot de discours, de récits et de récitatifs, qui viennent informer cette nature et lui donner la parole. Ainsi, de Raoul Schrott, écrivain autrichien né en 1965, qui écrit à propos de l’Islande : « Il y avait autrefois des îles, comme l’Utopie coupée de la terre avec sa baie pleine de hauts-fonds et de récifs, les canaux circulaires d’une Atlantide, les îles heureuses des Hespérides et les scories des Encantadas, les îles situées devant les côtes et les lieux solitaires […]. Iles sans rade et sans mer ; jalons sur le rayon d’un monde habitable, balises et amers. Elles ne faisaient que désigner les limites de ce monde et restaient au-delà de l’horizon. Ici, seulement, il y avait une ultima thule, uniquement sur cette face qui se courbe devant l’horizon ; la terre n’était pas encore ronde, et il y avait là quelque chose d’encore intouchable, un pôle, une terra incognita dont les cartes disaient seulement : ibi dracones et ubi leones, les grylles [monstres, dans les œuvres antiques de la glyptique, c’est-à-dire la gravure sur pierres fines] et antipodes du monde réel. » [3]
Cette série s’inscrit donc dans une quête du lieu : « lieu acceptable » pour Raymond Depardon ; « vrai lieu » pour Yves Bonnefoy — sans chercher à fonder quoi que ce soit, ni centre autour duquel s’organiseraient l’existence et le lieu, ni fondation ou soubassement de l’architecture, ni fondement de sens…

Cette série de photographies est-elle à vocation documentaire ou procède-t-elle d’une interprétation de l’existant ? L’unheimlich comme « épreuve du dépaysement » [4] — et non comme « inquiétante étrangeté », selon Freud [5], qui plie les deux significations du terme allemand heimlich l’une sur l’autre (« familier » et « secret ») pour penser le retour du refoulé sous forme angoissante — semble être le mode de traitement plastique et la matrice de sens de cette série : en témoignent la dramatisation de la lumière de certaines photographies, due à des conditions météorologiques extrêmement tourmentées ; le paradigme du foncé ou du sombre, qui l’emporte sur celui de la clarté ; enfin, la pure étendue sans bornes ni jalons qui viendraient la limiter…
La série s’organise en trois parties, cinq séquences distinctes d’images et trois diptyques où la continuité entre les deux pans — parfois artificielle et non référentielle — est assurée soit par la ligne d’horizon, soit par la ligne de crête d’un mont volcanique. Ce qui frappe, dès l’entrée ou l’ouverture, c’est le velouté des textures, le modelé des volumes, la couleur comme vibration et déploiement d’infinies nuances au sein de la gamme de tons — presque effet de moire rejoignant le milieu vibratile du visible déjà évoqué —, la compénétration des éléments, enfin : bordeaux éteint maculé de bleu qui s’étend jusqu’au pied du volcan deviné dans le lointain atmosphérique ; marron franc tirant sur le roux, ou le rouillé, mêlé de touches, de nuages ou de panaches de blanc ; langues de terre charbonneuse (cendres volcaniques ?) contre flancs vert vif, et cependant assombris, de la colline ; beige crémeux du désert minéral, etc.

En conjoignant le sublime et l’unheimlich, Guillaume Fandel esquisse là une esthétique propre, qui se sépare du pittoresque — notamment par le minimalisme de ses paysages minéraux — comme de la clarté et de la transparence de l’évidence, qui informaient sa précédente série sur la mer du Nord.

Notes

[1Jean-Christophe Bailly, Le Parti pris des animaux, « Le visible est le caché », Christian Bourgois, 2013, p. 25.

[2Cf. François Bon, « De la tectonique des plaques en milieu urbain », publié en 2012 sur son blog du Tiers Livre : http://www.tierslivre.net/

[3Raoul Schrott, Finis Terrae, traduit de l’allemand par Nicole Casanova, Éditions Hachette, 1999, p. 127-128.

[4Cf. deux textes sur l’œuvre de Thibaut Cuisset qui déploient cette notion : « La Loire de Thibaut Cuisset » signé par Jean-Christophe Bailly (2001) ; « Le dépaysagement » signé par Philippe Lacoue-Labarthe (2005). Les deux textes sont accessibles à l’adresse suivante : http://www.fillesducalvaire.com/

[5Sigmund Freud, « L’inquiétant » in Œuvres complètes de Freud, tome XV, PUF, 2002.

Voir en ligne : le site de Guillaume Fandel

Guillaume Fandel : http://www.askanialab.com/
Étienne Diemert : http://etiennediemert.tumblr.com/