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Images d’aurore — II
5. Une préhistoire de France
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Sans doute étais-je un morceau du soleil, et le plus insignifiant des insectes.
Et tandis que Tunis plus loin se fermait pour moi, sur la base militaire d’Al-Aouina où nous habitions à présent, l’aurore avait pris d’autres formes. C’était celles des lignes droites et de routes sans tumulte, de larges trottoirs sans foules disparates ni clameurs, sans centre semblait-il des cités chez les êtres, sans cris et sans éclats des voix, sans gestes brusquement fixes et triomphants dans le beau promontoire d’une place dans la lumière du jour. Il n’y avait plus les odeurs fortes et mêlées de Tunis, que les senteurs et le parfum flottant des arbres de la base, parfois l’air mordant de la mer qui nous venait du lointain, ou brusquement le goudron d’une rue neuve exhalait ses âcres goûts de bitume au soleil. Les arbres, les maisons alignées et les bâtiments enchâssés en ces bandes basses dans le lointain des hangars, les pistes d’envols et d’atterrissages, les cars, les camions, tout concourait à ce monde net, reconnu et aimé, un peu distant cependant, de la langue française.
Mais nul froid, nulle étrangeté, nul raidissement de tout l’être, si ce n’est à présent, si loin de ces pays quittés et loin plus encore de l’enfance. Et cette sorte de temps sur la base militaire m’est une préhistoire, un avant-poste de la France inconnue et rêvée. En réalité les aurores, les réveils, les images dans la douceur du jour sur la base militaire d’Al-Aouina reviennent toutes chargées encore de la baie de Tunis et de l’immensité sans fin, si quelquefois la surprise était de ne pouvoir si facilement y retourner ou se rendre à Tunis.
Ombilic de toutes les survies et de la France bientôt, l’aurore revenait sur la base militaire, et dans l’aurore toutes les vies données, et le monde chaque fois commençait. Dans la douceur de l’air revenaient l’odeur du café, les récits retrouvés, la chaleur et les heures, les histoires d’Ulysse, les albums des Aventures de Tintin et les jeux. Et de cette sorte de ville très étrange de la base militaire, je dirais aujourd’hui, ne fût-ce que j’étais un enfant, mais parodiant, devenu vieux, délabré, qu’il y avait des dieux, comme dans des cuisines.
Dans la douceur de l’air, dans l’horizon flottant et poudreux parfois des constructions au loin des pistes et de l’aérodrome, avec la large immensité du côté de la mer et, au-dessus de nous, des plateaux de Carthage dont nous ne connaissions que la direction et les silhouettes de citadelles de terres claires, avec les parfums, le chant des oiseaux, il semblait que l’antre vif et le noyau de notre maison laissée à Tunis, l’abri, le foyer sûr et millénaire, étaient simplement transportés dans cette maison nouvelle, dans nos vies et dans l’odeur des repas. Ainsi la base militaire me fut un temps, je le crois, comme un monde de plus, un étrange jeu dont tout autre sens m’échappait. Je continuais certes d’aimer et respirer du côté d’Arabie et de la cité quittée de Tunis. Alors sur la base d’Al-Aouina, entre les rues neuves goudronnées, les routes, les barrages militaires, les maisons, les hangars, les bâtiments, les trottoirs, la terre sèche et poudreuse, dure et tassée parfois au soleil, donnait encore pour moi sur l’Arabie et sur un orient se fermant.
Si quelque chose d’austère, de rectiligne, de muet, de blafard et de géométrique apparaissait se formant dans une étrange nébuleuse, dans une nouvelle façon d’être après les dédales quittés de Tunis, toute la vie et l’ivresse immédiate des jours s’insinuaient ainsi, battaient, et j’y entrais dans la sorte de tirant naturel des corps, des enfants, des mères, des fratries disparates et des voisins. C’était parfois la famille d’un militaire rieur, que je reconnaissais et dont mon père disait qu’il était « Corse », êtres nouveaux tout autour de nous, et auxquels naturellement j’inclinais, comme d’entrer en des connaissances et des plaisirs nouveaux, gravissant à de très lents et infinis degrés du monde et des choses, et qui constituaient l’étendue de nos vies se formant sur la base militaire, tout autant que celles que je croyais de la France bientôt. Ou plutôt c’était cette nature très particulière des personnes, de la France supposée et des heures, que composait à elle seule la base militaire d’Al-Aouina pour moi.
Près la maison, dans la terre sèche, il y avait une sorte de sous-bois aride de pierres claires et de terre poudreuse. Sur une végétation basse se détachaient quelques arbres aux silhouettes que je reconnaissais, pins d’Alep, thuyas, chênes-verts, chênes-lièges dont j’ignorais les noms et qu’ils puissent même en avoir. Et les troncs aux écorces épaisses faisaient des fragments torsadés, semblaient une source brune figée, un monde épais et séchant au soleil, la carapace d’organes et de feuilles durcies. Ongles, sabots, croûtes d’écorce dure et de terre, pierres poudreuses, sables, blocs s’effritant sous mes doigts, silex tranchant brusquement apparu. Et tandis que je retournais soigneusement les pierres, dans le sous-bois aride, sans la foule, sans le flux ininterrompu de la vie de Tunis, je découvrais en réalité la nature, jusque-là constituée pour moi des cités, des hommes et des songes. Mais il semblait que c’était aussi dans le même versant qu’une nouvelle nature des personnes, d’une sorte de nouveau monde, d’une nouvelle manière des voix, des rires, des jeux, des paroles et des jours. Et j’étais livré à moi-même dans cette vie nouvelle, pour la première fois, dans cette sorte d’enceinte sûre et vaste qu’étaient pour ma mère les lieux, si ce n’était la terreur et la superstition qu’elle avait des serpents sur le sol, et dont seules les mises en garde et les conjurations me renvoyaient à un monde laissé à Tunis, à la Petite Italie de La Goulette et de Tante Peppina, aux églises de mes grands-parents, aux miracles et aux saints, aux autels et aux statues de Sainte-Lucie et de Sainte-Rita.
Entre-deux très étrange et si vaste pour moi, manière de préfiguration d’une France et d’Europe, dans les maisons alors où j’étais invité, avec les jeux de la horde bientôt des autres enfants, dans le désordre vivifiant et heureux du monde des plus grands, des frères et des sœurs, des enfants de militaires et de Français, tout cantonné que j’étais sur la base militaire, je commençais de m’étendre dans un monde changeant, qui n’était plus Tunis, ni l’Italie de ma mère ni exactement la France de mon père. Et en ces lieux alors, car c’était un passage plus vaste sans doute de tout l’être et des choses, n’ai-je pas senti celui de Tunis se fermant, ni la mer du Levant disparaissant pour moi.
Parfois je retournais un petit bloc dur encastré dans la terre sèche. La terreur biblique des serpents de ma mère s’était muée en une attention lente et précise, en une sorte d’horizon et de géométrie sûre d’iguane aux aguets que j’étais insensiblement devenu. Le bloc retiré était tranchant sur ses angles, terreux et poudreux dans sa masse s’effritant. Une sorte de noyau apparaissait. C’était un ongle énorme, un morceau de sabot, d’organe pétrifié de géant, de lobe de pierre pâle et brun, dur et lisse. Et brusquement je pensais à de la corne recouverte et solidifiée, au vieillard accroupi des ruelles de la Médina, à la terrible protubérance d’ongle énorme à son pied tandis qu’il éclatait de rire contre moi de sa voix des cavernes et de failles s’ouvrant.
Puis je regardais la terre sèche et les pierres, touchais leur poudre rugueuse dans mes doigts. Oh, le silex et le feu sur la terre poudreuse produisaient ces mêmes stries instinctives et premières dans mon esprit que sur la face des pierres. Le soleil et la chaleur emplissaient le sol, et parfois du silex entrechoqué il semblait que venait une odeur de parade, de pétard et de fête. C’était le feu ancestral, millénaire, et ses magies touchées.
C’était le feu du brasier crépitant sous les grosses lessiveuses à Tunis s’il n’y avait les flammes, le feu du charbon de bois et des senteurs calcinées, des fumées blanches et fines, lentes et effilochées, torches de coton s’éclaircissant sur la peau brune des femmes arabes aux veines bleues tatouées, près du lavoir où m’emmenait avec elle Beya. C’était parfois le feu d’un brasero dans une maison aux couloirs dérobés sur une cour ouverte. Et à l’angle de terre maçonnée une petite cheminée en forme de triangle montait, se perdait dans les murs. Elle était désignée du nom de « canone ». Était-ce en italien à La Goulette chez des amis de ma grand-mère, chez des tantes et chez des cousins ? Était-ce un mot arabe repris par les Français ? Et ce nom de canone me renvoyait abruptement aux senteurs de silex frappé, à celui des canons bruns et immobiles de la Casbah, à des armes entreposées et des repaires cachés, tout autant qu’à Peppino Canone, inévitablement, le bandit de légende de mon grand-père.
Mais la préhistoire commença d’exister ainsi, celle des livres et des connaissances, et elle fut bientôt à partir de la base d’Al-Aouina un monde du sol et des pierres. Car on m’avait parlé de « préhistoire », du silex et du feu, était-ce Madame Ida ou le vieux libraire ? Alors toute la préhistoire et le feu brillèrent dans ces tranchants de silex brun et clair sous mes doigts. Et comme je ne concevais d’autre sens au feu que ces jeux des étincelles et d’odeur de la pierre frappée, passait dans le monde des adultes, dans les plus lointains temps et dans les connaissances pour moi, une finalité ancestrale enfantine et heureuse des choses.
Hommes « préhistoriques », c’était un seul tenant, rugueux, imprononçable, dur et glissant à la fois, un mot improbable jailli d’une seule syllabe et des pierres, et que je transformais bientôt en un vif et rapide « pristorique » à émettre d’un jet. Et j’entendis longtemps le nom de « préhistorique » comme un mouvement, comme ce geste de la pierre et du feu. Peut-être avait-on détaché le mot en syllabes distinctes une première fois pour moi, pour que je le retienne. Et croyais-je le rétablir dans sa nature réelle de geste magique et de réalité. Mais ce nom de pristorique, lancé, m’émerveillait, avant que, plus grand, quelqu’un ne le corrige. J’y éprouvais l’impression de friction et d’intérieur du silex. Triomphant, il émanait ainsi du sol sec et des jeux près de la maison, du petit sous-bois aride et des pierres, des livres de Sciences et des connaissances de France.
Quant à la France, cette France d’Al-Aouina, elle était celle alors pour moi de l’armée et des militaires, celle des croyances et des mythologies de mon père, des uniformes et des drapeaux. Du moins celle que je croyais des mythes et des drapeaux claquants.
Cependant avec ma mère un jour, tandis que d’autres enfants invités eux aussi continuaient d’arriver, nous fûmes reçus par la femme du colonel, et qui nous fit faire la visite de sa maison. Chambres, bureaux, avec çà et là d’autres femmes déjà qui organisaient des jeux, la « pêche à la ligne » de paquets emmaillotés de journal, loteries, jeux de pistes conduisant par une large baie ouverte dehors jusque dans le jardin peuplé de tables, de chaises de bois, de parasols enfin. Et la femme du colonel nous guidait radieuse dans ce tour du propriétaire, saluait d’autres arrivants, semblait cependant continuer de s’adresser à nous seuls, et dans cette visite d’assomption solennelle et mystique s’étendait une beauté d’affèterie luxueuse, que je n’aurais su nommer mais que je percevais ainsi, de parade de ces familles des officiers d’alors, comme venue d’une France impossible, d’un involontaire et scintillant Boulevard.
Puis sur une longue table dressée, dans la salle-à-manger, trônaient les boissons au sein d’une vaisselle claire, dorée, resplendissante et de coupes de verre, les jus d’orange, de citron, de pamplemousse, de grenade, ainsi que de volumineux et luisants « babas au rhum » pour les enfants. Bordés de quartiers scintillants d’oranges sucrées, de fruits confits rouges et verts, de mandarines et d’ananas en tranches, les gâteaux étaient ceux des gourmandises des contes, des pâtisseries des glaciers de la grande avenue de Tunis. Opulence rêvée, abondance gorgée, immense, inépuisée, à portée et offerte. Oh, les fruits émanaient pour moi d’un tout autre univers que les arbres et la terre, comme s’ils existaient d’eux-mêmes, quotidiens et courants. C’était un langage des cités, des clameurs des marchés et des villes. Oranges, mandarines, tout autant que bananes, pastèques, melons, fraises ou succulents abricots, les fruits relevaient d’un monde qui n’était pas la nature, mais les magies de la maison, les manières des mères, les sciences minutieuses de la table mise, des nappes, des plats et des couverts, des carafes, des verres, de la famille et des heures des repas. Et c’était aussi les atours des banquets de légendes, celui des prétendants à Ithaque et devant lequel Ulysse bientôt, d’apparence vieilli, allait apparaître, prendre l’arc, et se changer enfin en héros revenu.
Langage très ancien de l’enfance pour moi, et des femmes et des mères, les fruits, apparus sur les étalages de la place d’Espagne, dans les clameurs du marché, demeuraient le sésame et le bonheur sans fin des promenades avec ma grand-mère.
Les charrettes des marchands dégorgeaient de senteurs, bordaient la vie de la foule déferlante, radieuse, et le monde merveilleux de la cité bruissante. Figues fraîches goûtées, ardemment dévorées en marchant au soleil, oranges vives et parfumées, grenades fortes et acidulées que nous mangions avec du sucre, il me semble depuis n’avoir jamais cessé de rechercher leurs sèves, leurs délices et leurs formes, cette préhistoire de France à Al-Aouina, sur toute table mise, à l’heure des repas, dans la douceur des voix et l’assemblée des êtres.
Mais hors ce festin de contes dessinés, ce fut l’entrée de la maison qui m’avait frappé tout d’abord, et qui revient à présent dans sa surprise intacte. Il y avait une immense bibliothèque et des vitrines larges. Et je ne compris pas de suite quels étaient ces infimes blocs de terre ou de pierre, étalés sur les étagères de verre. Si je n’avais pensé aux promenades à Byrsa avec ma grand-mère et ma mère, à de semblables vitrines dans un couloir du Musée Lavigerie, à des petits morceaux de coupelles déterrées et brisées, à des antiquités, des vases, des statuettes ou des morceaux de parures, je n’aurais pu comprendre que les pâles morceaux de pierre et de terre sur les étagères de verre y étaient en réalité exposés. C’était la « collection du colonel », ainsi que l’expliqua avec ardeur sa femme. Puis s’adressant à moi :
« Ce sont des fossiles. Toi aussi, tu peux en trouver. Il y en a partout… Ici sur la base… Un jour toi aussi tu pourras faire une collection !... »
Et je sentais bien, tandis que ma mère acquiesçait dans une admiration courtoise, langage gracieux des cygnes, des sociétés et des hommes, avec sa sorte d’accent d’Italie de sa mère qu’elle gardait sous notre français familial, et tandis qu’elle ne goûtait en réalité que les dorures, les statues, les cadres bariolés, les couleurs et les excès des formes, que nous étions très loin de chez nous (si cela existe sur la terre) dans cette maison du colonel.
Puis un instant un homme empressé passa, comme une ombre, et discrètement sortit. Petit, un peu rond, vêtu d’une chemise beige et légère à manches courtes, sans uniforme, sans galons, le colonel furtif ne ressembla jamais ainsi à l’idée, imprimée en moi par mon père, d’un monde tout uniment martial, d’ordres, de commandements, de rangées de soldats, de garde-à-vous et de drapeaux. Si je comprenais d’instinct que des couloirs cachés faisaient corps à nos êtres, que les militaires sans aucun doute comme mon père mangeaient et dormaient, j’imaginais cependant un colonel d’essence invisible, ou se matérialisant sous une sorte de blason arboré, et dont il dût conserver quelque signe dans la plus intime et familière des vies, à la façon involontaire dont les héros trahissaient leur nature, d’une trace indélébile, d’une marque entre toutes dans leur être et leur corps, par la substance d’un drapeau, ou le tissu d’un vêtement claquant.
Cependant « la collection du colonel » à elle seule avait anéanti cet univers de mythes, l’emplissant de fossiles dont j’ignorais tout mais qui m’apparaissaient le dévolu plutôt du vieux libraire de la Porte de France, ou de Madame Ida, des salles de classe et de l’école. Et la vitrine de l’entrée de la maison du colonel, pleine de ses blocs pâles et terreux étalés sur les étagères de verre, défaisait tout un monde, fût-il seulement celui de mon père et d’une Armée Française.
Jusque-là glorifiée comme pour une unique parade, fixe et de tout temps tracée sur la terre dans l’antique destin d’une courbe accomplie ou d’histoires sur les lèvres des hommes, cette armée française du colonel se consacrait ainsi à une collection, comme à un jeu ou une curiosité. Et les blocs de terre claire et durcie, plutôt qu’à une France déployée des cartes et des armées, de la géographie et des uniformes de mon père, renvoyait à cette terre sèche et pâle que je connaissais tant, qui était celle déjà de mes jeux à Al-Aouina dans le sol sec et poudreux.
Le soleil dardait. Des lignes sur le sol, des amoncellements, une enceinte, des traces, ou comme un sanctuaire. Alors les arbres, les pierres, la terre sèche et les peurs des serpents semblaient constituer l’arrière-plan immense d’un monde, et qui était la terre et nos vies sédimentées sur la base militaire d’Al-Aouina. Dans cette hypnose et ces jeux, dans cette visée exténuée, primitive et dont je me souviens, dont je suis sûr à présent, les autres côtés au loin, les autres matières, les autres blocs solides des bâtiments hors de vue, les hangars, l’infime bande des installations de la tour de contrôle et des pistes invisibles, à l’existence seule de vrombissement parfois, attestaient d’autres natures des choses, une industrie des hommes se faisant, le métal, les avions, en des âges et des civilisations se juxtaposant, se pressant, s’exerçant près de moi. Et les pierres dans la terre sèche semblaient entretenir avec les arbres, avec la végétation basse et avec la chaleur, comme un chuchotement de leurs connaissances s’ouvrant, ainsi que toutes celles venues de France et des livres, des hommes préhistoriques, des cavernes et du feu.
Et elles faisaient un monde, dont je n’imaginais pas qu’il se replierait lui aussi un jour tel un campement déserté, comme Tunis au loin depuis la base militaire, ni que cet entre-deux où nous vivions à présent, cette manière de préhistoire de la France pour moi sur la base militaire, ne serait elle aussi qu’un instant, qu’un décor bientôt replié et quitté.
Frontispice : Base militaire Al-Aouina, 1053.