lundi 2 décembre 2019

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Images d’aurore — II

2. Les pages, les dessins et les lettres

, Alain Coelho

Toutes les choses ont changé. Tunis, La Goulette, La Marsa, jusqu’à moi-même et l’enfance, et les lieux, et les êtres sont morts.

Si notre vie la plus certaine demeure dans le fond incernable du changement lui-même, il me semble que je suis demeuré, après autant d’années et les pays quittés, à tenter de regarder et comprendre, tandis que les êtres continuaient de se mouvoir et s’épandre. Est-ce l’Abbaye de Fontevraud ? Je me retrouve alors en France, à Marseille, puis en Dordogne, dans la Loire puis l’Ouest, dans cette cellule calme que je connaîtrais bien plus tard et où je dormirais un jour, claire sur le monde bruissant.

Mais il n’y avait pas d’un côté les choses réelles, qui fussent nettes, et de l’autre des représentions, des images, des dessins, de même que les légendes et les histoires à Tunis n’étaient pas exactement irréelles pour moi. Les légendes, les récits en ces années enfuies, les contes et les fictions constituaient un monde sur le monde. Ou plutôt il semblait que les fictions donnaient sur des choses nouvelles, stables, qui existaient enfin, à la façon dont aujourd’hui les personnages jadis inventés par un Shakespeare d’outre-Manche donnent tant d’impressions en Italie encore, à Vérone, tant de réalité à des pensées, à des sentiments, pour des visiteurs venus voir, respirer, et marcher dans la maison de Juliette, après la Piazza dell’Erbe, ou celle de Roméo.

À Tunis, les étoiles alignées sur le tapis de velours dans ma chambre créaient un univers de dessins d’étoiles régulières, identiques et découpées, parfaites avec leurs cinq branches détourées et rangées, existant d’elles seules hors des nuits froides dehors. Et de la même façon les pages, les images, les livres que je ne savais lire encore, les histoires et les dessins créaient un découpage sous les choses, parfois une sorte d’explication du monde.

Ainsi il arriva un jour que des cases d’un album des Aventures de Tintin figurent un barrage militaire, et ce barrage se posa sur un barrage réel. Il l’éclaira de ses formes et de son dessin, de la quiétude des fictions et des pages, de son étrange ingéniosité qui m’apparut enfin, du temps ardemment flottant sur la grande avenue de Tunis, des heures, des infinis passages et des trajets retrouvés entre la Médina, la librairie de la Porte de France, le Marché, la cathédrale, les larges avenues et la base militaire d’Al-Aouina où nous habitions à présent.

J’avais vu cependant le barrage de loin sur la route et sans l’identifier. C’était un barrage de contrôle militaire entre Tunis et Al-Aouina. Dans la voiture, j’étais derrière mon père qui conduisait. Était-ce ma mère devant, à sa droite, sur cette route mi-goudronnée, mi-s’effondrant, dans cette Arabie coloniale des déroutes d’alors ? Et brusquement le barrage militaire, dans sa construction élaborée, se dessina dans mon esprit d’enfant comme une idée. Mon père avait ralenti, puis immobilisé la voiture. Les militaires se tenaient de part et d’autre de rangées de bidons immenses. C’était des bidons de fer comme les poubelles hautes près de la maison contre lesquelles un Arabe, triomphant, édenté et rieur, avait attrapé un jour un scorpion, et l’avait enfermé dans une grosse boîte d’allumettes. Et les bidons étaient dressés et lestés de grosses pierres, en lignes nettes et serrées sur toute la largeur de la route, composant plusieurs rangées, chacune à peine ouverte mais refermant ainsi sa cuirasse d’angles droits ajustés, interdisant toute avancée sans l’escorte des soldats à pied, sans le détour obligé et le ralenti de l’ensemble. Mais j’avais vu cela, j’avais compris déjà, sur des images d’un album de Tintin, et je les reconnus plutôt que je ne découvris le barrage. Certes, le monde des images, s’inspirant de barrages réels, dans la manière de monde à lui tout seul d’un livre dans mes mains, était plus net que ses motifs de départ, ne les imitant pas mais les créant enfin. Les militaires se tenaient en armes, et l’un d’entre eux s’était approché, parlait à mon père au travers de la portière à la vitre baissée. Puis nous sommes passés lentement, mon père manœuvrant au travers des angles des rangées des bidons, sur le goudron large et la poussière de la route, comme au travers pour moi d’une idée et d’images.

Ne sachant lire encore, mais entouré d’albums d’images, de récits et de livres, je côtoyais ces univers familiers et aimés sertis de leurs lettres magiques. Sorte d’orée où j’ai tant pu rêver, belles couvertures en couleurs des aventures de Tintin, livres de géographie et d’histoire, dictionnaires illustrés, cartes des jeux des Sept familles.

Il y avait aussi un jeu très étrange et merveilleux de « connaissances » et de fiches imprimées. Là un robot aimanté tournait sur un miroir entouré de feuilles de couleurs et de cases écrites que je ne savais déchiffrer, qui posaient des questions auxquelles il me fallait répondre, lues à haute voix pour moi par mon grand-père et ma mère lorsque c’était mon tour. Et je les connaissais par cœur, tout autant que leurs réponses justes et heureuses comme en un chapelet dévidé de formules magiques, qui a peint la Joconde ? qui a découvert l’Amérique ? alors fusaient, sur les fiches remises dans le jeu, les noms de Léonard de Vinci ! de Christophe Colomb ! de Gutenberg ! de Bernard Palissy, comme des jets de bannières.

L’écriture « attendait » dans ce monde des images muettes un instant retournées, ainsi que tous les êtres passaient sur la grande avenue, où tous les sons et toutes les langues se croisaient, où chaque pays, dans une sorte de livre de curiosités d’un monde des colonies, continuait d’exister en son envers de lignes indéchiffrées et de connaissances infinies dans la librairie de la Porte de France. Et je connus là ce temps très étrange, immense et oublié, où l’on apprend à lire.

Mais si le fait d’écrire, dans son geste le plus naturel et concret, évoque immédiatement encore pour moi aujourd’hui la matière et le temps alors des cahiers et de l’encre, les pleins et les déliés que je saurais former plus tard en Dordogne (car je n’irais jamais l’école à Tunis), le sentiment premier de lire, au contraire, me renvoie toujours à ce foisonnant monde d’images et de dessins, à des voix (étaient-ce celles qui me faisaient la lecture ?), cependant que demeurent contre moi les signes imprimés et leurs idées muettes. Et ce temps très ténu dans chacune de nos vies, sans doute où je lisais sans savoir lire encore, tâtonnant et rêvant, et dont restent si peu de récits dans les récits des hommes, me revient immense parfois, images, souvenirs, étrangetés et trophées, comme le charme souverain de mes pays quittés.

Je tentais de déchiffrer les enseignes parfois vers la Médina ou vers la Place d’Espagne, à partir de bribes que je croyais comprendre, et certaines étaient en arabe et en hébreu au détour des ruelles de La Goulette au-dessus des échoppes. Avoisinant les écritures pour nous plus « normales » et celles de nos livres, d’autres univers que ceux que je croyais être « l’écriture » semblaient y subsister, dans une sorte d’antiquité indistincte de formes, avoir laissé des marques très anciennes, situées étrangement hors de ma portée et de nos livres familiers, si ce n’était les arabesques en arabe de Tintin au pays de l’or noir.

Il y avait les grosses lettres en bâtons rectilignes, minimales et utilitaires, des panneaux de la base militaire, des camions, des entrepôts et du port de Tunis. Mais je leur préférais l’écrin consacré des journaux au large titre (parfois en italien et parfois en Français, mais je ne connaissais pas la différence), et les couvertures des livres surtout de la vitrine du vieux libraire de la Porte de France, dévolus immédiatement pour moi à l’école où je n’allais pas encore et à la France.

Les lettres du nom de Larousse du gros dictionnaire, trônaient magiciennes sur l’enseigne au dessin esquissé d’un visage de femme de profil, et en regard desquelles les panneaux brefs de la base militaire m’apparaissaient une indication malhabile, une notation manuelle et hâtive. J’aimais aussi les lettres gothiques des imageries pieuses de ma grand-mère, rédigées « en latin », émanées pour moi d’un déroulé angulaire de courbes décorées, de fenêtres de chapelle, de légendes enrubannées et de psaumes sous le grand cadre de Sant’Antonio venu de Padoue dans la chambre de ma grand-mère. Puis tâtonnant enfin face à une sorte de trésor gardé, j’admirais la forme des lettres figurées sur d’illisibles et anciens parchemins dessinés, sorte de secret gardé et de portes s’ouvrant aux initiés bientôt, ainsi que la belle couverture illustrée du Secret de la Licorne, avec son très mystérieux titre qu’on déchiffrait pour moi sur son fond de papier beige déroulé, de la douce couleur de la nappe de tissu des petits déjeuners du matin.

L’écriture et l’école étaient ainsi promises dans le lointain. Et l’écriture et l’école semblaient résider alors dans la langue française, s’étendre sur le parvis de la cathédrale Saint-Vincent-de-Paul, dans la boutique du vieux libraire, dans l’attention si belle et bienveillante de Madame Ida, silhouette merveilleuse de Pénélope rêvant sur un culte de livres comme un palais d’Ithaque, dans le volume lourd aussi, et attrayant pour moi, du dictionnaire Larousse dans une pièce de la maison, et dont je parcourais les pages et les illustrations.

Planches en couleurs, drapeaux, costumes, reproductions millimétriques et dessinées d’oiseaux, de poissons, ou encore images de tableaux et de cathédrales s’assemblaient dans mon esprit, comme j’assemblais aussi sous mes doigts toutes les cartes à jouer dessinées devant moi, se répondant enfin, des personnages des jeux de Sept familles. Et dans ce même dictionnaire que je ne savais lire encore, les promesses de l’école, de l’écriture, des bonheurs de papier du vieux libraire et du regard des adultes, semblaient attendre au travers de la langue française, sur les reproductions révérées par mon grand-père et ma mère de Michel-Ange, de Delacroix, de Léonard de Vinci, et jusque sur la forme, promue par ma mère en merveille du monde à l’égal d’un temple grec, de « la cathédrale de Milan ».

Les livres en français trônaient à la maison et chez mes grands-parents, où ma grand-mère cependant continuait de parler italien, ou encore à l’entrée de la Médina dans la boutique du vieux libraire devenue une sorte d’antichambre heureuse pour moi de l’écriture. Histoires en français, bonheur gourmand et impression très étrange et silencieuse de culture des adultes, sentiment de l’école où je n’allais pas, découpages, images, papier, dessins et photographies en couleurs, il y avait dans les livres maint univers s’emboîtant, mondes à la fois de raison, de connaissances et de magies, dont aussi les piétés religieuses venues d’Italie, chères à ma grand-mère et à ma mère, de pèlerinages, de grottes de Lourdes en France ou de Fatima que j’ignorais dans un Portugal dont j’ignorais tout à Tunis, et que j’associais plutôt au nom entendu de Fatma ou à la main arabe du bijou de Fatima.

Il y avait les cartes de géographie, les beaux albums enfin dessinés de Tintin, avec au dos des couvertures le grand écriteau figuré et tenu par des poteaux, troncs d’arbres plantés dans le sol et dans l’herbe d’une Europe ou d’une Amérique lointaine, et qui affichait des listes de signes écrits, des objets disparates venus en trompe-l’œil d’autres albums encore de ces innombrables aventures de Tintin. Et dans le fil de ces images, comme en celles du barrage militaire que je reconnaissais, un monde d’Arabie apparaissait parfois, et je le voyais tout autour de moi à Tunis.

Car ce monde, sans aucun doute canonique des colonies et d’une Europe de Tintin, donnait en retour son charme et le mystère de ses récits à l’Arabie aussi de Tunis s’il n’en était qu’une émanation large et flottante, à ces silhouettes entrevues et fixes sur la page de femmes arabes drapées, et prenait sa place très étrange de plaisir enfantin, et de culture cependant, dans l’assentiment comblé de Madame Ida, de mon grand-père et de ma mère, du vieux libraire enfin. Les adultes lisaient pour moi et s’exclamaient aux noms de Tintin, du Capitaine Haddock, de Milou, sur l’étrangeté se mouvant tout autour de l’Arabie de Tunis. Et l’écriture alors, tandis que je ne la déchiffrais pas, dans laquelle se déposaient toutes les aventures dont celles de Tintin étaient les plus chatoyantes pour moi, imprima en cette façon aussi d’avant-poste des dessins et des histoires, des plaisirs, des paroles et des joies, sa marque particulière en moi.

Les autres livres certes continuaient leurs silencieux et irrésistibles appels, d’être teintés du chant des héros, du voyage d’Ulysse, des gestes déployés et de traces des merveilles, de photographies, de siècles lointains, de Mycènes, de Crète et de lieux disparus. Dans le sanctuaire heureux de la librairie, changeant parfois selon l’assistance et les heures du jour, le calme feutré et les vies silencieuses de la matière même du papier semblaient préserver le cœur et la beauté de toutes les histoires apaisées, de traversées infinies, des attentes, de la laine tissée d’Ithaque et des pays quittés, avec toujours la nuit et la douceur bordant la cité de Tunis dans quelque imagerie d’orient.

Formes, dessins, couleurs, lignes de textes imprimés. Des étoiles dessinées apparaissaient dans les livres ainsi que sur la nuit de velours du tapis au-dessus de mon lit, c’était sur des pages du ciel peint de la Sainte-Chapelle de France ou sur les fresques des tombes de la Vallée des Rois, d’une lointaine Égypte qui nous était plus proche en réalité par la géographie et nos vies que la France.

La ville de Tunis semblait s’y étendre, infiniment grande, immobile parfois et brusquement inconnue. Les ruelles débouchaient sur la joie de passages et des pans de lumière, des pierres blanches et silencieuses, des maisons effondrées, des avenues et des magasins, sur l’éclat des voix, sur les vitrines hautes et les pas dans la poussière dans le sol. Et revenu des dédales, j’aimais retrouver les rames de papier et les crayons, l’odeur lisse des couvertures glacées, les étiquettes de couleurs, les grandes feuilles de buvard rose ou bleu que le vieux libraire recoupait aux ciseaux en rectangles plus petits à usage de sous-main, et je contemplais sans fin la peau fine tombée du buvard ébarbé, comme celle d’une membrane ou de ouate de laine.

Les cartes de géographie occupaient tout un mur, et offraient un culte étrange de couleurs, de silence, de surfaces et de traits. Le vieux libraire revenait, souriait, présentait à ma mère de nouveaux blocs de papiers à lettres, et la librairie tout autour avait l’éternité du papier et des livres. Il faisait chaud. Les mots étaient nets dans les chuchotements heureux. La durée était fluide, mouvante, imprégnant tout mon corps du papier ébarbé des buvards tandis que je regardais longtemps les dictionnaires et les livres d’images.

Des cartes à jouer, neuves, venues d’Europe, trônaient sous l’estampille d’un héron, étaient dites « lavables », sommet de curiosité, magie d’Amérique, de France et d’un monde moderne. Dans l’enthousiasme de l’enfance, je ne doutai pas que le sens dévolu à ces cartes lavables, le véritable jeu, fût de les laver, ainsi que les flacons de verre, sans cesse repris et plongés dans l’eau, avec les petites filles et les femmes arabes sur les rebords de pierre du lavoir.

– Oui, tu peux les laver », avait répété le vieux libraire, parcourant de son doigt la surface lisse des cartes et les retournant.

Les fines cartes glissaient, aux dos identiques et glacés de croisillons écossais. Le carton lisse et la finesse luisante des cartes avaient une perfection un peu froide, mais à laquelle la chaleur d’engouement de nouveauté suppléait, ainsi que pour tous les objets en cette matière plastique qui commençait d’apparaître, mi-cellophane, mi-paroi, d’un verre très léger et solide, sans épaisseur bien nette, et translucide parfois. Nous en eûmes un paquet à la maison.

Du moins, je me souviens que je passai un jour une carte sous l’eau, lentement, le robinet ouvert. C’était étrange. En réalité les cartes s’écornaient, gonflaient à leurs angles, et l’eau commençait d’imbiber légèrement le carton dans son enveloppe si lisse et glissante. Et la substance plus ancienne et rugueuse du carton semblait emprisonnée dedans, commençait à s’élargir et s’accroître sous la pellicule fine et compressée des cartes lisses et glacées, imparfaite, défaillante, devenue inexacte au regard de tous les mots prononcés et écrits cependant de « lavables ».

Accordant au langage certes l’immensité des songes et des continents vastes, j’avais confondu des cartes qu’on puisse nettoyer avec un jeu nouveau qui fût de les laver. Mais une étrangeté brutale, ainsi que le carton apparu et grossissant aux angles, était en retour cette joie du vieux libraire qui me montrait les cartes, et qui avait déchiffré, triomphant, l’indication écrite comme une clé des trésors, sous le signe du héron dessiné, de ces « cartes lavables ». Et le ravissement des adultes brusquement devenait enfantin à son tour, commença d’entrer pour moi en des couloirs éteints.

Les cartes des jeux des Sept familles, anciennes sans doute et très souvent manipulées, si elles étaient épaisses, mates, semblant émanées d’un autre monde que la fine surface des cartes lavables et lisses, fusaient aussi entre nos mains, mais ce n’était pas de la matière glissant de leur fines surfaces, plutôt qu’une sorte de jet heureux des noms triomphants et lancés, le fils Pékin ! la mère Fakir ! Le dessin des personnages gravitait dans mes doigts, venu d’un monde de pays explorés, parés de couleurs et d’étrangetés édifiantes, avec les Indiens de la famille Mohican, l’Afrique de la famille Sénégal, l’Inde des fakirs, la Chine des pagodes et de cerfs-volants, le Pôle Nord des ours et des igloos, les cow-boys encore de la famille Texas et le dessin de leurs chemises à carreaux comme les croisillons d’envers des fines cartes lavables. Le nom des personnages du jeu était imprimé sur chacune des cartes. Je le reconnaissais plutôt que je ne savais le lire. Et ces noms, que je pouvais prononcer ainsi sans erreur, demandant à voix haute ceux des cartes qu’il me fallait pour « faire une famille », gardant aussi ceux que je savais avoir déjà dans mon jeu, avaient le charme des contes, des récits, mais aussi des livres de géographie et de dessins de couleurs, des pays et des images.

« – Je demande le père Lapon.
– Pioche !
– Mauvaise pioche !...
– À mon tour. Je demande le grand-père Lapon.
– Pioche ! »

Quelquefois sur le sol ou le lit j’étalais les cartes, les posant l’une contre l’autre, examinais longtemps les personnages dessinés de chacune des familles, deux enfants, deux parents, deux grands-parents. Un monde d’atlas condensé et de pays lointains s’assemblait, à la manière de cellule aussi de toutes les familles, faciles à identifier, signes enfantins d’une Chine d’alors, de l’Inde des Maharajas, de l’Afrique noire, de l’Amérique des Peaux-rouges ou d’un pays des Esquimaux. Et les familles et les pays se déployaient en une suite d’images, de costumes, de visages, de gestes, de sourires et de décors différents.

Je déplaçais les cartes et les juxtaposais. Alors une scène réapparaissait. Les lettres s’emboîtèrent-elles ainsi un jour dans mon esprit ? Car les cartes par famille composaient chaque fois une sorte de fresque suivie dans laquelle les personnages eux-mêmes se trouvaient reliés aux autres, au travers de mêmes lieux, dans un même décor, et constituaient tous ensemble, mis bout à bout, une sorte d’histoire déroulée, un instant interrompue dans le cadre seul de chacune des cartes, animée à nouveau dans l’ensemble.

Pour la famille Nomade, qui tenait lieu en réalité d’une très indistincte et non-dite « famille arabe », l’âne gris près de la fille Nomade était aussi celui dont le mufle retroussé était dessiné sur une autre carte, et mordait, et tirait dans ses dents la culotte du fils Nomade, tandis que celui-ci, le fils Nomade, dans sa propre carte seule, vainement s’agrippait à un arbre, essayait d’y monter pour échapper à l’âne. Doux bonheur déposé sur les jours et les mouvements, sur les bruits de la ville, sur les voitures et sur les vitrines. L’acuité des adultes, et cette étrange enfance aimée qu’ils nous renvoyaient, était-elle de préparer des histoires et des scènes, de les avoir brouillées dans le jeu sans fin de les voir apparaître ? Un monde de papier, de couleurs, de vitrines, de magasins et d’histoires, de livres et d’écriture faisait cette célébration, cette jouissance très sérieuse et précieuse. S’y trouvaient rassemblés, dans une science infinie dont je ne doutai pas, les mots que je voyais écrits et ne comprenais pas, mais qui s’ajusteraient un jour dans l’infiniment grand et dans l’infiniment petit, comme les cartes des différents personnages assemblés et les formes trouvées.

La librairie changeait avec des parutions nouvelles et la décoration des vitrines. Dehors, aux premiers jours de l’année nouvelle que nous fêtions à Tunis à l‘instar d’une Europe dont je ne connaissais encore de l’hiver que des images de neige, de sapins en forêts, de veillées de cheminées, des pochettes de disques de chorales venus d’Allemagne, des guirlandes et petits personnages en matière plastique de bûcherons en manteaux de fourrure, la librairie distribuait de petits calendriers parfumés, faits d’un carton replié. Parfois, c’étaient d’étranges petits livrets qui imitaient la forme d’un dictionnaire, avec le dessin de pages tournées dans un rebord en bas, leur masse épaisse figurée comme celle d’un livre, imprimée en un trompe-l’œil grisé qui imitait la tranche et l’ombre accumulée de toutes les pages déjà consultées et tournées.

Je levais la tête. Au-dessus, l’enseigne de la librairie était ce même petit dictionnaire mais agrandi et bombé, luisant, éclairé dès que le jour tombait et devenu un bloc énorme de lumière, de plastique net contenant la lumière et les formes dilatées d’un livre de jouet. Joie, magies, qui répondaient en leur manière d’univers de cadeaux aux magies religieuses de Noël, à la Madone bariolée dans sa boule de verre dans la chambre de ma grand-mère, aux sujets en plâtre du petit Jésus et des crèches de la vieille église Santa-Croce de la Médina, ancienne église des Italiens d’avant la Cathédrale Saint-Vincent-de-Paul et d’avant les Français, et où ma grand-mère m’emmenait à Noël, où elle cherchait d’instinct sans doute quelque très ancien et retrouvé Natale des Italiens, des Siciliens ou des Maltais de Tunis.

J’y retrouvais les couleurs, les lumières, le charme des enseignes et des guirlandes de la grande avenue. La vieille église Santa-Croce baignait tout entière dans l’Arabie de la Médina, à la différence de la cathédrale. Et, avec sa crèche immense venue de Naples, répandue en des sortes de collines et de monts tels le Vésuve de ma grand-mère, elle entrait pour moi dans les lumières du soir d’une Arabie se fermant. Des splendeurs continues de dédales poursuivis reliaient ainsi la cité, une Tunis des livres et de la librairie encore éclairée sur la grande avenue avec ses cadeaux et ses enluminures, les fêtes d’Europe, les noms, l’enseigne éclairée de Larousse, les livres et l’écriture, les bougies allumées dans l’église, le papier, les images et le bonheur du soir.

Parfois sur la grande avenue je contemplais l’enseigne éclairée de Larousse comme une réplique magique, un double immense et volumineux du carton imprimé que le vieux libraire m’avait donné, un reflet du petit carton replié dans mes doigts. C’était le profil de cette femme irréelle qui m’apparaîtrait bien plus tard comme un concentré de dessins d’un Mucha, enveloppée elle-même dans les formes esquissées de ses cheveux flottants. Dans ses mains effilées, des dessins et des lettres de l’alphabet se mêlaient. Pétales, feuilles ? pollens, vents et poussières d’Europe ? Elle les déployait sur la rue, sur les heures, sur les lumières, sur le langage semblait-il, sur ces lettres qui flottaient, sur les villages et les villes de France dont je ne connaissais que les noms, Marseille, Paris, ou La Rochelle enfin dont parlait tant mon père, avec sa « tour des quatre sergents », un monde de mousquetaires, de cardinaux aux robes écarlates et d’épées, comme des dessins de fleurs et de lettres effilées, telles celles des enseignes en anglaises des pâtissiers, de reliures dorées et de livres précieux.

Tous les êtres continuaient de passer sur la grande avenue vers la grande arche de pierre de la Porte de France, les Arabes, les Maltais, les Grecs, les Espagnols, les Siciliens, les Russes, sous l’enseigne éclairée dans le soir. La femme de l’enseigne tenait une plante, dont j’ignorais la tige et la forme de pissenlit, venue d’une France des humidités et d’une terre épaisse que je ne connaissais pas. Et, soufflant sur la fleur dessinée, le visage de profil de la femme semblait répandre sur l’enseigne puis dans l’air, comme sur le dessin du petit carton que je tenais dans mes doigts, de fines poussières de pollens et de lettres qui étaient sa substance, l’intérieur sans doute de son être de femme et de lettres cependant, dessinées, esquissées, disparaissant. Puis l’enseigne s’allumait à nouveau chaque soir. Il semblait que la femme dessinée soufflait sur de petites et très lointaines étoiles, hors de portée, et sur la cité de Tunis, telle que je la quitterais bientôt, une nuit, pour la France.