mardi 6 décembre 2016

Accueil > Les rubriques > Cerveau > In illo tempore non suspecto

In illo tempore non suspecto

Qui Vive, une exposition de Stéphanie Raimondi à L’Espace d’en bas

, Stéphanie Raimondi

Stéphanie Raimondi poursuit sa quête de formes plastiques conçues comme des échos prospectifs au bruit sourd mais insistant que font en elles des œuvres littéraires. Membre du groupe Frame, elle inscrit sa démarche dans un projet à long terme qui plus que questionner, affirme que la pratique artistique aujourd’hui est un processus à entrées multiples et à sorties tout aussi multiples et que si bien sûr les œuvres importent, le déploiement de formes et d’idées importe plus encore.

Lire

Avec cette exposition, une salle unique dans ce lieu singulier, la galerie L’Espace d’en bas, elle démontre avec justesse et élégance que partir d’une ou plusieurs sources d’inspiration littéraire peut ne pas conduire à une production formelle illustrative ou dénotative.

C’est même le contraire qui se produit, comme si par ce geste elle retournait un peu de ce tissu largement usé qui a recouvert et recouvre encore nombre de productions artistiques, à savoir des textes ou « du » texte, mais on ne le sait que trop, utilisé comme un cache-misère existentiel et un procédé anti-performatif relativement aux œuvres.

Quand le texte justifie quelque chose qui n’existerait pas sans lui, c’est alors que l’allégorie point de le bout de son nez. Plus la valorisation de l’œuvre se fait par l’intermédiaire de surenchères textuelles, plus l’œuvre tend à l’insignifiance.

Puiser dans des sources, s’abreuver au logos errant qui traverse les livres comme un réseau de fils sans appartenance, mais pas sans histoire, s’inventer des liens pour pouvoir évoluer à loisir dans le flux sale de ce siècle exténué, voilà une manière qui permet de naviguer sans trop de souffrance et d’évoluer avec une certaine grâce ou une certaine légèreté sur la crête des vagues.

La Madone des ombres, 2016, 54 x 102 cm, Verre 6 mm, gélatine photographique 410/216/184

Car lire importe toujours autant que voir pour s’orienter dans l’existence et ceux qui savent ne pas se priver de cette ressource auront plus de chances de s’approcher et d’appréhender le mystère de l’existence, entendons de ce qui vient dans ce qui passe et de ce qui ne revient pas dans ce qui est dépassé, et cela avec une acuité et une justesse incendiaires.

Ainsi, dans cette installation simple et directe, se donne à voir une synthèse à tendance plutôt radicale qui rassemble en quelques éléments concrets un propos centré sur ce qui au-delà de l’attente vient rendre possible l’émergence d’une force de transformation.

Pas clair ? Repensez simplement au Rivage des Syrtes de Julien Gracq, à Sur les falaises de marbre d’Ernst Jünger, ou encore au Désert des tartares de Dino Buzzati. Ou encore à ce texte d’une facture singulière qu’est L’amour de Marguerite Duras, livre dans lequel elle tente d’extraire des ruines d’une mémoire impartageable les restes de ce qu’un amour sous sa forme extrême a nécessairement consumé.

Synthèses

Ce qui intrigue Stéphanie Raimondi, c’est la relation en nous entre les tableaux synthétiques de la connaissance et les forces obscures qui portent les passions intraitables dans la visibilité. Ce balancement constant et donc la coexistence en nous de ces forces, ou plutôt cette imprégnation dont nous sommes la proie permanente constituent le cœur de sa réflexion. Entre ces deux courants, celui du fleuve qui s’écoule vers la mer et celui de l’océan qui envahit et contrecarre le fleuve lors des marées montantes, il ne faut pas choisir, il faut tenter d’en extraire les formes qu’ils composent dans les zones agitées de leur rencontre.

En 2013 elle a produit une forme qui est la synthèse épurée de la villa Malaparte de Capri. L’enjeu n’est ni la copie ni la seule réduction, mais par un travail dépuration des lignes de produire une synthèse qui constitue en tant que telle une nouvelle forme, entendons ici une forme qui devient mentalement active parce que plus tranchante. La synthèse n’est pas un art de l’adoucissement mais bien un art de l’épure et de la précision des lignes.
Dans le flux des images et des mots qui nous engloutissent jour après jour ne nous laissant respirer que pour mieux nous engloutir encore, les œuvres de Stéphanie Raimondi se caractérisent par une économie de moyens remarquable. Elle-même parle de L’amour de Duras comme d’un texte dans lequel, des histoires qui précèdent, celle de Lol V. Stein en particulier, ne resterait que la dureté de ce qui persiste après la mort et des sensations les plus brumeuses, les plus insaisissables, que de l’os et du nuage !
C’est aussi ce que visent ses œuvres, objets non identifiables, hésitant entre sculptures et objet de design, entre inutilité avérée et fonctionnalité incertaine.

C’est que sous ses mains, les formes changent de sens, c’est-à-dire à la fois de signification et de direction. Elles n’indiquent plus le chemin de l’usage ni celui de la destruction, elles se tiennent, là où elles se trouvent, habitées par une sorte d’absence qu’elles signalent et incarnent en même temps.

Absence et métamorphose

Avec Qui vive, œuvre conçue spécialement pour L’espace d’en bas, Stéphanie Raimondi met en scène un moment, dans lequel ce que l’on nomme attente devient littéralement palpable. L’attente ou l’affût chers à Jünger comme à Gracq, à Buzzati comme à Blanchot, sont des moment où tout est possible, mais c’est moins vers le possible que le corps pensant et sentant est tendu que vers vers l’attente même qui dès lors occupe à la fois temps et espace, corps et pensées, les envahissant jusqu’à les conduire à s’oublier en tant que tels et à s’ouvrir à cet infini qui y frémit.

Dans cette pièce, une ligne peu visible mais que l’on finit par deviner court tout autour de l’espace. Un blanc brillant recouvre le bas du mur. Près de la porte intérieure, une petit image, un détail de l’incrédulité de Saint Thomas du Caravage. Sur un mur une sorte de plaque de plexi transparent posé sur un fond clair plus mat qui reflète l’espace sans être à proprement parler un miroir.

Et couvrant la plus grande partie de la vitrine une feuille colorée, un vert-marron qui occulte l’intérieur mais laisse le dehors visible quoique légèrement voilé. Au centre une large coupe de couleur dorée et des bâtons posés autour de cette coupe au sol ou contre le mur. Mis à part le soir du vernissage ou un danseur a évolué dans cet espace, il n’y a rien d’autre « dans » l’espace.

Le décor est planté. Le champ extensif de l’interrogation aussi : croire est-ce un fonction liée au récit, aux images, ou plus globalement aux conditions atmosphériques de la perception ? Car entre une ligne possible d’horizon mais parcourant la totalité d’un espace clos et une image du doute, entre un faux miroir et une vraie surface réfléchissante, ce sont bien ces conditions qui sont mises en scène.

Rester un moment suffisamment long dans ce lieu et si possible seul permet d’en capter la force d’attraction méditative.
Nous sommes au début de Sur les falaises de marbre de Jünger quand la cuisinière et sorcière Lampusa sert le lait aux vipères. L’ignorer ne change rien à la situation. Quelque chose peut avoir lieu ici, car l’installation constitue une véritable une structure d’attente et une structure d’attente est, on le sait, une structure d’appel. Et l’eau blanche qui stagne dans le fond de la grande coupe près de laquelle se tiennent, statues stylisées et témoins du vide, des bâtons marqués d’anneaux plus sombres, ne figure pas tant le lait qu’une encre improbable qui servirait les forces de l’effacement autant que celles de la l’inscription et le bassin des métamorphoses où en effet un bâton pourrait devenir serpent et le crayon du temps le marqueur des absences au cœur même l’espace.

Rien et quelque chose, l’ennui et la révélation, voilà ce qu’il y a dans ce lieu de l’attente. Car l’attente est cet écartèlement du pensable lorsqu’il s’incurve vers lui-même afin de permettre à la pensée d’engendrer à partir de ses propres forces des gestes qui permettent à l’improbable, ce nom secret de l’événement, de s’accomplir à la fois ici et maintenant et « in illo tempore non suspecto ».

QUI VIVE
Une exposition de Stéphanie Raimondi
du 21 octobre 2016 au 6 janvier 2017

Performance dansée de
Yohan Vallée à l’occasion du vernissage le 21 octobre 2016 à partir de 20h00

Vernissage le 21 octobre 2016 à partir de 18h30
L’Espace d’en bas - 2, rue bleue 75009 Paris - M° Bonne Nouvelle ou Cadet
http://www.espacedenbas.com

Crédits photographiques : © Nobuyoshi Takagi & l’espace d’en bas
Titres de œuvres exposées :
La Madone des ombres, 2016, 54 x 102 cm, Verre 6 mm, gélatine photographique 410/216/184
La reine des serpents, 2016, 87 x 87 cm, coupole en laiton, eau, poudre de marbre
L’homme du coin, 2016, Craie blanche
Paysage, 2016, R.91 / V.69 / B.30
Sans-titre, 2016, 10 tourillons en noyer tournés